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La censure, une exception française ?

La littérature pour la jeunesse serait aujourd’hui le seul domaine où la censure s’exerce ouvertement en démocratie. Et l’enfance et l’adolescence, les seuls publics pour lesquels la « protection » du lecteur s’imposerait « naturellement »1 Cruz Juan, « Prohibir un libro es invitar a leerlo », El País, 2 novembre 2013. . Le contrôle des publications adressées à la jeunesse est déjà une vieille histoire en France, marquée par des figures comme l’abbé Louis Bethléem (1904), Marie-Claude Monchaux (1985), ou plus récemment (2014) un président de parti… avec une constante des préoccupations, la morale ; et une activité étonnante par son importance : le Dictionnaire des livres et journaux interdits par arrêtés ministériels de 1949 à nos jours de Bernard Joubert2Cercle de la librairie, 2007. compte 1213 pages !

Evoquer la censure – en France comme ailleurs – c’est aussi découvrir une ligne de fracture idéologique qui correspond généralement au clivage gauche/droite. On oublie souvent que, de l’autocensure à la censure proprement dite, tous les acteurs de la chaîne du livre participent à la démarche. A commencer par les écrivains eux-mêmes.

Les acteurs de la censure

Dans un contexte où tout aveu pourrait nuire à leur image de créateurs inspirés, les auteurs se montrent plutôt avares de déclarations dans ce domaine. Certaines études3Voir notamment les études comparatives (p.133-180) et l’approche de la censure (p.272-287) dans Delbrassine, Daniel, Le roman pour adolescents aujourd’hui. Ecriture, thématiques et réception, La Joie par les livres/CRDP Académie de Créteil, 2006. ont permis d’établir avec certitude que beaucoup d’auteurs prennent en compte leur lectorat et opèrent des choix parfois dictés par celui-ci. Ainsi Malika Ferdjoukh confiait-elle avoir retouché son texte : « Ces jours-ci, je me suis interrogée sur une phrase pour la première fois ; c’est dans le roman que j’écris en ce moment ; il y a une gamine qui vend des glaces sur la plage, c’est une ambiance légère, joyeuse, elle voit une abeille sur le comptoir et j’ai pensé : l’abeille sniffe sa ligne de glace à la vanille… C’était drôle, ça m’a amusée. Mais je l’ai enlevée, cette image. Parce qu’elle était gratuite et semblait cautionner et rendre légère une chose qui ne l’est pas. En faisant ça, j’ai eu l’impression d’écrire pour la jeunesse4Stegassy Ruth, « Le polar fait son théâtre. Entretien avec Malika Ferdjoukh » in Ballanger, Françoise (dir.), Enquête surle roman policier pour la jeunesse, La Joie par les livres/Paris Bibliothèque Editions, 2003, p. 41-44. ».

Les éditeurs peuvent aller encore plus loin et, grâce aux vertus de l’amnésie volontaire, « oublier» une publication sujette à polémique. C’est ce qui s’est produit avec le roman Rêver la Palestine5Flammarion, 2002. de Randa Ghazy, retiré du catalogue et absent du Salon du livre de Bruxelles en février 2003. Ici, certains groupes de pression sont allés jusqu’à manifester sous les fenêtres du siège parisien de Flammarion afin d’obtenir gain de cause. Difficile pour un éditeur de résister à ce genre de campagne : l’autocensure vient alors comme une planche de salut…

Avec l’Inquisition, puis la mise à l’Index, la religion catholique a toujours exercé la censure. La figure de l’abbé Bethléem l’illustre parfaitement avec son très influent Essai de classification au point de vue moral des principaux romans et romanciers, intitulé Romans à lire et romans à proscrire (1904)6 Voir l’étude de Jean-Yves Mollier, Le Monde, 14 mars 2014.. Les forces politiques, elles aussi, sont souvent intervenues dans ce débat, et la loi de 1949 n’est pas une des moindres manifestations de leur volonté de contrôle. Certaines municipalités se sont mêlées d’inspecter les listes d’achat des bibliothèques publiques. Et tout récemment (février 2014), Jean-François Copé s’inquiétait d’une lecture proposée aux enfants7Tous à poil !, Le Rouergue, 2011..

Les bibliothécaires ne sont pas en reste : plusieurs témoignages8Voir par exemple La Revue des livres pour enfants n° 170, juin 1996, p. 90-91. attestent de la volonté de certains professionnels de soustraire des titres à la lecture. La pratique des « enfers » et la sélection lors des achats aboutissent alors de facto à une forme de censure. Leurs collègues libraires refusent parfois de vendre des titres polémiques : c’est notamment le cas de la chaîne anglaise Waterstones(9Voir El País, 2 novembre 2013.. Enfin, on sait que les parents, qui interviennent dans les écoles et les bibliothèques publiques, pèsent de tout leur poids sur les acteurs de la chaîne du livre, puisqu’ils financent les achats des jeunes lecteurs.

On oublie souvent que, de l’autocensure à la censure proprement dite, tous les acteurs de la chaîne du livre participent à la démarche. A commencer par les écrivains eux-mêmes.

Mais ce qui fait incontestablement la particularité de la France, c’est la loi n°49-956 du 16 juillet 1949. L’Etat instaure par ce moyen une censure officielle, en arguant du fait qu’il s’agit de cibler les « publications destinées à la jeunesse ». Cependant, le champ d’application de la loi est d’emblée élargi par son article 14, qui permet au ministre de l’Intérieur de sanctionner « les publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse » : le texte est donc instrumentalisé pour viser les publications érotiques et pornographiques. Et la loi sera aussi utilisée contre l’hebdomadaire Hara-Kiri (1970) ou des romans pour adultes (Nicolas Genka, L’Epi monstre, 1962)10 Le champ d’application de la loi serait pourtant déjà couvert par le droit commun, selon Laurent Merlet, avocat au barreau de Paris. (Livres Hebdo n° 632, 10 février 2006)..

Un regard international est indispensable pour comprendre la singularité de la situation française. On sait que la censure a toujours existé en Russie soviétique, mais elle renaît aujourd’hui, comme l’explique Marina Aromchtam dans le dernier numéro de Hors cadre[s]11« La littérature de jeunesse, la Russie et son temps », Hors cadre(s) n°16, mars 2015, p. 36-39. . Au Japon, la menace d’un contrôle de la création plane sur le manga, comme en témoigne Poison City de Tetsuya Tsutsui12Éditions Ki-oon, 2015. Inspiré de l’expérience personnelle de l’auteur, ce titre met en scène un mangaka confronté à la censure de son œuvre, voir Lecture Jeune n°154, notice 36 (ndlr)., qui illustre une tentative très contemporaine de reprise en main des auteurs. Aux Etats-Unis et en Allemagne aussi, les ciseaux fonctionnent…

Aux Etats-Unis

La question de la censure voit s’affronter deux camps assez clairement définis dans la société américaine : une volonté de restriction et une tendance au contrôle moral d’une part, présentes dès le XIXe siècle, incarnées par des mouvements comme la Moral Majority dans les années 1980, et le Tea Party aujourd’hui. Et d’autre part des courants plus libéraux, au sens anglo-saxon, qui s’appuient sur le Premier Amendement de la Constitution13Voir les travaux de Mark I. West..

Dès 1939, le Library Bill of Rights de l’American Library Association (ALA) condamne la censure, mais le contexte se révèle difficile : la BD est de plus en plus surveillée (Comics Code Authority,195414Fondée en 1954 par la Comics Magazine Association of America, la CCA est dirigée par Charles F. Murphy, magistrat spécialisé dans la délinquance juvénile. Cette tentative de régulation par les éditeurs est une forme d’autocensure.) et le maccarthysme amène à interdire Robin des bois parce que communiste (Etat de Virginie, 1953) ! La situation n’est pas bien meilleure aujourd’hui, avec un autodafé pour le très « satanique » Seigneur des anneaux (Nouveau Mexique, 2001), et un n°1 des livres banni (2013) pourtant traduit en 20 langues et vendu à 70 millions d’exemplaires15Pilkey Dav, Captain Underpants, selon l’American Library Association (ala.org) citée dans la newsletter Censorship News n° 119, automne 2013.. Il s’agit d’une série de romans comiques pour enfants, avec un superhéros, Captain Underpants16Traduit en France sous le titre Les Aventures de Capitaine Slip (Pilkey Dav, Le petit Musc, 2001).. Selon l’Association of American Publishers, « un tiers des 100 meilleurs romans du XXe siècle et 6 du top 10 ont été retirés (ou menacés de l’être) des librairies, bibliothèques et écoles aux Etats-Unis17Liste de la Modern Library, vieille maison d’édition aujourd’hui institution dans le paysage éditorial, d’après la newsletter Censorship News n°119, automne 2013. ».

Une véritable institution s’oppose pourtant aux censeurs de tout poil, la National Coalition Against Censorship (NCAC), créée suite à une décision (1973) de la Cour Suprême, qui ouvrait la porte à des poursuites judiciaires pour obscénité contre des auteurs et contournait ainsi la protection du Premier Amendement. Judy Blume (Forever, 1975) en fut fondatrice et était encore membre du bureau en 2013. Très active aujourd’hui, la NCAC (http://ncac.org) développe de nombreuses actions : Youth Free Expression Project, Kids Right to Read Project, etc. Elle va jusqu’à proposer un outil destiné aux élèves pour intervenir contre la censure dans leur école, considérant que les professeurs seront gênés par leur position de subordination hiérarchique : The show must go on : A toolkit for organizing against theatre censorship in public schools (avec une lettre-type pour réagir contre l’annulation d’un spectacle).

En Allemagne

Dès les années 1950, la RFA avait été marquée par une campagne contre la littérature populaire de divertissement, notamment les comics américains. Les milieux pédagogiques dénonçaient alors la piètre qualité des œuvres offertes aux jeunes lecteurs en parlant de Schmutz und Schund (« crasse et camelote »). Aujourd’hui, c’est la réédition de classiques avec un texte expurgé qui alimente la polémique, car l’exigence du « politiquement correct » conduit à envisager la censure de textes célèbres18Voir Kinder- und Jugendliteraturforschung, cahier 1/2013, Institut für Jugendbuchforschung, Goethe Universität, Frankfurt..

Le 17 janvier 2013, l’hebdomadaire allemand Die Zeit titrait Zensierte Kinderbücher19Les livres pour enfants censurés. à l’occasion de la réédition d’un grand classique par Thienemann Verlag. Die kleine Hexe d’Otfried Preussler (1957) raconte les aventures d’une petite sorcière plutôt gentille qui veut se faire reconnaître par ses consœurs. C’est encore et toujours un succès, avec près de 50 000 exemplaires vendus chaque année. Les œuvres d’Otfried Preussler sont traduites en 55 langues et comptent plus de 50 millions d’exemplaires dans le monde…
Dans la nouvelle édition annoncée pour juillet 2013, l’éditeur prévoit de remplacer les termes qu’il juge politiquement incorrects ou linguistiquement vieillis. Ainsi une scène où les enfants jouent à se déguiser « en nègre, en petite Chinoise ou en Turc », a-t-elle déclenché des réactions. Une lettre de réclamation avait été adressée par M. Mesghena, Allemand d’origine érythréenne et rapporteur « Migration et diversité » de la Fondation Heinrich Böll. Selon lui, l’expression est raciste. La solution de l’éditeur Klaus Willberg est simple, on choisira un autre déguisement (« Die Kinder werden sich als
etwas anderes verkleiden
20Les enfants vont se déguiser autrement. »).

Le journaliste Ulrich Greiner réagit21« Kinderbücher, Die kleine Hexenjagd », Die Zeit, 17 janvier 2013. : « Leur choix se réduit : en Indiens, Tziganes ou Esquimaux, ce n’est pas possible, ce serait discriminatoire ; en Belle au bois dormant, ce serait sexiste, et en cheik, islamophobe. ». Il s’oppose à toute retouche au texte, qu’il qualifie de « délit contre la littérature » (« ein Vergehen an der Literatur ») et conclut : « Une rage de “politiquement correct” se répand sur le pays ».

Le mouvement touche d’autres textes célèbres, qui font l’objet de semblables démarches de retouche ou de récriture : ainsi Jim Knopf und Lukas der Lokomotivführer (1960)22Jim Bouton et Lucas le chauffeur de locomotive, traduit par Jean-Claude Mourlevat en 2004., de Michael Ende, où il est question d’un « petit nègre »… La traduction allemande de Fifi Brindacier, d’Astrid Lindgren est attaquée pour « racisme colonialiste » par Wolfgang Benz, chercheur spécialiste de l’antisémitisme et du racisme. Il y voit « l’expression d’une pensée dominante blanche » (« Ausdruck eines weissen Dominanzdenkens»).

Surprise en flagrant délit de mensonge par Tommy et Annika, Fifi tente de se justifier en expliquant qu’elle a passé beaucoup de temps sous d’autres cieux : « Au Congo, vous ne trouverez personne qui dise la vérité. Les gens mentent tout le temps, du matin au soir.» (trad. Gnaedig Alain, Tome 1, p.16). Et le texte de Lindgren utilise plusieurs fois le terme « nègre » pour évoquer les voyages exotiques de Fifi et de son père. Ici, les traducteurs allemand et français (Alain Gnaedig) remplacent « roi des nègres » par « Südseekönig23Le roi de la mer du sud. » ou « roi des Cannibales».

On remarquera que le problème se pose surtout pour les classiques en langue originale, puisque le traducteur dispose d’emblée d’un droit d’adaptation très large. Il reste que l’on observe en Allemagne une claire opposition entre deux points de vue : celui du lecteur lettré, qui exige une version conforme à l’original, au nom du respect de la Littérature ; et celui du jeune lecteur, qui ne peut réceptionner – seul et sans contexte historique – des formes politiquement incorrectes aujourd’hui. Alors, pourquoi pas deux versions, chacune présentée pour ce qu’elle est : conforme ou actualisée ? C’est la position défendue par Hans-Heino Ewers, directeur de l’Institut für Jugendbuchforschung à Francfort24Kinder- und Jugendliteraturforschung, cahier 1/2013, Institut für Jugendbuchforschung, Goethe Universität, Frankfurt, p.16-18..

ce qui fait incontestablement la particularité de la France, c’est la loi n°49-956 du 16 juillet 1949. L’Etat instaure par ce moyen une censure officielle, en arguant du fait qu’il s’agit de cibler les « publications destinées à la jeunesse ».

En France

L’existence ancienne d’un pouvoir central fort a doté la France d’une longue tradition en matière de censure, marquée par le destin de quelques chefs d’œuvres : L’Encyclopédie, censurée en 1752, Les Fleurs du mal (1857) amputées jusqu’en 1949, J’irai cracher sur vos tombes (Boris Vian, 1946), attaqué en justice pour outrage aux bonnes mœurs.

Dans le domaine de la littérature adressée à la jeunesse, on observe fréquemment une difficulté qui traduit un certain « décalage » culturel : il s’agit de la réception problématique des traductions. Ainsi les aventures de Fifi Brindacier sont-elles adaptées dans une version édulcorée et aplatie stylistiquement, jusqu’à ce que l’auteur lui-même se fâche et que, 50 ans après la publication de l’original, Hachette permette à Alain Gnaedig d’en donner une traduction digne de ce nom (1995). Dans la polémique lancée par Marie-Claude Monchaux en 1985, ce sont des traductions de romans américains, allemands et suédois qui sont l’enjeu d’un débat qui secoue le monde de l’édition. En 2002, la traduction d’un roman italien, Rêver la Palestine25Ghazy Randa, Flammarion, 2002., va jusqu’à déclencher une manifestation. Lorsque la littérature pour adolescents est attaquée en 2007 lors du Salon de Montreuil, un roman suédois focalise les critiques (Quand les trains passent, de Malin Lindroth, 2007). A ce titre, la France semblerait donc faire exception, avec une vision plus restrictive de ce que devrait être (ou ne pas être) une œuvre adressée à la jeunesse.

La dernière actualité (février 2014) montre un album bien français de Claire Franek et Marc Daniau, Tous à poil !26Le Rouergue, 2007., pris pour cible par un président de parti qui lui fait une publicité inespérée, alors que la Commission de censure des publications destinées à la jeunesse avait autorisé l’ouvrage sans difficulté. Et en novembre 2014, la pièce Oh boy ! d’Olivier Letellier (Molière du spectacle jeune public 2010), inspirée du roman de Marie-Aude Murail27L’Ecole des loisirs, Medium, 2000., subit une vague d’annulations28Le Monde, 14 novembre 2014. Le personnage principal étant homosexuel, plusieurs représentations ont été annulées par peur des réactions des parents d’élèves, compte-tenu du mouvement de contestation autour des ABCD de l’égalité (ndlr)..

Les cibles de la censure

Au vu des affaires qui précèdent, il ressort que les censeurs se focalisent surtout sur les contenus (de quoi parle-t-on ?), sans prendre la peine d’une réflexion sur les procédés (comment en parle-t-on ?). La préoccupation va donc au sujet abordé, rarement à la manière dont il est présenté. La censure se caractérise ici par une lecture limitée au premier degré, puisqu’elle fait presque toujours l’impasse sur les procédés littéraires qui conditionnent la réception du sens. En conséquence, parler de censure, c’est presque forcément donner un inventaire des tabous en un lieu et en un temps donnés.

(…) les censeurs se focalisent surtout sur les contenus (de quoi parle-t-on ?), sans prendre la peine d’une réflexion sur les procédés (comment en parle-t-on ?).

De cet examen se dégagent des thèmes récurrents, à travers lieux et époques. Ainsi la conception de l’enfant peut-elle se retrouver au centre des enjeux : l’enfant libre hors du contrôle des adultes, à la manière de Sa Majesté des Mouches29Golding William, Gallimard, Du monde entier, 1956. ou Fifi Brindacier, restera longtemps un personnage très critiqué, surtout en France. Et la structure familiale représentée dans la fiction n’évoluera que sous les coups de boutoir de la veine réaliste, née dans le roman adressé aux adolescents30Voir la collection belge Travelling (Duculot) dans les années 1970.. On remarquera ici que, dans les littératures de l’imaginaire, c’est bien souvent un modèle très traditionnel qui continue de prévaloir…

Les questions religieuses et/ou philosophiques sont un tabou de plus
en plus contourné. Depuis Judy Blume et son Are You There God, It’s Me Margaret (1970, trad. 1984), on a pu évoquer la question des sectes par exemple31Par exemple Maret, Pascale, Le monde attend derrière la porte, Thierry Magnier, 2009., mais c’est la magie qui a déclenché les réactions les plus acharnées, en Amérique du Nord bien sûr, mais aussi en France chez les intégristes catholiques. La représentation de la mort et de la maladie mortelle n’est plus un interdit, puisque l’on a pu voir des « romans du deuil32Par exemple Adam, Olivier, La messe anniversaire, L’Ecole des loisirs, 2003. Voir Delbrassine, Daniel (2006), opus cité, p. 332-337. » et des best-sellers axés sur la maladie des protagonistes33Green, John, Nos étoiles contraires, Nathan, 2012..

Le tabou le plus consensuel reste sans doute le pessimisme des récits, pour lequel auteurs, éditeurs et prescripteurs semblent partager un accord tacite. La revue Citrouille34N°36, novembre 2003. en avait donné un éclairage détaillé en 2003. On remarquera que c’est sur cette question que s’est focalisée l’attention lors de la polémique du Salon de Montreuil en 2007, puisque le Monde des livres (30 novembre 2007) titrait Mal-être, suicide, maladie, violPourquoi les livres destinés aux ados sont-ils si noirs ?. Le réalisme qui prévaut dans ce secteur de l’édition jeunesse ne cesse de déclencher des réactions depuis la naissance du genre dans les années 1970.

Autre classique, la violence, visée par les censeurs de tous les pays et de toutes les confessions. Déjà en 1999, une monumentale étude sur la censure dans la BD s’intitulait ironiquement On tue à chaque page !35Crepin, Thierry et Groensteen, Thierry (coord.), Editions du temps, 1999.. On notera cependant que la représentation explicite de la violence physique reste très peu fréquente. En témoigne l’ellipse narrative dans l’album de Jon Klassen, I Want My Hat (2011, trad. Milan), destiné aux lecteurs de 4 ans. Pourtant, une analyse des effets de cette ellipse sur le lecteur expliquerait combien l’impact du geste meurtrier est accru par le procédé… Il est des fois où « montrer » n’est pas le plus impressionnant… Les censeurs peuvent-ils le comprendre?

Une étude récente consacrée à la représentation de la guerre de 14-18 conduit à un constat désolant : cette littérature, pacifiste dans son ensemble, évite d’aborder la question des causes politiques et économiques du conflit36Exposé donné à Marseille (C.R.L., 11 décembre 2014), publication en anglais fin 2015. Sur un corpus de 22 œuvres récentes (1998-2013), une seule (Jimenes Guy) mène le lecteur à réfléchir aux causes économiques et politiques de la guerre.. On confirme ici un autre tabou de la littérature jeunesse : l’engagement politique, au-delà du politiquement correct le plus consensuel.

Une évolution ?

Dans le domaine de l’amour et du sexe, on va vers une plus grande variété des sujets, conformément aux changements qui affectent la société, mais leur traitement reste marqué par des procédés littéraires qui conduisent en pratique à une censure des contenus les plus problématiques : escamotage d’une scène délicate par l’ellipse narrative, choix d’une focalisation par un personnage adolescent qui restreint la perception/vision… Ces procédés sont des constantes de la littérature pour la jeunesse : ils participent à un ensemble de moyens destinés à protéger le lecteur. On en trouvera ailleurs une analyse détaillée pour le très polémique Quand les trains passent de Malin Lindroth, traduit du suédois et publié dans la collection « D’une seule voix » (Actes Sud Junior, 2007)37Revue Parole, Lausanne, 2/2008, p.10-11. Disponible en ligne..

L’exemple de l’homosexualité dans le roman pour adolescents montre comment un motif émerge peu à peu et s’installe comme une composante banalisée du paysage littéraire. Entre la France et l’Allemagne ou la Suède, on observe bien sûr un décalage temporel assez net, lié à l’évolution des mentalités, mais le parcours reste le même : le motif est d’abord présent dans la périphérie du récit (décor ou personnage secondaire). Il se rapproche ensuite du cœur de l’action (un ami du héros, par exemple). Le roman peut alors se focaliser sur l’homosexualité, avec un héros principal qui fait son coming out. Dernière étape, la banalisation et la normalisation, car l’essentiel de l’intrigue est désormais ailleurs38Voir aussi Livres Hebdo n° 622, 18 novembre 2005, qui titrait Qui a peur de l’homosexualité ? et présentait la réaction des bibliothécaires à l’intervention de la pédiatre Edwige Antier (par ailleurs 1 ère adjointe au maire du 8e arrondissement) contre l’album Jean a deux mamans d’Ophélie Texier (L’Ecole des loisirs)..

Une comparaison39Hallut François, La censure et l’autocensure dans le roman pour adolescents, Université de Liège, 2012. Uniquement sur des romans francophones. entre 16 romans parus en collection « Médium » (L’Ecole des loisirs) en 2010 et 10 romans de la collection « Travelling » (Duculot) entre 1972 et 1975 confirme que « la littérature adressée aux adolescents s’est affranchie de certaines limites et a évolué vers une liberté accrue » (p.104). Cette étude atteste d’une évolution nette de la langue et des options narratives, mais aussi des thèmes tabous avec de nouveaux sujets : monoparentalité, suicide, addictions diverses… On observe néanmoins le maintien systématique d’une position morale, désormais délivrée au lecteur par le biais de procédés « invisibles » fondés sur l’implicite40Voir Delbrassine Daniel, « Le roman pour la jeunesse : un roman éducatif qui ne dit jamais son nom », Littérature, langue et didactique – Hommages à Jean-Louis Dumortier, Presses universitaires de Namur, 2014, p. 51-70..

Par Daniel Delbrassine, article paru dans la revue Lecture Jeune n° 155 (automne 2015)

Daniel Delbrassine

Daniel Delbrassine enseigne en lycée technique et à l’Université de Liège. Sa thèse de doctorat sur « Le roman contemporain adressé aux adolescents » a été publiée en France (CRDP Créteil et La Joie par les livres, 2006) et il intervient régulièrement dans la formation continue des bibliothécaires et des enseignants en Belgique, en France et en Suisse. A l’Université de Liège, il travaille au département de Langues et Littératures Modernes, et il est aussi chargé du cours de « Littérature pour la jeunesse ». Ses domaines de recherche sont la littérature pour la jeunesse contemporaine, le conte traditionnel, la didactique du français langue maternelle et de l’espagnol langue étrangère.

Le sujet vous intéresse ?
Retrouvez notre n°155 (Auto)censure

Références

  • 1
    Cruz Juan, « Prohibir un libro es invitar a leerlo », El País, 2 novembre 2013.
  • 2
    Cercle de la librairie, 2007.
  • 3
    Voir notamment les études comparatives (p.133-180) et l’approche de la censure (p.272-287) dans Delbrassine, Daniel, Le roman pour adolescents aujourd’hui. Ecriture, thématiques et réception, La Joie par les livres/CRDP Académie de Créteil, 2006.
  • 4
    Stegassy Ruth, « Le polar fait son théâtre. Entretien avec Malika Ferdjoukh » in Ballanger, Françoise (dir.), Enquête surle roman policier pour la jeunesse, La Joie par les livres/Paris Bibliothèque Editions, 2003, p. 41-44.
  • 5
    Flammarion, 2002.
  • 6
    Voir l’étude de Jean-Yves Mollier, Le Monde, 14 mars 2014.
  • 7
    Tous à poil !, Le Rouergue, 2011.
  • 8
    Voir par exemple La Revue des livres pour enfants n° 170, juin 1996, p. 90-91.
  • 9
    Voir El País, 2 novembre 2013.
  • 10
    Le champ d’application de la loi serait pourtant déjà couvert par le droit commun, selon Laurent Merlet, avocat au barreau de Paris. (Livres Hebdo n° 632, 10 février 2006).
  • 11
    « La littérature de jeunesse, la Russie et son temps », Hors cadre(s) n°16, mars 2015, p. 36-39.
  • 12
    Éditions Ki-oon, 2015. Inspiré de l’expérience personnelle de l’auteur, ce titre met en scène un mangaka confronté à la censure de son œuvre, voir Lecture Jeune n°154, notice 36 (ndlr).
  • 13
    Voir les travaux de Mark I. West.
  • 14
    Fondée en 1954 par la Comics Magazine Association of America, la CCA est dirigée par Charles F. Murphy, magistrat spécialisé dans la délinquance juvénile. Cette tentative de régulation par les éditeurs est une forme d’autocensure.)
  • 15
    Pilkey Dav, Captain Underpants, selon l’American Library Association (ala.org) citée dans la newsletter Censorship News n° 119, automne 2013.
  • 16
    Traduit en France sous le titre Les Aventures de Capitaine Slip (Pilkey Dav, Le petit Musc, 2001).
  • 17
    Liste de la Modern Library, vieille maison d’édition aujourd’hui institution dans le paysage éditorial, d’après la newsletter Censorship News n°119, automne 2013.
  • 18
    Voir Kinder- und Jugendliteraturforschung, cahier 1/2013, Institut für Jugendbuchforschung, Goethe Universität, Frankfurt.
  • 19
    Les livres pour enfants censurés.
  • 20
    Les enfants vont se déguiser autrement.
  • 21
    « Kinderbücher, Die kleine Hexenjagd », Die Zeit, 17 janvier 2013.
  • 22
    Jim Bouton et Lucas le chauffeur de locomotive, traduit par Jean-Claude Mourlevat en 2004.
  • 23
    Le roi de la mer du sud.
  • 24
    Kinder- und Jugendliteraturforschung, cahier 1/2013, Institut für Jugendbuchforschung, Goethe Universität, Frankfurt, p.16-18.
  • 25
    Ghazy Randa, Flammarion, 2002.
  • 26
    Le Rouergue, 2007.
  • 27
    L’Ecole des loisirs, Medium, 2000.
  • 28
    Le Monde, 14 novembre 2014. Le personnage principal étant homosexuel, plusieurs représentations ont été annulées par peur des réactions des parents d’élèves, compte-tenu du mouvement de contestation autour des ABCD de l’égalité (ndlr).
  • 29
    Golding William, Gallimard, Du monde entier, 1956.
  • 30
    Voir la collection belge Travelling (Duculot) dans les années 1970.
  • 31
    Par exemple Maret, Pascale, Le monde attend derrière la porte, Thierry Magnier, 2009.
  • 32
    Par exemple Adam, Olivier, La messe anniversaire, L’Ecole des loisirs, 2003. Voir Delbrassine, Daniel (2006), opus cité, p. 332-337.
  • 33
    Green, John, Nos étoiles contraires, Nathan, 2012.
  • 34
    N°36, novembre 2003.
  • 35
    Crepin, Thierry et Groensteen, Thierry (coord.), Editions du temps, 1999.
  • 36
    Exposé donné à Marseille (C.R.L., 11 décembre 2014), publication en anglais fin 2015. Sur un corpus de 22 œuvres récentes (1998-2013), une seule (Jimenes Guy) mène le lecteur à réfléchir aux causes économiques et politiques de la guerre.
  • 37
    Revue Parole, Lausanne, 2/2008, p.10-11. Disponible en ligne..
  • 38
    Voir aussi Livres Hebdo n° 622, 18 novembre 2005, qui titrait Qui a peur de l’homosexualité ? et présentait la réaction des bibliothécaires à l’intervention de la pédiatre Edwige Antier (par ailleurs 1 ère adjointe au maire du 8e arrondissement) contre l’album Jean a deux mamans d’Ophélie Texier (L’Ecole des loisirs).
  • 39
    Hallut François, La censure et l’autocensure dans le roman pour adolescents, Université de Liège, 2012. Uniquement sur des romans francophones.
  • 40
    Voir Delbrassine Daniel, « Le roman pour la jeunesse : un roman éducatif qui ne dit jamais son nom », Littérature, langue et didactique – Hommages à Jean-Louis Dumortier, Presses universitaires de Namur, 2014, p. 51-70.