Esprit critique n°169, mars 2019

Description

Sommaire
« Esprit critique. Les ados face aux fictions et au fake news »

Les actes du colloque de l’Observatoire de la lecture des adolescents du 17 octobre 2018

LECTURE JEUNE 169 | MARS 2019

RÉSUMÉ / ABSTRACT

Dans quelle mesure la fiction peut-elle aider les adolescents à construire leur rapport au monde, qu’il s’agisse d’adhésion ou de posture critique ? Dans quelle mesure les fictions lues ou regardées favorisent-elles ou parasitent-t-elle cette construction ?

A l’heure des fake news, et alors que la confusion parfois entretenue entre le vrai et le faux déstabilise l’accès à la connaissance du réel, le rapport des adolescents aux fictions littéraires ou filmiques est-il régi par les mêmes règles que celui à l’information ? Quelles différences entre l’adhésion à ces fictions et l’adhésion à des fake news ?

 

How can fiction help teenagers build their worldwiew? To what extent can fiction, whether it is read or viewed, enable or interfere with their development?

In this era of fake news, confusion is often maintained between real and fake, unsettling young people’s knowledge of reality. Are their relationships to fiction and information governed by the same rules? What difference is there between immersing in a fiction and believing in a fake news ?

This publication is issued in French

Edito par Sonia de Leusse-Le Guillou, directrice de Lecture Jeunesse

Ce dossier repose sur les propos tenus lors du colloque annuel de l’Observatoire de la lecture des adolescents. Loin d’avoir été conçu dans un laboratoire universitaire, ce numéro s’est élaboré à l’écoute des acteurs de terrain, au travers de chaque structure qui les représente dans le comité consultatif de notre Observatoire. Or, c’est la question de l’esprit critique des adolescents et de sa construction qui est rapidement venue au centre des discussions. La capacité des jeunes à identifier des sources, à s’informer, à argumenter, à prendre ou non de la distance par rapport à des contenus, non seulement écrits – ceux qu’ils lisent ou qu’ils produisent – mais aussi audiovisuels, s’est avérée centrale. Et avec elle, le rôle et la perception de la fiction. Non pas pour ses vertus de divertissements et de loisirs mais dans ce qu’elle peut avoir de structurant, d’essentiel, pour construire un individu, une société.

Dans quelle mesure la fiction peut-elle aider les jeunes à forger leur rapport au monde ? Dans quelle mesure les fictions lues ou regardées favorisent-elles ou parasitent-elles cette construction du rapport au monde des adolescents ? Nous avons délibérément choisi d’évacuer les jeux vidéo, qui mettent le corps en jeu tout autrement. Nous nous en sommes tenus aux fictions filmiques et aux livres.

Y a-t-il confusion de certains jeunes entre la réalité et la fiction ? Le rapport des adolescents aux fictions littéraires ou filmiques est-il régi par les mêmes règles que celui à l’information ? Pourquoi certains adhèrent-ils de façon si tenace aux théories « complotistes » ? Quelles différences entre l’adhésion à des fictions filmiques ou livresques et l’adhésion à des fake news ? En quoi les fictions permettraient-elles l’exercice de la raison ? Est-ce le cas de toutes les fictions ? Pourquoi permettraient-elles le développement de l’esprit critique ?

Si la fiction nous préoccupe tant, c’est qu’elle nous est nécessaire. « Au bout du compte », écrit Jérôme Bruner, « la fiction a le pouvoir de bousculer nos habitudes à l’égard de ce que nous tenons pour réel, de ce que nous considérons comme étant la norme. […] C’est le germe de la contestation ((Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, Retz, 2002, p. 83.))».

C’est peut-être pour cela qu’elle dérange, qu’elle inquiète, et qu’elle est nécessaire.

« Les ressources narratives d’une culture […] ont cette fonction : donner aux injustices qu’elle engendre un caractère conventionnel, contenir ses désordres et ses incompatibilités ((Ibid., p. 82.))». La fiction ordonne le chaos. Elle ouvre les possibles.

Mais dans quelles conditions ? C’est bien la question de ce dossier.

La fiction, ni mensonge ni vérité Extraits de la table ronde avec Anne Besson, professeure de littérature, Roland Lehoucq, astrophysicien, et Sylvie Octobre, sociologue

La fiction est-elle le plus éhonté des mensonges ou la plus pure des vérités ? Ni l’un, ni l’autre. Une fiction ne ment pas, puisqu’elle ne prétend pas raconter la réalité. Inutile, donc, de chercher à en évaluer la crédibilité. À une exception près : celle des expériences de pensée. « Et si l’air disparaissait », « et si j’allais plus vite que la lumière »… Ces fictions prospectives, utiles à la démarche scientifique, doivent être confrontées aux observations pour prouver leur viabilité.

Le complotisme, un gommage des frontières entre fiction et réalité Extraits de la table ronde avec Anne Besson, professeure de littérature, Roland Lehoucq, astrophysicien, et Sylvie Octobre, sociologue

Des stories Instagram aux séries Netflix, les histoires sont partout dans la vie des jeunes. Et les ados s’appuient sur ces narrations pour construire leur vision du monde. Certains se méfient de la CIA, la comparant à une famille de Game of Thrones avide de pouvoir. D’autres refusent de croire en la réalité d’événements qui semblent se dérouler « comme des films ». C’est là, dans cet espace intermédiaire entre faits et fiction, que naissent les théories complotistes.

Trop d’esprit critique ? Le règne de l’opinion personnelle Extraits de la table ronde avec Anne Besson, professeure de littérature, Roland Lehoucq, astrophysicien, et Sylvie Octobre, sociologue

Les jeunes complotistes ne manquent pas d’esprit critique. Un doute permanent, démesuré, les pousse au contraire à tout remettre en cause. Ils souhaitent exercer leur raison, mais leur démarche est lacunaire. Car pour être méthodique, le doute doit se confronter aux idées des autres. Certains adolescents, eux, ne croient qu’en leur propre jugement. Convaincus de l’importance de leur avis personnel, ils contestent la légitimité des experts et des institutions.

Focus : Des outils pour mieux exercer son esprit critique Extraits des propos de Didier Michel, directeur de l’Amcsti

De plus en plus de jeunes considèrent avec méfiance les discours institutionnels. Médias, politiques, sciences, tout est jugé suspect. Dans ce contexte, les médiateurs ont besoin d’outils pour mener des débats apaisés et guider la réflexion les adolescents. L’Amcsti (Association des musées et centres pour le développement de la culture scientifique, technique et industrielle) a donc développé une plateforme en ligne pour aider les médiateurs culturels à se former sur ces sujets.

Ce qui attire les ados dans la fiction Compte rendu de la conférence de Laurent Bazin, maître de conférences en littérature

Les adolescents ont un rapport privilégié aux fictions. C’est le constat de Laurent Bazin, spécialiste des littératures adolescentes. Parce qu’ils traversent une période de découvertes et de désillusions, les jeunes cherchent à vivre d’autres vies par procuration. Jeux vidéo, séries et livres leur permettent de se projeter dans de nouvelles identités, de franchir des rites de passage. Si cette consommation massive de fictions peut inquiéter, Laurent Bazin rassure. Les adolescents ne se laissent pas tromper par les fictions. Pour lui, au contraire, ces spectateurs et lecteurs aguerris en maîtrisent les codes.

Dans la tête des personnages. L’empathie dans la lecture Entretien avec Véronique Larrivé, formatrice en ESPE, Dominique Tourrès, psychiatre, et Jérôme David, professeur de littérature et de didactique de la littérature

Un homme mange une banane. Face à lui, un singe… dont le cerveau s’active comme s’il croquait dans le fruit. Cette réaction a un nom : l’empathie. Mais l’empathie va bien plus loin qu’une réaction en miroir. Il s’agit aussi de saisir le point de vue de l’autre, ce qu’il ressent, ce qu’il pense, ce qu’il croit. Cette capacité nécessaire au débat démocratique s’apprend notamment en lisant. Et en adoptant, surtout, un rapport critique au texte et aux personnages.

Comment fabriquer une fake news. Explication d’un phénomène médiatique Extraits des propos d’Isabelle Féroc-Dumez, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, directrice scientifique du CLEMI

Selon de nombreux jeunes, la sphère médiatique est à la solde de nos dirigeants. Ils se tournent donc vers internet, où se multiplient les fausses nouvelles. Images et vidéos sont sorties de leur contexte, leur légende réécrite, leur date modifiée. Toutefois, les fake news ne sont jamais loufoques. Leurs auteurs savent doser réalité et mensonge de façon à susciter l’adhésion. Il devient crucial de comprendre leur fonctionnement pour déconstruire leur rhétorique.

Focus : Décrypter les réseaux sociaux avec le CLEMI Extraits des propos d’Isabelle Féroc-Dumez, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, directrice scientifique du CLEMI

Un exposé à rédiger, une information à chercher ? Wikipédia est le premier réflexe de la majorité des ados. Twitter et YouTube ne sont, bien souvent, pas loin derrière. Plutôt que de se désoler de ces pratiques, le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI) a décidé de les intégrer. Grâce aux ressources du CLEMI, les jeunes apprennent ainsi à repérer une publicité discrète sur YouTube ou à détecter une fake news.

« Les réalités imaginaires sont nos griffes, nos poils et nos crocs » Extraits de l’entretien vidéo avec Patrick Bard, auteur et photojournaliste

Photojournaliste et auteur, Patrick Bard écrit en enquêtant. Pour parler d’embrigadement, il a observé les sites et les pages Facebook de djihadistes. Il a côtoyé des jeunes accros à la pornographie pour évoquer l’addiction au cybersexe. C’est pourtant au travers du roman, et non du documentaire, qu’il a choisi de traiter ces sujets. Patrick Bard croit en effet en la puissance de la fiction, « réponse soignante » aux émotions tumultueuses de l’adolescence.

Revues pour ados : l’info à contre-courant Article de Christelle Gombert, rédactrice en chef, à partir d’entretiens avec les rédactrices en chef des revues Dong ! et de TOPO

Dong ! fait le pari du texte, TOPO de la bande dessinée. Loin des magazines qui relaient l’actualité presque en direct, ces deux revues privilégient le temps long. Les reportages traitent des sujets de fond, parfois sur plus de 20 pages. La démarche est osée lorsqu’on sait que les jeunes préfèrent les vidéos – courtes, si possible. C’est justement le défi que veulent relever les rédactrices en chef de Dong ! et de TOPO. Amener les adolescents à prendre du recul, à ralentir le rythme, et à s’armer face à l’afflux de fausses informations.

Et maintenant ? Faire le point pour passer à l’action Synthèse du colloque par Christine Mongenot, maîtresse de conférences en littérature française

Finalement, les fake news sont-elles des fictions comme les autres ? Pourquoi les jeunes adhèrent-ils tant aux théories du complot ? Peut-on renverser cette tendance ? Face à des questions aussi complexes, un sentiment d’impuissance peut surgir. Ces réflexions sont pourtant fondamentales pour mener des actions concrètes. Christine Mongenot synthétise ici les discussions menées tout au long du colloque. Car mieux comprendre ces phénomènes, c’est pouvoir mieux accompagner les adolescents.

Le e-dossier de la revue

 

« Les réalités imaginaires sont nos griffes, nos poils et nos crocs »

Interview de Patrick Bard, écrivain et photographe