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Autocensure de la critique et légitimité du médiateur professionnel

Portés par une volonté d’encourager les jeunes à lire, les médiateurs auraient tendance à évacuer tout discours négatif sur les livres pour adolescents. Pourtant, quand leurs choix se confrontent, notamment dans les prix littéraires, ils mettent à jour un décalage entre les attentes de chacun. Morgane Vasta analyse ces différences de conception et leur impact sur le travail des professionnels.

La critique littéraire adressée aux adolescents leur permet de prendre du recul sur leurs lectures, de confronter leurs points de vue et donc, d’adopter une posture de lecteurs critiques. Les discours sont protéiformes et de nombreuses sources les alimentent ; en premier lieu les jeunes entre eux, qui discutent et se disputent. Plusieurs corollaires sont ainsi représentatifs du dynamisme de la critique des adolescents, dont les prix littéraires décernés par ces derniers1En bibliothèque par exemple, le prix des « Mordus du Polar » et le tout récent prix des « Mordus du manga ». Voir à ce sujet « Les prix littéraires décernés par des adolescents », Lecture Jeune n°147, septembe 2013., les clubs de lectures, ou encore l’activité des blogueurs et booktubers recommandant ou condamnant la production littéraire, malgré une pénétration commerciale de ce milieu par des « partenaires » éditoriaux2La page « Booktube et la Blogo en Short » sur Facebook donne un aperçu du phénomène.
Cet article s’interroge sur la nature de la critique formulée, cette fois, par les médiateurs, pour les adolescents. Professionnels du livre, porteurs d’un discours « en faveur » de la lecture, n’aurions-nous pas tendance à censurer nos critiques ? Comment pourrions-nous alors mesurer l’écart entre notre conception de la littérature pour la jeunesse et celle de ses lecteurs ?

Une censure initiée lors de la sélection des livres et prolongée dans les discours adressés aux adolescents

La production pour la jeunesse passe par plusieurs tamis élaborés par les adultes2Le n°1 des cahiers du CRILJ, Peut-on tout dire (et tout montrer) dans les livres pour enfants ?, 2009, est très intéressant à ce propos. avant d’arriver dans les mains des lecteurs. Une « censure raisonnée » s’exerce notamment par le biais des sélections proposées aux jeunes : professionnels du livre, nous excluons ainsi sciemment certains titres pour en commander ou recommander d’autres, en nous appuyant sur une grille de critères impossibles à objectiver exhaustivement. Ce tri est nécessaire face à l’hyperproduction actuelle : idéalement, pour inciter/guider les jeunes dans leurs parcours de lecteurs, matériellement, pour gérer les livres dans un espace qui n’est pas infini, celui d’une étagère ou d’une page de magazine. Les livres proposés sont très majoritairement accompagnés de commentaires dithyrambiques (puisque préalablement « choisis » par une autorité professionnelle), que ce soit lors de présentations en bibliothèques, sur des notules en librairies, ou dans la presse pour adolescents. Cette volonté de promouvoir une littérature de jeunesse « de qualité », de communiquer à tout prix « le goût de lire » aux adolescents, induit cependant un effet pervers : n’aurait-on pas tendance en effet à « censurer » la critique lorsqu’on s’adresse aux adolescents, pour faire de la littérature de jeunesse un objet culturel idéal auquel devrait adhérer le plus grand nombre ?

En livrant un discours consensuel à propos d’une sélection à laquelle les jeunes participent rarement, nous rédigeons une ordonnance qui ne prend pas suffisamment en considération les pratiques de ceux qui la consultent.

Aujourd’hui, il semble difficile de discerner les propos critiques des médiateurs du discours promotionnel des éditeurs. Les stratégies marketing du livre sont appliquées jusqu’en bibliothèque pour attirer les lecteurs3Voir à ce sujet Lecture Jeune n°103 et 152.. Par ailleurs, l’opacité des modes d’expression de certains éditeurs est telle que des encarts commerciaux en jouent : les éditions Pocket Jeunesse maquillent par exemple habilement la promotion de leurs ouvrages dans les journaux pour adolescents en utilisant le même design graphique que celui des critiques de journalistes4Dans Le Monde des ados ou encore Phosphore, seule la mention « communiqué » dans une typographie discrète permet de comprendre qu’il s’agit d’une publicité.. Peut-on faire un lien, même ténu, entre ce constat et les tendances actuelles de la prescription, bousculant nos certitudes professionnelles ? Des études récentes montrent en effet que le conseil émis par les professionnels du livre est en perte de légitimité chez les lecteurs5« De la prescription : comment le livre vient au lecteur », Communication & langages n°179, mars 2014,p.26 ; Octobre Sylvie, Détrez Christine, Mercklé Pierre et Berthomier Nathalie, L’Enfance des loisirs, DEPS, 2010 ; Pratiques de lecture des français, Centre national du livre, 2015. La médiation s’opèrerait de moins en moins « verticalement » entre le prescripteur « d’autorité » et les jeunes, tandis que l’influence des recommandations entre pairs serait exponentielle.

En livrant un discours consensuel à propos d’une sélection à laquelle les jeunes participent rarement, nous rédigeons une ordonnance qui ne prend pas suffisamment en considération les pratiques de ceux qui la consultent6J’omets volontairement la relation confiante et familière qui peut s’établir entre grands lecteurs adolescents et médiateurs, pérennisée par des conseils ajustés au fil des échanges.. Sommes-nous les plus qualifiés pour conseiller les adolescents ? Lecteurs professionnels, nous tentons de faire communiquer nos propres expériences expertes avec nos présupposés sur les besoins des jeunes. Cet éternel dilemme du médiateur du livre, « lire pour un autre lecteur », est d’autant plus complexe que ce dernier n’a ni les mêmes références culturelles, ni les mêmes préoccupations, à un âge de la vie agité par de grandes transformations7Pour aller plus loin sur le sujet : Le Breton David, Cultures adolescentes, entre turbulence et construction de soi, Autrement, 2008 ; Octobre Sylvie, Deux pouces et des neurones, DEPS, 2014 ; Rolland Annie, Qui a peur de la littérature ados ?, Thierry Magnier, 2008.. Est-ce l’une des raisons pour lesquelles nous osons rarement confronter nos jugements critiques aux leurs ?

Choix entre jeunes lecteurs et médiateurs embrassant une posture critique : l’exemple des prix littéraires

Si un écart semble se creuser, sous l’effet des non-dits, entre les attentes véritables de lecteurs qui se construisent, et notre perception de l’adolescence et de la littérature de jeunesse, les prix littéraires décernés par les adolescents permettent d’en prendre la mesure. Tout en légitimant les jugements critiques des jeunes8La sélection et majoritairement opérée par des professionnels du livre. Je réalise par exemple celle du Prix Chimère, qui a fait l’enjeu de mon mémoire, depuis cinq ans., ces projets d’envergure autour de la lecture offrent la formidable opportunité de pouvoir confronter les points de vue.

Cette année, le Prix des Incorruptibles a livré les résultats de votants adultes sur la sélection jeunesse. Ils révèlent que les parents et professionnels n’ont pas votés pour les mêmes titres que les adolescents dans les sélections 5e/4e et 3e/lycée9Pour consulter les résultats adultes/ados sur internet : http://www.lesincos.com/laureats.html . Ce même phénomène est constaté à l’occasion d’une enquête réalisée dans le cadre de mon mémoire de Master, auprès de jeunes jurés et d’organisateurs adultes (principalement professeurs-documentalistes) des prix littéraires Chimère10Le Prix Chimère récompense un roman lié à l’imaginaire sur une sélection de 5 titres dans deux catégories : « 11-14 ans » et « 15-18 ans » – 145 établissements ont participé à la dernière édition, 44 organisateurs et 103 jurés ont répondu à l’enquête http://www.prixchimere.com et Mangawa11Le Prix Mangawa récompense un manga sur une sélection de cinq titres, dans trois catégories : Shôjo, Shônen et Seinen – 714 établissements ont participé à la dernière édition, 173 organisateurs et 318 jurés ont répondu à l’enquête http://www.prixmangawa.com.

Les littératures de l’imaginaire et les mangas sont des genres caractéristiques des cultures juvéniles12L’enquête « pratiques culturelles des Français » du ministère de la Culture et de la Communication [ http://goo.gl/YVNV94] révèle que les littératures de l’imaginaire et les mangas sont majoritairement lus par les 15-19 ans et de moins en moins avec l’âge. L’étude de Détrez Christine et Olivier Vanhée, Les Mangados, éditions de la BPI, 2013, revient notamment sur l’accointance entre la narration feuilleton du manga et le mode de vie des adolescents. propices à faire bouger les lignes des rapports de transmission entre professionnels et adolescents. Ces prix littéraires permettent ainsi aux jurés de s’émanciper des rapports hiérarchiques qui peuvent contraindre les échanges, pour valoriser leurs propres cultures.

L’enquête révèle des préjugés sur les lectures des uns et des autres : « Les adultes préfèrent un truc qui se base sur les faits réels qu’on enrobe un petit peu. » ; « On ne va pas dire que les adultes n’aiment pas l’action mais ils préfèrent plutôt quand c’est calme13[Prix Mangawa, propos recueillis auprès d’adolescents jurés dans un collège dans le Nord] ». Ces avis d’adolescents sur ce que lisent les adultes pourraient être fondés sur les choix des prescripteurs scolaires. Cependant, lorsque les jeunes sont en présence d’autres modèles adultes, leur perception évolue : « [Ça parle de faits réels donc ça plait plus aux adultes ?] – Non, pas pour moi. Ma mère adore des trucs qui sont vraiment dans la fantasy. » D’un autre côté, le jugement des professionnels sur ce qu’apprécient les adolescents semble ici plutôt dévalorisant : les jeunes auraient voté pour des ouvrages contenant plus de stéréotypes, un style « moins littéraire », moins de détails, de (trop ?) nombreux rebondissements et des personnages sans valeurs morales14Synthèse des propos recueillis.. Un enseignant documentaliste a ainsi tenté d’expliquer la nature des écarts entre les perceptions des adolescents et des professionnels ayant lu la sélection : « Les Autodafeurs est plus littéraire et nous embarque dans un univers – décors, atmosphères détaillés – alors que Le Noir vise plus l’efficacité – rebondissements permanents dans le scénario. On le lit un peu comme on verrait une série. Il y a un côté haletant15Extrait d’un échange avec un enseignant documentaliste dans les Hauts-de-Seine le 21 mai 2015. ».

L’absence de discours critiques de la part des professionnels, faisant ainsi « autorité » en matière de choix, les dispense souvent d’un riche dialogue avec les adolescents sur leurs perceptions de la littérature.

De nombreux critères existent pour analyser comparativement les corpus retenus par les votants adultes et les adolescents16La nature des voix narratives, les registres lexicaux, les idées portées en filigrane dans chacun des romans, etc. auraient tout aussi bien pu servir à mesurer ces écarts. ; toutefois, l’étude des effets de tension narrative17R. Baroni, La tension narrative, Seuil, 2007. dominant les deux sélections permet de confirmer les résultats exprimés intuitivement dans ce dernier témoignage. En effet, notre étude révèle que les adultes ont eu une préférence pour des ouvrages s’appuyant plus particulièrement sur des effets de curiosité, liés aux jeux d’indices semés dans les textes pour dénouer le nœud principal de l’intrigue ; tandis que les adolescents ont privilégié des livres jouant principalement sur des effets de suspense, favorisant l’immersion fictionnelle et l’empathie pour les personnages. Ainsi, dans le cadre de ces prix littéraires, les adultes auraient eu une lecture cognitive des textes, tandis que les adolescents auraient plus particulièrement été sensibles aux émotions qu’ils suscitent.

Ces quelques constats, sans discréditer les recommandations de lectures proposées par les médiateurs, les mettent en questions : quelles sont les intentions réelles et implicites des sélections proposées aux adolescents ? Doit-on systématiquement évacuer les titres ne répondant pas à nos critères de lecteurs expérimentés, en évitant le débat critique ? Le point de vue des jeunes sur la production qui leur est destinée n’est-il pas aussi légitime que celui des médiateurs adultes ? L’absence de discours critiques de la part des professionnels, faisant ainsi « autorité » en matière de choix, les dispense souvent d’un riche dialogue avec les adolescents sur leurs perceptions de la littérature18Thomas Pavel souligne la réception singulière que chaque lecteur a des textes littéraires, dans une conférence en ligne « Comment écouter la littérature ? ». Voir : http://www.college-de-france.fr/site/thomas-pavel/inaugural-lecture-2006-04-06.htm. Reprenons de temps à autre nos oripeaux de simples lecteurs pour nous rappeler que, quelles que soient les histoires qu’ils ont aimées, « validées » ou non par nos soins, elles façonnent leur imaginaire d’adolescents.

Par Morgane Vasta, article paru dans la revue Lecture Jeune n° 155 (automne 2015)

Morgane Vasta

Libraire puis animatrice, Morgane Vasta est médiatrice du livre auprès de publics adolescents et préadolescents depuis dix ans. Elle est également en première année de thèse sur Le roman pour la jeunesse aujourd’hui, en partenariat avec la Bibliothèque nationale de France.
www.epigrammecollegram.com

Le sujet vous intéresse ?
Retrouvez notre n°155 (Auto)censure

Références

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    En bibliothèque par exemple, le prix des « Mordus du Polar » et le tout récent prix des « Mordus du manga ». Voir à ce sujet « Les prix littéraires décernés par des adolescents », Lecture Jeune n°147, septembe 2013.
  • 2
    La page « Booktube et la Blogo en Short » sur Facebook donne un aperçu du phénomène.
    Cet article s’interroge sur la nature de la critique formulée, cette fois, par les médiateurs, pour les adolescents. Professionnels du livre, porteurs d’un discours « en faveur » de la lecture, n’aurions-nous pas tendance à censurer nos critiques ? Comment pourrions-nous alors mesurer l’écart entre notre conception de la littérature pour la jeunesse et celle de ses lecteurs ?

    Une censure initiée lors de la sélection des livres et prolongée dans les discours adressés aux adolescents

    La production pour la jeunesse passe par plusieurs tamis élaborés par les adultes2Le n°1 des cahiers du CRILJ, Peut-on tout dire (et tout montrer) dans les livres pour enfants ?, 2009, est très intéressant à ce propos.
  • 3
    Voir à ce sujet Lecture Jeune n°103 et 152.
  • 4
    Dans Le Monde des ados ou encore Phosphore, seule la mention « communiqué » dans une typographie discrète permet de comprendre qu’il s’agit d’une publicité.
  • 5
    « De la prescription : comment le livre vient au lecteur », Communication & langages n°179, mars 2014,p.26 ; Octobre Sylvie, Détrez Christine, Mercklé Pierre et Berthomier Nathalie, L’Enfance des loisirs, DEPS, 2010 ; Pratiques de lecture des français, Centre national du livre, 2015
  • 6
    J’omets volontairement la relation confiante et familière qui peut s’établir entre grands lecteurs adolescents et médiateurs, pérennisée par des conseils ajustés au fil des échanges.
  • 7
    Pour aller plus loin sur le sujet : Le Breton David, Cultures adolescentes, entre turbulence et construction de soi, Autrement, 2008 ; Octobre Sylvie, Deux pouces et des neurones, DEPS, 2014 ; Rolland Annie, Qui a peur de la littérature ados ?, Thierry Magnier, 2008.
  • 8
    La sélection et majoritairement opérée par des professionnels du livre. Je réalise par exemple celle du Prix Chimère, qui a fait l’enjeu de mon mémoire, depuis cinq ans.
  • 9
    Pour consulter les résultats adultes/ados sur internet : http://www.lesincos.com/laureats.html
  • 10
    Le Prix Chimère récompense un roman lié à l’imaginaire sur une sélection de 5 titres dans deux catégories : « 11-14 ans » et « 15-18 ans » – 145 établissements ont participé à la dernière édition, 44 organisateurs et 103 jurés ont répondu à l’enquête http://www.prixchimere.com
  • 11
    Le Prix Mangawa récompense un manga sur une sélection de cinq titres, dans trois catégories : Shôjo, Shônen et Seinen – 714 établissements ont participé à la dernière édition, 173 organisateurs et 318 jurés ont répondu à l’enquête http://www.prixmangawa.com
  • 12
    L’enquête « pratiques culturelles des Français » du ministère de la Culture et de la Communication [ http://goo.gl/YVNV94] révèle que les littératures de l’imaginaire et les mangas sont majoritairement lus par les 15-19 ans et de moins en moins avec l’âge. L’étude de Détrez Christine et Olivier Vanhée, Les Mangados, éditions de la BPI, 2013, revient notamment sur l’accointance entre la narration feuilleton du manga et le mode de vie des adolescents.
  • 13
    [Prix Mangawa, propos recueillis auprès d’adolescents jurés dans un collège dans le Nord]
  • 14
    Synthèse des propos recueillis.
  • 15
    Extrait d’un échange avec un enseignant documentaliste dans les Hauts-de-Seine le 21 mai 2015.
  • 16
    La nature des voix narratives, les registres lexicaux, les idées portées en filigrane dans chacun des romans, etc. auraient tout aussi bien pu servir à mesurer ces écarts.
  • 17
    R. Baroni, La tension narrative, Seuil, 2007.
  • 18
    Thomas Pavel souligne la réception singulière que chaque lecteur a des textes littéraires, dans une conférence en ligne « Comment écouter la littérature ? ». Voir : http://www.college-de-france.fr/site/thomas-pavel/inaugural-lecture-2006-04-06.htm