
Augmentés, animés, enrichis, interactifs, transmédiatiques : certains livres numériques modifient en profondeur les pratiques de lecture. Plus qu’un texte, moins qu’un objet physique, ils redéfinissent la notion même de livre. Pourtant, en France, l’édition numérique se cherche encore et peine à convaincre un vaste public. Malgré les innovations, la continuité avec le livre traditionnel reste de mise pour ne pas perdre un lectorat attaché au papier.
L’édition numérique, un laboratoire d’expérimentations commerciales
Malgré des discours parfois alarmistes sur la fin supposée d’une culture du livre papier(2)On pourra lire, par exemple, Olivier Larizza, La Querelle des livres, Buchet-Chastel, 2012, ou Jean-Claude Carrière et Umberto Eco, N’espérez pas vous débarrasser des livres, Grasset, 2009., le marché numérique se cherche encore en France. Il s’y développe même moins rapidement qu’aux États-Unis ou au Japon(3)« Baromètre 2014 de l’offre de livres numériques en France », étude de l’institut KPMG. Consultable à l’adresse : https://www.kpmg.com/FR/fr/IssuesAndInsights/ArticlesPublications/Documents/Barometre-2014-KPMG-Offre-de-livres-numeriques-en-France.pdf. L’un des freins majeurs évoqué par les intervenants de la table ronde serait le prix, jugé trop élevé et dissuasif : « Le livre numérique doit être moins cher que le livre papier. On est dans une civilisation du livre, il y a une sacralité de l’ouvrage que vous tenez entre les mains », affirme Stéphane Marsan, fondateur des éditions Bragelonne. Fabien Sauleman, de l’application de lecture Youboox, l’explique par la remise en cause dans le domaine numérique du sentiment de possession lié au livre imprimé : « Les personnes ne veulent pas d’un achat à l’acte, elles veulent payer pour un accès, un accès illimité ». De nombreuses études viennent confirmer la disparition du sentiment de propriété face aux biens culturels dématérialisés et révèlent des attentes fondées sur le modèle de la gratuité. Repenser les modes de commercialisation est un chantier prioritaire, bien que la valeur d’usage du livre numérique reste encore incertaine. Les expérimentations fleurissent afin de créer un marché et gagner en visibilité dans un univers où l’attention est une denrée rare. Bragelonne met ainsi en œuvre des stratégies commerciales flexibles et réalise aujourd’hui 15 % de son chiffre d’affaires sur le numérique. Youboox a instauré un modèle de lecture en streaming, inspiré de Deezer ou Spotify. Les éditions interactives L’Apprimerie rematérialisent le fichier numérique sous la forme d’une « carte à lire » vendue en librairie.
Nolwenn Tréhondart
maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication
Après un parcours professionnel d’une dizaine d’années dans le secteur de l’édition, Nolwenn Tréhondart a mené une thèse sur les enjeux de création, de production et de réception liés au livre numérique enrichi : conditions d’émergence sociotechniques et socio-économiques de la production ; imaginaires de conception véhiculés par les éditeurs, auteurs et développeurs ; nouvelles formes éditoriales et figures de la lecture numérique ; étude des pratiques en réception. Elle est aujourd’hui enseignante-chercheuse à l’Espé de l’université de Lorraine.
Respecter les codes du livre
Mutations de l’objet-livre et littératures numériques
Comment définir l’objet « livre numérique » ? C’est, avant tout, un fichier, un texte programmé, aux formats divers (ePub, Mobi, Pdf). Il offre la plupart du temps une réplique homothétique de son parent papier –son contenu et son usage restent similaires, par une proximité avec les codes graphiques de l’imprimé et une ergonomie respectant le geste de feuilletage. Il vient répondre à des besoins désormais identifiés chez les lecteurs : la possibilité d’un accès immédiat, une forte capacité de stockage – son côté « bibliothèque » –, ou un usage s’inscrivant dans les espaces interstitiels de la mobilité (lecture dans les transports). À cette rhétorique de l’accès, de l’immédiateté, s’ajoute souvent l’idée que le livre numérique favoriserait de nouveaux modes d’appropriation du texte, plus fragmentés, sous l’angle d’une lecture vagabonde, voire d’une « pseudo-lecture ». Pourtant, le succès des romans longs sur liseuses témoigne de l’existence de pratiques immersives sur les supports numériques. À rebours des idées reçues, les adolescents adopteraient, par exemple, une démarche similaire sur papier ou en numérique pour lire un ouvrage de fiction(6)P. Barbagelata, A. Inaudi, M. Pelissier, « Le numérique, vecteur d’un renouveau des pratiques de lecture, leurre ou opportunité », in Études de communication n° 43, 2014..
ARTICLE DE NOLWENN TRÉHONDART
PARU INITIALEMENT DANS LECTURE
References
1. | ↑ | F. Benhamou, Le Livre à l’heure numérique. Papier, écran, vers un nouveau vagabondage, Le Seuil, 2014. |
2. | ↑ | On pourra lire, par exemple, Olivier Larizza, La Querelle des livres, Buchet-Chastel, 2012, ou Jean-Claude Carrière et Umberto Eco, N’espérez pas vous débarrasser des livres, Grasset, 2009. |
3. | ↑ | « Baromètre 2014 de l’offre de livres numériques en France », étude de l’institut KPMG. Consultable à l’adresse : https://www.kpmg.com/FR/fr/IssuesAndInsights/ArticlesPublications/Documents/Barometre-2014-KPMG-Offre-de-livres-numeriques-en-France.pdf |
4. | ↑ | A. Gaudreault, P. Marion, « Cinéma et généalogie des médias », in Médiamorphoses, 2006. |
5. | ↑ | Pour en savoir plus sur les imaginaires éditoriaux liés au livre numérique enrichi, voir : N. Tréhondart, « Le livre numérique enrichi : un hypermédia en construction. Enquête sur les représentations des éditeurs », Actes de la conférence internationale H2PTM’2013, Hermes, 2013. |
6. | ↑ | P. Barbagelata, A. Inaudi, M. Pelissier, « Le numérique, vecteur d’un renouveau des pratiques de lecture, leurre ou opportunité », in Études de communication n° 43, 2014. |