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Bibliothèques hybrides

Xavier Fabre et Vincent Speller, architectes, explorent dans cet article − initialement paru dans Architecture et Bibliothèque (presses de l’Enssib, 2012) − les mutations en œuvre dans le monde de l’information et des pistes permettant d’apercevoir ce que pourrait être la bibliothèque de demain.

Bibliothèques, librairies, médiathèques… Les lieux de lecture et de documentation publiques ont évolué rapidement ces vingt dernières années à partir des attentes du public. L’espace du livre s’est ouvert successivement à de nouveaux supports et médias − son, bande dessinée, image, film… − et cherche à s’adapter, à présent, aux apports du numérique. Cette révolution de l’information semble vouloir atteindre l’architecture même et l’organisation des médiathèques et parfois remettre en cause jusqu’à leur existence. La lecture publique a-t-elle un avenir? En effet, à quoi bon des médiathèques quand tout arrive sur nos portables ou nos écrans individuels, à quoi bon des espaces publics quand tout le monde peut se retrouver sur les réseaux sociaux d’Internet? Souvent posée en ces termes, la question laisse croire que ce sont les évolutions technologiques qui induisent inéluctablement les nouveaux comportements et cet aveuglement nous empêche de comprendre les mutations plus profondes qui sont en cours. Nous en distinguerons trois pour construire une première réponse :

La résilience du livre

La fin annoncée du livre n’est pas près d’avoir lieu. Ne serait-ce que parce que le livre est un objet, dense, léger, maniable, utilisable sans médium ; limitée ne serait-ce qu’à un titre sur une couverture papier, cette présence matérielle le rend pour partie indestructible. Toute production culturelle a besoin, en effet, pour être légitimée, d’exister par une documentation, une reproduction ou un texte. Tout retourne un jour au livre, à l’écrit ; et même la production numérique la plus virtuelle finira pour une part dans des mots imprimés. Le livre conserve cette force d’être le réceptacle ultime de tous les sujets, toutes les histoires, trace tangible et transmissible d’une pensée, en objet. Grâce à sa fonction de conservation de savoir, sa valeur de produit «commercial» au sens le plus noble du terme et de sa force « d’objet publicitaire», le livre est encore considéré comme un outil social indispensable de distinction. La seule production éditoriale actuelle témoigne de sa vivacité et de celle du lectorat. Il existe donc bien une résilience du livre au-delà des attraits des nouvelles technologies.

L’indispensable médiation

Si le livre ne disparaît pas, ses usages évoluent considérablement. On constate, dans toutes les médiathèques, l’augmentation des rubriques de documentation pratique et de loisirs, le caractère exponentiel des emprunts de films et de documents visuels, l’explosion de l’événementiel et des effets de mode… Le lectorat public n’est pas très différent de celui d’une grande librairie privée. Gratuité et médiation sont dès lors les deux avantages essentiels que conservent les médiathèques, en plus d’un fonds largement diversifié. Or c’est cette médiation, disparue des grandes librairies commerciales, qui est attendue d’un public largement curieux et perdu devant la diversité de l’offre culturelle. Les nouveaux médias offrent un foisonnement labyrinthique à quiconque veut s’informer, apprendre, ou simplement lire. Les médiathèques proposent, en revanche, un classement, un ordre documentaire, une aide à la recherche, une invitation à la lecture auxquels sont attentifs les nouveaux usagers, bien plus qu’on ne le croit. L’indispensable médiation, c’est aussi le rôle majeur joué par les bibliothécaires dans leur travail de conseil, mise en valeur, orientation vers des ouvrages moins demandés, des auteurs oubliés, des sujets effacés. Cette demande de médiation n’apparaît pas dans les statistiques culturelles car elle concerne plus la documentation pratique, jugée moins noble que la littérature…Mais c’est là aussi l’évolution des médiathèques : répondre à une demande croissante d’information sur des sujets de plus en plus diversifiés.

L’imaginaire des lieux

Trois modèles ont marqué l’évolution architecturale des bibliothèques publiques : l’espace de conservation des livres et du savoir (Étienne-Louis Boullée, projet de bibliothèque publique des Capucines, 17841Voir le dessin dans Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b77010353 : les gradins des livres sous une voûte unique), l’espace de la lecture savante, montrant l’élaboration des savoirs (Henri Labrouste, grande salle de la Bibliothèque nationale, 1854-1875 : les tables de lecture sous les voûtes multiples), l’espace étendu du supermarché du livre derrière ses façades vitrées (modèle de l’accessibilité du livre à tous, et de la diversité des genres…). Ces trois modèles renvoient à un imaginaire commun et fortement inscrit dans notre culture des Lumières : l’image de l’étendue des savoirs et des récits, la notion d’une réserve indispensable mais que l’on peut contempler d’un regard. Dans la mutation technologique que connaît le monde de l’information, cet imaginaire spatial du savoir persiste, voire se trouve renforcé par la multiplication des supports et moyens de diffusion. La dématérialisation de l’information appelle une matérialisation accrue des lieux de conservation du savoir − trop souvent jusqu’à l’emphase architecturale. Le constat, évident à présent, est que les différents modes de diffusion et transmission du savoir se superposent sans se neutraliser et coexistent dans les mêmes lieux sans s’opposer. Cette accumulation cherche sa forme d’expression. Ainsi l’imaginaire des lieux de la lecture et du savoir se renforcent et prennent une consistance nouvelle : toutes les pratiques, toutes les documentations, toutes les géographies, tous les arts… se rejoignent en un même lieu, où se côtoient livres papier et supports écran.

La transformation des médiathèques

On peut imaginer, à partir de ces tendances de mutation des usages, la transformation des médiathèques actuelles et les nouveaux modèles architecturaux qu’elles tentent d’inventer :

  • la médiathèque-labyrinthe, qui ne cherche plus à organiser l’étendue des savoirs, mais valorise le foisonnement et les croisements des supports ;
  • la médiathèque-vitrine, qui joue sur l’attractivité, l’événementiel et les espaces d’exposition, en façade de rayonnage ;
  • la médiathèque-cocon, qui réserve des ambiances diversifiées de lecture et de découverte et privilégie l’intimité du lecteur avec l’entourage ;
  • la médiathèque-intégrée qui disparaît dans l’espace commercial et se pense comme simple service en dehors de toute monumentalité ou autonomie…

Cette analyse comparative reste à faire avec précision, en essayant de comprendre les modes de fonctionnement induits et les comportements des usagers, de façon à mieux cerner les évolutions à venir. Cependant des constantes apparaissent déjà ; il s’agit de les souligner pour percevoir l’avenir :

  • l’attractivité des médiathèques reste forte et le livre n’a rien perdu de son aura, il reste le fédérateur puissant des nouveaux supports d’information ;
  • la demande s’ouvre à des ouvrages et supports de plus en plus diversifiés qui font percevoir les médiathèques comme des lieux de documentation voire de formation plus que comme des espaces destinés à la lecture de formes littéraires ;
  • les nouveaux médias, qui incitent à une utilisation individualisée, trouvent un espace d’initiation à l’intérieur même des médiathèques ;
  • le « zapping » culturel devient la pratique dominante et interpelle les valeurs de «plaisir du texte» et les enjeux culturels de développement de l’imaginaire.

La mobilité qui change la ville

L’évolution des modes de vie et l’organisation (ou désorganisation) nouvelle du travail constituent un autre aspect majeur de l’évolution des pratiques des médiathèques. Cet aspect est rarement abordé, car les implantations des médiathèques répondent souvent à une vision consensuelle de l’espace urbain, valorisant le centre-ville comme lieu de culture, dont il faut maintenir l’attractivité symbolique en parallèle de sa valeur commerciale et historique.

Cependant, les comportements ont considérablement évolué sous l’influence des nouveaux rythmes de travail, de l’éclatement des parcours, des temps passés en déplacement, et des nouveaux positionnements commerciaux… Cette nouvelle donne des fonctionnements urbains rend parfois obsolètes ou complexes, en termes d’accessibilité, des lieux qui paraissaient centraux et attractifs il y a dix ans. Souvent les médiathèques ne sont plus accessibles qu’à une part réduite et motivée de la population. Dès lors que le développement de l’emprunt rapide prend le pas sur le temps de découverte du livre, la médiathèque ne peut plus être le seul prétexte d’un déplacement en ville, elle doit être associée à d’autres usages, sans pour autant s’identifier à un «fast-book».

Les pistes d’une transformation

Quelles sont les pistes d’une transformation progressive des lieux de lecture et de documentation publique? À partir des évolutions décrites, quelques axiomes peuvent être énoncés:

  • les nouvelles technologies offrent un outil fantastique aux médiathèques : la mise en réseau, c’est-à-dire la notion d’étendue ouverte pour la technique des supports informatiques et numériques. Celles-ci appellent une nouvelle mise en scène des savoirs et une médiation ;
  • fortes de cette ouverture, les médiathèques peuvent assumer des localisations au cœur des réseaux d’échange et de communication, au plus proche des déplacements, car elles fonctionnent à présent sur une image de mobilité. La présence en centre-ville doit être complétée par l’association à des activités diversifiées : centres commerciaux, services publics ou sociaux, espaces de loisirs, restauration…;
  • la médiathèque n’est plus le monument du savoir mais le savoir en mouvement. Elle devient inéluctablement un lieu de passage, d’emprunt, de découverte et doit en même temps offrir cette part d’inattendu que comporte tout texte ou tout récit. Elle doit incorporer deux temporalités, une lente et une rapide…;
  • si la demande dominante est pratique, documentaire, associée aux loisirs du film, de l’image ou du son, elle reste également un lieu d’ouverture vers la littérature et l’imaginaire; tout l’enjeu culturel est d’offrir ce passage;
  • des activités très diversifiées peuvent trouver place et raison d’être dans les médiathèques : formations informatiques, cours de cuisine, projection de courts-métrages, récits de voyage, contes pour tous, écriture poétique, exercices de gymnastique, soit, en fin de compte, une forme ludique d’université populaire ;
  • toutes ces activités trouvent leurs traces et leurs origines dans des livres ou des documents qui renforcent l’évidence de l’utilité de l’écrit et l’ouverture sur une chaîne de connaissances. Par exemple, le jardinage ouvre sur l’histoire des plantes, la nutrition, la médecine, l’art des jardins et la composition des sols… Seuls le livre et ses dérivés relient tous ces domaines  ;
  • cette ouverture à la vie quotidienne ne doit pas atténuer l’attraction de l’imaginaire.
    Les lieux mêmes des médiathèques doivent perpétuer une lecture du réel par la présentation organisée des différents ouvrages et notamment préserver une place évidente à la littérature ;
  • cette place peut garder la forme des salons de lecture ou des anciennes salles de travail. Ainsi, il semble indispensable, au-delà de l’agitation du réel, d’offrir une place manifeste au plaisir de la lecture, à l’abandon du lecteur, et de réintroduire des espaces dédiés à la lecture silencieuse ;
  • la médiathèque du futur sera celle qui offrira la gamme étendue de tous les plaisirs du texte et préservera, à côté de la modernité des approches des nouveaux médias, des espaces anachroniques de silence et de simple lecture.

C’est en cela que les médiathèques se construisent progressivement une identité hybride, associant les formes les plus anciennes de la lecture à de nouvelles activités sociales de formation, de développement personnel et de rencontres.

Ces nouveaux équipements ne doivent pas imiter les formes commerciales de diffusion du livre et des médias qui surfent sur l’événementiel et la sélection du marché, mais inventer un nouvel espace public du fait culturel qui préserve une vision lente et étendue des savoirs.

Par Fabre/Speller, article paru dans la revue Lecture Jeune 148 (décembre 2013)

Fabre/Speller

L’agence d’architecture Fabre/Speller construit depuis vingt-cinq ans des édifices simples et quotidiens, soucieux de la qualité urbaine, architecturale et technique, en cherchant à toujours suivre la même ligne architecturale : construire la ville et servir l’usage. Témoignant d’une approche économe
et discrète du projet, Xavier Fabre et Vincent Speller ont néanmoins réalisé plusieurs édifices remarqués : le centre d’art du Creux de l’Enfer à Thiers, le centre d’art de Vassivière avec Aldo Rossi, les laboratoires de mathématiques de la faculté de Nice, le théâtre de la Cité internationale à Paris, la tour de la gare à ClermontFerrand, la salle de concert du Théâtre Mariinsky à Saint-Pétersbourg, et aussi la rénovation du Théâtre national populaire à Villeurbanne en 2011. Plusieurs médiathèques sont issues de leurs travaux : celles de Dole, de Bourgoin-Jallieu et de Lannion ; la réhabilitation de la Grenette, ciné-ma-médiathèque d’Yssingeaux, de leur fait.

Références