Posté le

La réception des séries par les jeunes

L’écriture de fanfictions, comme son nom l’indique, est l’apanage des fans. Mais qu’en est-il plus généralement des simples amateurs ? Comment explorent-ils les univers qui leur plaisent ? Pour le savoir, Sarah Sépulchre a interrogé 55 jeunes. Si leurs pratiques sont moins spectaculaires, elles révèlent d’autres types de rapport aux œuvres.

Le transmédia n’est pas (encore) entré dans les mœurs

Le terme de « transmédia » n’a jamais spontanément été employé par les répondants de l’étude. La plupart demandait des éclaircissements lorsque le terme apparaissait dans les questions. Très peu d’amateurs tentent de prolonger l’univers fictionnel sur internet, pourtant fortement lié au transmédia depuis le livre Convergence Culture de Henry Jenkins (2006). Les téléspectateurs se connectent soit pour télécharger les épisodes, soit pour trouver des informations sur la série, les acteurs ou les horaires de diffusion, soit pour obtenir des explications sur l’intrigue. La recherche d’éléments fictionnels reste une pratique rare et ponctuelle. Certains affirment, par exemple, regarder des webisodes1Les webisodes sont des épisodes courts, complémentaires aux épisodes traditionnels d’une série, diffusés sur internet, par exemple entre deux saisons. liés à la série Cougar Town, consulter le blog d’un personnage de How I Met Your Mother, ou le site de Gossip Girl. La plupart d’entre eux évoque plutôt les fanfictions, qu’ils avouent avoir déjà lues sans vraiment les apprécier pour des motifs variés – pauvreté d’écriture, choix insatisfaisant ou déception par rapport à l’œuvre originale.

Prolonger la série par les livres

Quand les amateurs de séries consomment des prolongements d’un univers fictionnel, il s’agit principalement de livres. Ils ne distinguent d’ailleurs pas les novellisations et les romans initiaux adaptés. Ils mentionnent ainsi de façon égale les œuvres issues de Plus Belle la Vie ou de Supernatural que les tomes de Game of Thrones, Vampire Diaries ou The Walking Dead. Ils évoquent également les films, les spin-off2Une série dérivée d’une autre, prenant souvent pour héros un personnage secondaire de l’œuvre originale (Angel est dérivée de Buffy contre les vampires, par exemple). ou les DVD des séries. Ce dernier cas est intéressant, car il ne s’agit pas véritablement d’éléments transmédiatiques, mais juste d’un changement de support. Cependant, un amateur de Game of Thrones explique avoir acheté les DVD afin de faire des arrêts sur image pour mieux apprécier les détails des décors, des costumes et des armes, ce qui peut être considéré comme une forme d’approfondissement de l’univers.

Cependant, ces pratiques transmédiatiques ne sont pas toujours significatives. Par exemple, une amatrice de Plus Belle la Vie ne sait pas si la série et les novellisations sont concordantes car elle ne se souvient pas des intrigues : elle les consomme et les oublie aussi rapidement. Beaucoup expliquent qu’ils ont acheté les livres (Games of Thrones, Vampire Diaries, Gossip Girl, X-Files), mais se sont arrêtés au premier volume car il leur avait déplu. Une grande lectrice de romans liés aux univers des séries qu’elle regarde, elle, est constamment déçue par ces ouvrages. L’étudiante qui a consulté le blog de Barney, de la série How I Met Your Mother, l’a juste trouvé « marrant ». Les spectateurs peuvent donc consommer des supports prolongeant le plaisir d’une fiction sans y accorder de valeur.

Le transmédia n’est pas là où on pourrait l’attendre

Visiblement, les amateurs de série ne sont pas encore accoutumés aux supports transmédiatiques mis à leur disposition par les producteurs. Néanmoins, ils construisent parfois leurs propres développements en associant à l’univers des éléments que les auteurs n’avaient pas prévus.
Une étudiante se renseigne par exemple sur les acteurs pour vérifier si les couples de fiction existent réellement. Savoir si les comédiens s’aiment, s’apprécient ou se détestent lui permet de savourer différemment les récits. Cependant, effectuer ce genre de recherche a conduit une fan de Private Practice à remettre en question son attachement à la série après s’être abonnée à la page Facebook de l’actrice principale. Le décalage ressenti entre la personnalité de l’actrice (fleur bleue) par rapport à celle de son personnage (très cynique) a introduit une dissonance impossible à résoudre pour cette spectatrice.

Une étudiante se renseigne par exemple sur les acteurs pour vérifier si les couples de fiction existent réellement

La plupart du temps, les individus interrogés collectent des informations sur l’univers de la série : l’un a rassemblé de la documentation sur la période de la prohibition en regardant Boardwalk Empire, un autre sur les troubles de la personnalité dont souffre le personnage principal de United States of Tara, un troisième sur les clubs de motards de Sons of Anarchy. Un amateur de Breaking Bad se promène régulièrement dans les rues d’Albuquerque sur Google Earth afin de mieux capter l’ambiance de la fiction.
Enfin, les répondants incluent des éléments créés par des auteurs non officiels à l’univers de la série. Les fanfictions, abordées précédemment, rencontrent un succès divers selon les téléspectateurs. Pour une fan de la série musicale Glee, les fanvids (montages vidéos réalisés à partir des images d’une série et partagés sur Youtube) constituent l’élément le plus intéressant de la série. Elle choisit en effet les auteurs qui aiment les mêmes personnages qu’elle et proposent des perspectives qui lui conviennent. Le fanart, principalement des dessins, alimente la connaissance de la série d’un répondant, qui trouve que les ambiances créées par les fans sont plus abouties que les décors officiels.

Il apparaît que les productions créatives qui découlent des séries ont une importance capitale pour le public. Les séries développent ainsi l’imagination et les pratiques d’écriture. Plusieurs inventent des dialogues ou font des rêves éveillés inspirés par les personnages ou les intrigues. Une étudiante particulièrement sensible à la musique dans les fictions recrée des scènes imaginaires quand elle écoute les morceaux.
Une fan écrit des fanfictions ou crée des GIF (images animées) qu’elle partage sur internet. Une jeune femme a composé un poème pour exprimer le deuil qu’elle a ressenti à l’arrêt de la série Kaamelott. Pour elle, ce texte est connecté à la série, même si personne ne peut faire le lien.

Des « braconniers » de la culture

Le transmédia n’est donc pas une pratique répandue parmi les spectateurs ordinaires de séries. La consommation d’éléments transmédiatiques ne vise pas toujours à alimenter l’univers fictionnel, mais plutôt à assouvir une curiosité ou à proposer un substitut en attendant la saison suivante. En cela, les jeunes rencontrés se distinguent des fans étudiés par Henry Jenkins, qui recherchent activement les prolongements et qui s’investissent dans les mondes fictionnels. Cependant, les amateurs de séries construisent parfois leur propre récit transmédiatique en intégrant dans l’univers des éléments a priori étrangers. Michel de Certeau3Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Gallimard, 1990. avait déjà énoncé cette comparaison : les consommateurs ordinaires de culture sont des « braconniers » qui détournent les textes ou n’en font pas ce qui est attendu.

Les mondes fictionnels sont autant alimentés par les auteurs officiels que par le public

Le transmédia ne doit donc pas être limité à sa compréhension actuelle. Les mondes fictionnels sont autant alimentés par les auteurs officiels que par le public, qui s’approprie parfois très personnellement des univers sériels. Cette pratique s’inscrit dans la continuité de travaux antérieurs sur les usages des lecteurs, toujours plus créatifs que prévus. Les pratiques culturelles des « gens ordinaires » permettent de nuancer les propos des travaux sur les fans – qui pourraient par exemple laisser croire que tout le monde consomme du transmédia. Se pencher sur les appropriations que des publics moins investis développent à partir des productions culturelles (ici des séries) prouve qu’elles sont déjà complexes et riches, même si elles semblent de prime abord moins extraordinaires que les usages des fans.

ARTICLE DE SARAH SEPULCHRE
PARU INITIALEMENT DANS LE N°153 DE LECTURE JEUNE, TRANSMEDIA, CROSSMEDIA, 2015

Sarah Sepulchre

Docteure en sciences sociales
Sarah Sepulchre est chargée de cours à l’école de communication de l’université catholique de Louvain (Belgique). Elle y enseigne les méthodes de recherche, l’analyse des médias et la culture médiatique. Ses recherches portent principalement sur la fiction télévisuelle, la construction des personnages télévisuels, les relations entre réel et fiction dans les séries, les études de genre appliquées aux séries et les pratiques scénaristiques.

Méthodologie de l’enquête

Basé sur l’intuition que les récits transmédiatiques permettent de prolonger les mondes fictionnels, comme l’a montré Henry Jenkins à propos de Matrix, et approfondissent l’immersion dans un univers, l’étude présentée dans cet article sur les usages des spectateurs de séries télévisées vise à comprendre comment les amateurs − et non les fans − consomment ces récits et en exploitent les potentialités. Cinquante-cinq personnes, principalement des étudiants en communication de l’université catholique de Louvain, ont été interrogées lors d’entretiens semi-directifs dont les résultats, développés dans cette synthèse, ont été analysés thématiquement et qualitativement.

Références

  • 1
    Les webisodes sont des épisodes courts, complémentaires aux épisodes traditionnels d’une série, diffusés sur internet, par exemple entre deux saisons.
  • 2
    Une série dérivée d’une autre, prenant souvent pour héros un personnage secondaire de l’œuvre originale (Angel est dérivée de Buffy contre les vampires, par exemple).
  • 3
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Gallimard, 1990.