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Entretien avec Alain Nevant (Bragelonne)

C’est pour donner une légitimité à la fantasy qu’Alain Névant a co-fondé Bragelonne, avec Stéphane Marsan. Depuis près de 14 ans, ils proposent des publications de fantasy pour un large public. Avec Sonia de Leusse-Le Guillou, directrice de Lecture Jeunesse, il dresse le bilan.

Sonia de Leusse-Le Guillou : Alain Névant, vous êtes co-fondateur de Bragelonne, une maison d’édition de fantasy. Cette étiquette n’est-elle pas restrictive ?

Alain Névant : Non, au contraire. Ce genre ne date pas du 20e siècle. La fantasy est la plus vieille littérature au monde (avec des récits comme celui de Gilgamesh, par exemple). Le terme vient du grec fantasia/fantasma et signifie « rendre manifeste ». La fantaisie est donc une projection de ce que l’on a dans la tête et que l’on vise à extérioriser. La fiction n’est autre qu’une façon d’ordonner, de figer, cette fantaisie. Je voudrais rappeler que, jusqu’à l’époque des frères Goncourt, le terme n’était pas galvaudé ! C’est entre les deux Guerres mondiales qu’il s’est édulcoré.

SLG : A quel moment vous êtes-vous familiarisé avec cet univers ?

AN : Mon premier contact avec la lecture s’est établi avec les comics de chez Marvel (StrangeTitanNova), et s’est poursuivi avec Asterix, bande-dessinée de fantaisie, puisqu’Obélix boit de la potion magique ! Puis j’ai été voir Star Wars à 7 ans, au cinéma. Je suis de la génération des premiers anime (Goldorak), des premiers jeux vidéo (Space InvadersPac-Man), des jeux de rôle (Dungeons & Dragons), sans que jamais, le terme de « fantaisie » n’ait été prononcé, alors même qu’elle était omniprésente.

SLG : Comment vous êtes-vous intéressé à la « fantasy » au point d’en devenir spécialiste ?

AN : Après des études de psychologie, j’ai finalement bifurqué vers des études d’anglais. C’est pendant cette période que j’ai lu tout ce que j’ai pu avec une véritable boulimie : je dévorais 3 romans par jour et un essai tous les deux jours. En 4 ans, j’ai dû lire plusieurs milliers de titres. Le choc fut ma rencontre avec les textes de William Blake et des romantiques anglais dont je suis devenu spécialiste. Intrigué, j’ai contacté les éditeurs du monde entier qui publiaient de la fantasy et de la Science-fiction et j’ai décidé de faire une thèse sur le ludique dans la littérature de fantasy post Tolkien1Le genre de la fantasy a disparu pendant environ 20 ans après Tolkien.. Je me suis rendu compte qu’il fallait différencier le terme fantasy du genre et du label –  84 répertoriés par mes soins dans le monde –, qui ne renvoient pas tous les trois aux mêmes acceptions. Puis j’ai contacté 200 auteurs qui ont répondu à mon questionnaire visant à comprendre pourquoi la fantasy était présente partout dans le monde sauf en France.

A travers la correspondance d’un certain nombre d’auteurs, j’ai découvert le courant de la fantasy au 18e siècle, c’est-à-dire la littérature de l’âme, de la joie 2à l’époque en opposition à la littérature du corps et de la souffrance.)

SLG : Quelle est votre interprétation du phénomène ? 

AN : Tout se passe comme si un basculement s’était opéré dans l’édition à la fin du 19e siècle. En voici un exemple : quand leur éditeur les ont lâchés et que le format du feuilleton a commencé à disparaître en Angleterre, Stevenson, Kipling ou Barry se sont réfugiés dans la littérature jeunesse, un genre mineur dont on se moquait. Or ces auteurs ont continué à écrire pour les adultes. Ils ont juste déguisé leurs textes pour faire croire qu’ils s’adressaient à des enfants. En France, à la mort des frères Goncourt, auteurs de fantastique, de fantasy, leur prix a été récupéré pour récompenser des œuvres qui s’éloignaient de l’imaginaire – pour mémoire, le premier Prix Goncourt en 1903 a récompensé Force ennemie3John-Antoine Nau, Force ennemie, Max Milo, 2010., de John-Antoine Nau, qui est le récit d’une subtile invasion extra-terrestre. La littérature de genre, qu’on dit aujourd’hui populaire, était à l’époque celle qui se lisait partout. Au 18e et 19e siècles, la littérature de genre était LA littérature générale. Partout, le basculement a été violent, mais s’est rétabli de lui même. Sauf en France qui est culturellement en décalage avec le reste du monde !

SLG : Comment expliquez-vous ce repli du genre sur lui-même ?

AN : La constitution en un genre correspond à une volonté de tout identifier, classifier, mais cette catégorisation ne vient pas des lecteurs ; elle est issue du catalogage et aide les prescripteurs. La fantasy, telle qu’elle s’est reconfigurée après Tolkien, s’est définie par rapport à la mythologie arthurienne. Un autre pan de la fantasy, moins spécialisé, s’est perdu dans la littérature générale où il a pris l’étiquette du réalisme magique, qui lui conférait plus de sérieux, et lui donnait une légitimité plus… universitaire. Même s’il n’y a qu’un genre éditorial dans un rayon spécifique qui regroupe tous les labels, la fantasy est en fait disséminée partout.

SLG : Compte tenu du contexte que vous décrivez, la création de Bragelonne revenait à fonder une maison d’édition de littérature populaire, dénigrée et illégitime. Vos formations et métiers vous ont-ils aidés à acquérir une forme de reconnaissance de la part des professionnels ?

AN : Non (rires). En tant qu’anciens enseignants, nous souhaitons promouvoir la lecture. Mais on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre ! C’est la raison pour laquelle nous avons voulu créer Bragelonne, Stéphane Marsan, professeur de philosophie et moi-même, ancien enseignant de littérature britannique, pour redonner de la visibilité au genre, perdue depuis plus de 20 ans. C’est la raison pour laquelle nous sommes revenus à des pratiques éditoriales traditionnelles en reliant nos livres – et je précise que nous sommes les seuls sur le marché à avoir fait ce choix – en travaillant également sur des collectors (ouvrages numérotés et signés). Et pour aller plus loin, nous avons fait sauter les étiquettes sur les couvertures, en ne définissant plus nos fictions comme de la fantasy mais comme des romans. Pour nous, un genre et un format narratif ne peuvent pas s’opposer !

Peggy Sue et les fantômes de Serge Brussolo, une série de romans jeunesse Bragelonne.

Nous voulions implanter en France les mêmes rayons colorés que ceux des librairies anglaises, avec leurs beaux livres : Bragelonne ne publie pas seulement des textes mais produit également des objets esthétiques de qualité.

SLG : Sur quel choix éditorial votre maison repose-t-elle lors de sa création ?  

AN : Nous avons commencé il y a 14 ans avec 50 000 Francs en poche. En 2000, j’ai été viré de chez Flammarion, au moment où Stéphane Marsan quittait Mnémos, une maison d’édition de fantasy « française » qu’il avait créée en 1995. Nous avions constaté que les éditeurs existants à l’époque, comme l’Atalante, Robert Laffont, Denoël, etc. étaient hyperspécialisés et n’éditaient que de la fantasy destinée à un public érudit. A nos yeux, il manquait la base, c’est-à-dire des fondamentaux et non pas des textes très difficiles et ciselés. C’est ainsi que nous avons décidé de republier les auteurs des années 1970 et 1980 pour constituer un catalogue d’initiation. Or, avec 50 000 exemplaires vendus, nos premiers livres sont devenus, à notre échelle, des bestsellers. Cela nous a permis de multiplier les publications mais aussi de proposer insidieusement des textes primés dans le monde, même si à notre grand dam ils ne se vendent quasiment pas en France.

SLG : Pouvez-vous nous dresser un bilan de ces 14 années d’édition pour Bragelonne ?

AN : Bragelonne représente aujourd’hui 13 millions d’euros net de chiffres d’affaires, 45 salariés, plus de 100 personnes qui travaillent quasi exclusivement pour l’entreprise en freelance (traducteurs, illustrateurs, correcteurs, etc.). En d’autres termes, c’est la plus grande réussite et le développement le plus spectaculaire du  21e siècle dans le secteur de l’édition. Pour continuer sur les chiffres, nous publions 10 romans grand format et 15 poches par mois et sommes classés au 36e rang des éditeurs français dans le top 200, sachant que l’on compte 27 groupes parmi les entreprises de ce palmarès qui nous précèdent. Nous n’avons jamais eu d’investisseurs, n’avons jamais été rachetés. Et les actionnaires sont salariés et travaillent à Bragelonne.

SLG : Quelles sont les clés du succès de votre entreprise, sur un marché plutôt en récession ?

AN : Bragelonne et Milady sont capables de publier presque un livre par jour. C’est la condition sine qua non pour qu’un genre existe.

Quand nous avons commencé, la fantasy représentait 87 titres à l’année. Aujourd’hui, on en compte plus de 800, parmi lesquels 250 titres proviennent de notre maison.

Nous avons aussi une capacité de réaction très vive : puisque la romance représente 50% du chiffre d’affaires de l’édition dans le monde, Milady en publie désormais. Le choix a été judicieux puisque nous avons pris 10% de part de marché en 1 an et demi. Identifiée comme de la littérature féminine sans être estampillée « sentimental », elle a été placée en littérature générale et étrangère. La stratégie a fait ses preuves : le lectorat est là.

SLG : Le positionnement éditorial n’est pas le seul axe de votre stratégie : votre politique numérique offensive est également très porteuse.

AN : Bragelonne est le premier éditeur numérique du marché avec 12% de son chiffre d’affaires par ce biais, et 80% de son offre sous ce format, sans aucune DRM bien sûr. A l’origine, je m’étais intéressé au Print on demand (POD). Nous avons développé un système pour que nos livres soient automatiquement disponibles en librairie à la demande. Le déficit de lecture en France est abyssal ! Les gens lisent moins parce qu’ils ne trouvent pas d’offre de fantasy (ou de « romance ») face à une littérature blanche qui les ennuie. Grâce à l’Ipad et au Kindle, nous touchons des lecteurs qui trouvent ou retrouvent enfin une offre attractive pour eux sur ces supports, absente trop souvent des librairies. On achète jamais que ce qu’on voit.

SLG : Dans cette optique, votre catalogue conséquent publie même des intégrales d’auteurs.

AN : Nous avons été les premiers à le faire. Mais nous avons également d’autres concepts, comme notre opération annuelle « 10 ans, 10 romans, 10 euros » : pour donner une seconde chance à des livres, nous publions pour l’été des intégrales et des récits parus chez nous 10 ans auparavant, et ce pour 10 euros, afin de récupérer un lectorat qui en aurait manqué certains ou redonner une chance à des titres. Nous sommes également fiers de soutenir des genres indéfendables, comme le steampunk : lors du « mois en cuivre», en février chaque année, nous sortons quelques titres dont nous avons particulièrement soigné l’objet, avec une tranche dorée, des dorures sur la couverture, des coins arrondis, etc.

SLG : Bragelonne, dont les multiples facettes peuvent surprendre les professionnels, a également développé une collection universitaire. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces publications marginales ?

AN : Après deux ans de fonctionnement au ralenti, la collection va pouvoir se redévelopper puisque avons recruté un universitaire pour la gérer et prendre en charge des actes de colloques comme ceux de Cerisy-La-Salle ou les communications du Centre d’études et de Recherche sur les Littératures de l’Imaginaire (Cerli), par exemple. Je tiens à souligner que nous avons aussi publié des livres sur l’écriture de récits de fantasy, avec notamment Comment écrire de la fantasy et de la science-fiction d’Orson Scott Card4Orson Scott Card, Comment écrire de la fantasy et de la science-fiction, Bragelonne, Essai, 2006., même si les chiffres de vente restent modestes. De même, nous avons à cœur de défendre des œuvres moins lucratives, comme Au cœur du silence5Graham Joyce, Au cœur du silence, Milady, Roman, 2013. de Graham Joyce. La fantasy prend place uniquement dans l’esprit des personnages. C’est donc un texte de littérature générale qui peut plaire à un public habituellement peu familier du genre. Sous le label Milady, son prix de vente est plus accessible que s’il avait été publié en grand format chez Bragelonne.

SLG : Votre maison viserait donc à abolir des frontières artificielles entre les genres. Selon votre conception et son étymologie, la fantasy serait presque consubstantielle à la littérature, en somme…

AN : La fantasy est une littérature de paraboles. Ce genre est tellement vaste qu’il recouvre à la fois des lectures d’évasion et une littérature artistique. On dénombre aujourd’hui, un peu plus de 48 maisons qui éditent de la fantasy, alors qu’une vingtaine se partageait le lectorat quand Bragelonne a commencé. Si l’on comptabilise ses bestsellers (Harry Potter6J. K. Rowling, Harry Potter, saga de 7 tomes, Gallimard Jeunesse, 1999-2007., Le Trône de Fer7George R. R. Martin, Le trône de fer, Pygmalion, 1998- en cours., La Roue du Temps8Robert Jordan, La Roue du Temps, œuvre composée de 14 romans, Brandon Sanderson est l’auteur des trois derniers suite au décès de l’auteur d’origine. Payot&Rivages, Rivages/Fantasy, ont édité la saga entre 1995 et 2010. Bragelonne a récupéré les droits et retraduit l’oeuvre depuis 2012 à la demande de la veuve de Robert Jordan. Le tome 6 est à paraître au mois d’août. , etc.), la fantasy est la première littérature au monde. Or, malgré la diversité de son champ, persiste l’image de ses personnages aux oreilles pointues à la Tolkien. La fantasy ne nous enseigne pas que les dragons existent, mais qu’il peuvent être tués, que le mal peut être vaincu : c’est une façon de regarder l’univers et demain, avec espoir.

PROPOS RECUEILLIS ET MIS EN FORME PAR SONIA DE LEUSSE-LE-GUILLOU, DIRECTRICE DE LECTURE JEUNESSE, EN MARS 2014.

Alain Névant

Alain Névant est le co-fondateur de Bragelonne, une maison d’édition qui décline le genre de la fantasy à travers ses multiples labels dont Milady et Castelmore.

Peggy Sue et les fantômes de Serge Brussolo, une série de romans jeunesse Bragelonne.
Légende de David Gemmel, un livre de Bragelonne en édition Collector.
La série L’Epée de Vérité de Terry Goodkind, désormais considérée comme un classique du genre.
Sorceleur d’Andrzej Sapkowski, une série des années 1990 ayant récemment connu un succès fulgurant.
Le Nom du Vent de Patrick Rothfuss, un ouvrage transcendant le genre de la fantasy par une narration poétique et onirique.

Références

  • 1
    Le genre de la fantasy a disparu pendant environ 20 ans après Tolkien.
  • 2
    à l’époque en opposition à la littérature du corps et de la souffrance.)
  • 3
    John-Antoine Nau, Force ennemie, Max Milo, 2010.
  • 4
    Orson Scott Card, Comment écrire de la fantasy et de la science-fiction, Bragelonne, Essai, 2006.
  • 5
    Graham Joyce, Au cœur du silence, Milady, Roman, 2013.
  • 6
    J. K. Rowling, Harry Potter, saga de 7 tomes, Gallimard Jeunesse, 1999-2007.
  • 7
    George R. R. Martin, Le trône de fer, Pygmalion, 1998- en cours.
  • 8
    Robert Jordan, La Roue du Temps, œuvre composée de 14 romans, Brandon Sanderson est l’auteur des trois derniers suite au décès de l’auteur d’origine. Payot&Rivages, Rivages/Fantasy, ont édité la saga entre 1995 et 2010. Bragelonne a récupéré les droits et retraduit l’oeuvre depuis 2012 à la demande de la veuve de Robert Jordan. Le tome 6 est à paraître au mois d’août.