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Prix littéraire et censure

Lorsque Le Faire ou mourir1Le Rouergue, « Doado », 2011. de Claire-Lise Marguier a été sélectionné pour le prix à destination des adolescents de l’association Colères du présent, ce titre a provoqué une levée de boucliers de la part de certains chefs d’établissements. François Annycke, coordinateur de l’association, explique les raisons invoquées par ceux qui souhaitaient l’éviction de ce livre et les réactions qu’elle a suscitées.

Marieke Mille : L’association Colères du présent organise le prix « Ados en colère ». Comment fonctionne-t-il ?

François Annycke : Depuis 7 ans, 500 collégiens et lycéens de 17 établissements scolaires du bassin minier du Pas-de-Calais, autour de Liévin et d’Arras, remettent ce prix. 5 livres sont sélectionnés par le comité de pilotage, auquel participent les documentalistes et les professeurs qui le souhaitent. Nous faisons en sorte que les ouvrages soient en prise directe avec l’actualité, sur des sujets qui touchent les jeunes parce qu’ils les vivent ou parce qu’ils connaissent des personnes dans cette situation, comme le harcèlement au collège ou le placement en famille d’accueil, par exemple. Ce principe, déterminé par l’association, par les enseignants et par le Conseil départemental du Pas-de-Calais qui finance et dote le prix, est vraiment la cheville ouvrière du projet depuis le départ. Les textes choisis un an auparavant sont mis en lecture en septembre par les documentalistes qui invitent les adolescents à des « dégustalivres » lors desquels ils présentent les ouvrages par une saynète ou par une mise en voix pour encourager les jeunes à s’inscrire. La démarche est en effet volontaire. Jusqu’au mois d’avril de l’année suivante, des lectures et des débats sont organisés au sein des établissements scolaires sur chaque livre pour que les jeunes expriment leurs préférences. Nous les encourageons également à rédiger des chroniques, à réaliser des mises en scène, des vidéos, des expositions… Les adolescents les présentent ensuite à leurs camarades pour leur donner envie de lire, puis le jour de la remise du prix. Celle-ci clôt l’année de travail et permet aux jeunes de rencontrer les auteurs sélectionnés ainsi que des professionnels dont l’activité est liée aux thématiques abordées. Le prix s’articule vraiment autour du lien entre le réel et la fiction : comment le réel se nourrit-il de la fiction et comment la fiction éclaire-t-elle le réel ? Lors des échanges sur Ma mère à l’Ouest2Mijade, 2012. d’Eva Kavian, dans lequel l’héroïne est placée en famille d’accueil, nous avions convié des travailleurs sociaux. Pour Frangine3Sarbacane, «Exprim’», 2013. de Marion Brunet, l’histoire d’une fille qui a du mal à trouver sa place au collège et dans sa famille homoparentale, l’association SOS homophobie est venue parler du sujet.

MM : Entre le thème et l’écriture, comment orientez-vous la sélection ?

FA : C’est un prix littéraire, donc la priorité est la littérature. Entre deux livres qui traitent du même sujet, nous essayons de garder celui qui nous semble le mieux écrit. Après, ce sont les jeunes qui choisissent et, heureusement, ils ont parfois des choix différents des nôtres. La qualité littéraire prime néanmoins sur le sujet sinon ce n’est plus un prix littéraire, mais un prétexte à débat.

Nous faisons en sorte que les ouvrages soient en prise directe avec l’actualité, sur des sujets qui touchent les jeunes parce qu’ils les vivent ou parce qu’ils connaissent des personnes dans cette situation, comme le harcèlement au collège ou le placement en famille d’accueil, par exemple.

MM : Vous avez été confrontés à un cas de censure avec Le faire ou mourir de Claire-Lise Marguier.

FA : En 2013, ce titre avait été sélectionné unanimement par l’association, par la médiathèque départementale du Pas-de-Calais et par les documentalistes et les professeurs du comité de pilotage. Une polémique s’est instaurée autour de ce livre, notamment dans les médias et dans certaines associations, qui l’accusaient de faire l’apologie de la scarification. Le personnage principal est dans une sorte de malaise permanent. Le comité d’organisation avait notamment apprécié que le livre se termine par deux fins ; soit le personnage réussit à mettre des mots sur ses maux, soit il ne réagit pas et tout explose. Ce très beau roman avait aussi été choisi car il permet d’aborder différentes questions comme la scarification, le rapport à l’autre, le harcèlement, la sexualité, l’amour… Cependant, lors de la réunion d’organisation en septembre, 9 des 17 responsables des établissements participant au prix nous ont laissé le choix entre retirer le livre de la liste ou les voir quitter le prix suite à cette polémique. La situation était compliquée, d’autant que l’association changeait de présidence. Aucun représentant ne pouvait donc porter l’affaire. En outre, le prix est financé par le Conseil départemental qui était dans une vacance politique suite au départ de la vice-présidente de la culture. Ces trois raisons nous ont poussés à accepter le rapport de force et à retirer le livre de la liste pour ne pas pénaliser les jeunes. Nous n’avons pas voulu remplacer le livre, la sélection n’en contenait donc que quatre cette année-là. C’est la politique de la chaise vide. Le département offre deux exemplaires de chaque ouvrage sélectionné aux centres de documentation de chaque collège et certains chefs d’établissement ont été jusqu’à demander aux documentalistes de rendre les livres. Quelques enseignants les ont alors cachés pour pouvoir les proposer quand même aux jeunes. C’est un acte de résistance à souligner.

MM : Les chefs d’établissement s’étaient-ils concertés ou est-ce un épiphénomène qui s’est répandu ?

FA : Ce fut une espèce de coup de théâtre. Un chef d’établissement a porté la critique et a contacté les autres pendant l’été. A la réunion de septembre, certains étaient présents alors que généralement ce sont uniquement les documentalistes, les professeurs et l’organisation qui se réunissent. Avant la séance de travail, ils ont pris la parole puis ils sont partis tout de suite sans possibilité de débat. Cette décision a vraiment été imposée de manière unilatérale, directement dans un rapport de force.

Pouvoir utiliser un livre pour débattre et pour permettre à des adolescents de s’exprimer ou de changer de regard fait partie de notre mission mais aussi du rôle de la littérature.

MM : Comment les jeunes ont-ils vécu l’éviction du livre ?

FA : Les documentalistes et les professeurs leur ont expliqué que les chefs d’établissement avaient mis leur veto et retiraient le livre de la liste, même si, normalement, le jury de sélection est souverain, ce qui a effectivement provoqué la frustration des adolescents. Le jour de la remise du prix, ils ont beaucoup parlé du roman. Ceux qui l’avaient déjà lu n’ont pas compris pourquoi il avait été refusé. D’autres titres peuvent aussi être très violents, très émouvants, très passionnels, pourquoi celui-là ? C’était énigmatique. D’autant que faire silence sur un sujet ne l’empêche pas d’exister. Pouvoir utiliser un livre pour débattre et pour permettre à des adolescents de s’exprimer ou de changer de regard fait partie de notre mission mais aussi du rôle de la littérature.

MM : Comment avez-vous réagi ?

FA : Notre réaction a eu lieu dans un second temps. La vice-présidente de la culture a changé, un nouveau président est arrivé, tout s’est remis en place et nous nous sommes demandé ce que nous pouvions faire face à la censure de ce titre pour des principes ou des idées assez fallacieuses. Ce n’est pas parce qu’ils lisent un livre que les jeunes vont se mettre à se scarifier. Les présidences de Colères du présent et du Conseil départemental ont fait un courrier commun pour souligner que ce serait la seule et unique fois que nous cédions à un chantage. Comme les chefs d’établissement ont refusé le dialogue que nous leur proposions, nous avons décidé de promouvoir le livre d’autant plus. Claire-Lise Marguier et son éditrice, Sylvie Gracia, ont été invitées au Salon du livre d’expression populaire et de critique sociale qui a lieu chaque année le 1er mai, soit une quinzaine de jours après la remise du prix « Ados en colère ». Les chefs d’établissement avaient été conviés à participer au débat, mais ils ne sont pas venus. Pour aller plus loin que l’organisation d’un événement unique, nous avons accompagné deux artistes, Sophie Boulanger et Thomas Baelde, dans la conception d’une lecture. Depuis presque 2 ans maintenant, le spectacle tourne auprès de publics différents : des éducateurs, des lycéens, des collégiens… Cette lecture suscite encore de l’intérêt de la part des adolescents, mais aussi du personnel pédagogique, qui y voit un moyen de parler de ce sujet difficile à manier dans un cadre scolaire habituel. Nous continuons à soutenir Claire-Lise Marguier, si bien que nous sommes associés à Thomas Baelde, Sophie Boulanger et Soazic Courbet, une libraire de Dialogues Théâtre à Lille, dans l’organisation d’un festival de littérature pour adolescents, « émoi et moi » sur les questions de l’identité et de l’amour à partir de Le faire ou mourir. Finalement, un interdit qui pèse sur un livre permet de le mettre encore plus en valeur.

MM : Quelles ont été les réactions des établissements qui ne s’opposaient pas à la sélection du titre ?

FA : Le livre n’était plus en compétition, donc il a été retiré de la liste pour tous. En revanche, nous proposons à tous les établissements qui participent au projet d’accueillir le spectacle de Thomas Baelde et Sophie Boulanger. Certains établissements qui font partie du prix, notamment parmi ceux dont la hiérarchie avait refusé la présence du livre dans la sélection, sont venus voir la performance sans forcément toujours en référer à leur chef, ou en profitant de certains vides administratifs. La lecture est toujours accompagnée d’une rencontre avec les acteurs, mais aussi parfois avec une pédopsychiatre, ce qui permet d’avoir des éléments d’analyse. Ce type de censure laisse cependant des traces. Lors de nos débats pour la sélection 2016, par exemple, les documentalistes se sont interrogés sur la possible réaction de leurs chefs d’établissements à propos d’un titre, en rappelant Le faire ou mourir. La censure qui émanait de la direction s’intègre ainsi dans la sélection et commence alors à déborder puisqu’elle devient de l’autocensure. Je refuse que cet argument intervienne dans le choix des livres qui doit se fonder sur l’aspect littéraire.

Entretien avec François Annycke, propos recueillis et mis en forme par Marieke Mille, article paru dans la revue Lecture Jeune n° 155 (automne 2015)
©Pascaline Chombard

François Annycke

Coordinateur de l’association Colères du présent, François Annycke est également responsable d’En toutes lettres, une structure d’accompagnement de projets culturels, notamment littéraires, fondée en 2009. L’accompagnement peut se faire sur diverses missions : programmation, communication, rédaction, recherche de financements… En toutes lettres fait partie du collectif « Espace du 57 ».

Le sujet vous intéresse ?
Retrouvez notre n°155 (Auto)censure

Références

  • 1
    Le Rouergue, « Doado », 2011.
  • 2
    Mijade, 2012.
  • 3
    Sarbacane, «Exprim’», 2013.