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Des romans violents ? Points de vue d’éditeurs

Lecture Jeune a souhaité s’entretenir avec les éditeurs1Lecture Jeune a souhaité rencontrer prioritairement les éditeurs des titres proposés dans son corpus : les éditions Actes Sud Junior et la collection « D’une seule voix », les éditions Sarbacane et la collection « Exprim’ », les éditions Milan et la collection « Macadam », les éditions du Rouergue et la collection « DoAdo » et enfin, les éditions du Panama. directement concernés par la polémique sur ces titres qui semblent « déranger » certains prescripteurs. Nous les avons interrogés sur leurs politiques éditoriales, les questions de censure ou encore sur leur responsabilité en tant que professionnels du livre.

Des collections modernes et innovantes

Force est de constater que les éditeurs rencontrés revendiquent une démarche originale dans leur politique éditoriale et ont voulu proposer des titres qu’ils ne lisaient pas dans d’autres maisons d’édition et qui répondaient, selon eux, à une demande du public adolescent et à un créneau inexistant. Ainsi, d’après Tibo Bérard, qui a créé et qui dirige la collection « Exprim’ », celle-ci se fait « l’écho d’une culture urbaine et moderne, tout en proposant de nouvelles voix, en mesure de toucher de nouveaux lecteurs ». Chloë Moncomble qui gère la collection « Macadam » chez Milan souhaitait quant à elle « ne pas faire comme les autres éditeurs », sans pour autant s’orienter nécessairement vers un catalogue composé de romans réalistes ou teintés de violence.

Aucun des éditeurs ne plaide pour une politique éditoriale où la violence serait un « credo » ou un « faire-valoir ». Mais tous reconnaissent que les textes « forts » et « dérangeants » donnent parfois plus de matière à la fiction et à l’oeuvre littéraire que l’humour et la futilité. Comme le précise Claire David, qui dirige avec Jeanne Benameur la collection « D’une seule voix » chez Actes Sud Junior, les textes reçus sont rarement drôles : « La littérature n’est pas légère, qu’elle soit destinée aux adultes ou aux plus jeunes ! » C’est également ce que souligne Sylvie Gracia des éditions du Rouergue. Tibo Bérard tient même à ajouter que, selon lui, « quand l’auteur travaille à “tordre la langue”, la violence infligée aux codes littéraires peut sans doute influer le récit. ». Ainsi, pour le directeur de la collection « Exprim’ », la thématique devient secondaire et ce qui importe est de proposer une expérience artistique et littéraire forte ; la noirceur en étant peut-être un corollaire… Florence Barrau, des éditions Panama, conçoit, elle, la publication de littérature jeunesse comme un espace de liberté, plus vaste qu’en littérature générale.

Une violence inhérente à l’adolescence ?

Selon Claire David, « c’est la vertu de l’écriture de dénoncer ce qui fait mal et cela se fait le plus souvent de façon tragique ». Par ailleurs, la littérature permet de mettre à distance la violence. Sylvie Gracia évoque ainsi « une liberté de reconstruction », une possibilité d’élaborer des images qui est offerte au lecteur par les mots, contrairement « au cinéma où l’image “absorbe” le spectateur et lui enlève cette possibilité. »

L’adolescence serait-elle par essence marquée par la violence ? D’après Florence Barrau, des éditions Panama, « c’est un âge un peu trouble où l’on est à la croisée des chemins. On se pose beaucoup de questions. On est vulnérable. On est capable de tout. Et Janne Teller, dans Rien, évoque exactement ce moment-là. » Sylvie Gracia pense également que « l’adolescence, telle qu’elle est constituée, se confronte à la limite et à la violence ». Enfin, Chloë Moncomble estime que « les ados aiment ce qui est “très noir” et que l’on peut sortir quelque chose de positif de cette noirceur ». La violence serait inhérente à cet âge de la vie, ce qui explique sa présence dans la littérature adolescente, même si parfois elle est exprimée avec paroxysme.

Des livres pour s’interroger

En fait, derrière la polémique, se cache l’idée selon laquelle la lecture peut avoir des répercussions sur un adolescent. Mais, selon les éditeurs, les jeunes lecteurs ne se posent pas toutes ces questions quand ils choisissent ces titres. Ce serait finalement une problématique d’adultes, s’interrogeant sur ce qui est ou non lisible par les adolescents. Chloë Moncomble estime que ce débat est « un marronnier qui revient régulièrement » dans les médias.

En effet, le débat ne date pas d’aujourd’hui et si « Exprim’ » est pointée du doigt, Sylvie Gracia rappelle qu’à l’époque de la sortie de Cité Nique-le-ciel de Guéraud, en 1998, on reprochait déjà aux éditions du Rouergue de « sortir des contraintes de la littérature de jeunesse ». Désormais, la collection « DoAdo » semble avoir une petite légitimité auprès des prescripteurs et, de fait, ils peuvent se permettre de proposer des titres plus audacieux. Par conséquent, l’éditrice pense que la polémique s’est déplacée sur d’autres collections comme « Exprim’ », plus récente.

En outre, les éditeurs insistent sur le fait qu’il faut proposer aux adolescents des romans qui les invitent à s’interroger. Comme le précise Claire David, « il faut forger leur esprit critique, rien n’est donné pour reçu »… tout en gardant à l’esprit que certains titres ont besoin d’un accompagnement car ils peuvent générer un malaise. Ainsi, dans Je mourrai pas gibier, autre titre de Guillaume Guéraud, le narrateur est le meurtrier, ce qui pose la question de l’identification du lecteur au personnage principal. Florence Barrau souligne également que Rien traite « d’une question métaphysique qui nous accompagne toute la vie », et il lui semblait intéressant de voir dans ce roman, « comment des adolescents réagiraient face à cette interrogation ». Mais elle mesure le fait que ce livre puisse être troublant et qu’il puisse nécessiter un dialogue avec le jeune lecteur : par conséquent, elle est beaucoup intervenue auprès des prescripteurs pour le défendre. 

Les titres incriminés

Les éditeurs sont unanimes : un titre n’est pas « dangereux » s’il présente des qualités littéraires indéniables et que le lecteur adolescent est interpellé. Florence Barrau d’ajouter que « le rôle d’un éditeur est aussi de proposer des titres qui vont déranger ». Outre Rien, l’éditrice a également publié Grand frère de Harald Rosenløw Eeg, un auteur norvégien et La Messagère de l’au-delà de l’anglaise Mary Hooper. Ces deux titres ont également été taxés de romans « difficiles », mais pour l’éditrice « tous les sujets peuvent être abordés, s’ils sont justifiés par un roman qui a de la valeur en termes littéraires ».

Chloë Moncomble a hésité avant de publier L’Affaire Jennifer Jones, mais cette lecture suscitait des interrogations et ne laissait aucun lecteur indifférent, par conséquent, il lui semblait légitime qu’il trouve sa place dans le catalogue de la collection « Macadam ».

Quand les trains passent…, dans la collection « D’une seule voix » chez Actes Sud Junior, a également été incriminé mais Claire David soutient qu’il traite essentiellement de la question de la lâcheté et de la culpabilité mais qu’il n’est nullement un texte « trash » qui justifierait par exemple le viol. Par ailleurs, « les événements sont mis à distance par les mots, on peut en discuter, ce qui signifie que l’on peut élaborer un travail critique ». Elle précise qu’il « ne s’agit pas de tout dire à n’importe quel moment de la vie mais de dire au plus juste ce que l’adolescent peut entendre et donc d’établir une relation. Il faut forger son esprit critique. »

En 2006, lorsqu’est paru Je mourrai pas gibier, Sylvie Gracia rappelle « qu’on lui reprochait d’être violent ou manichéen, d’avoir une langue crue, très orale. En quelque sorte, le livre dépassait les contraintes habituelles de la littérature jeunesse. Mais les jeunes qui ont aimé ce livre n’ont pas été gênés par la question de la violence. » Tibo Bérard, quant à lui, pour ce qui est d’Adieu la chair et Je reviens de mourir, réfute l’idée du « roman à thèse », pour privilégier plutôt une démarche artistique où fond et forme sont intimement liés : « Un auteur n’écrit pas pour “faire passer” un message. C’est une aberration. À mon idée, la fiction ne doit pas être asservie à la morale : elle “ne sert pas” à professer, ni même à dénoncer.»

Quand les trains passent…, Malin Lindroth

Responsabilité et censure

Les éditeurs distinguent donc nettement l’œuvre littéraire qu’il leur semble légitime de publier, de la question de la violence. Par conséquent, ils n’envisagent pas de se censurer. Pour Florence Barrau, « dès lors que l’on a envie de publier un texte, il n’y a pas de censure. Il y a quelque chose à transmettre. » Pour Chloë Moncomble, « un éditeur jeunesse n’oublie jamais qui est son lectorat ». Ainsi, ces textes « coups de poing » peuvent effrayer les prescripteurs tandis que, pour les éditeurs, ils seraient salutaires et adaptés au public visé. Enfin, pour Tibo Bérard, s’il faut bien sûr « éviter la violence gratuite », il estime qu’il « serait grave de censurer un auteur ».

Claire David envisage les choses positivement : « il y a une vigilance en littérature, contrairement à d’autres supports culturels ou de divertissement, et c’est heureux ! ». Et la polémique actuelle interpelle et montre bien que « la littérature a un poids ! » Les éditeurs se posent la question de la responsabilité en des termes littéraires et non éthiques. Ainsi, Sylvie Gracia d’ajouter que « si la position de l’auteur ne me plaît pas, je ne publie pas. Il y a des textes dont on ne sort pas indemne, mais qu’il faut publier ! ». 

Une offre destinée à une génération plutôt qu’une offre pour adolescents ?

Tibo Bérard oppose la notion traditionnelle du « roman ado » (écrit, voire formaté pour un lectorat précis) à celle d’un roman « en pleine jeunesse », qui touchera plus largement tous les lecteurs curieux, par sa contemporanéité, son inventivité. Cette jeunesse semblerait alors associée à la modernité et à l’avant-garde. Et à propos de la collection « Exprim’ », il ajoute : « Ce sont des romans qui appartiennent à une génération sans frontières au niveau des âges. La collection se fait l’écho d’une certaine culture chez les jeunes. La violence, selon moi, est présente dans notre réel, les formes culturelles modernes la prennent forcément en compte, mais sans en faire un “motif” essentiel comme elle semble l’être pour certains prescripteurs. » Comme l’ajoute également Chloë Moncomble, il faudrait reprendre l’expression anglaise de « Young adults » qui serait peut-être plus appropriée pour ce type de littérature. En effet, « Macadam » ou « Exprim’ » proposent des ouvrages qui s’adressent plus facilement à de jeunes adultes qu’à un public d’adolescents. La question serait finalement : quels romans pour quels adolescents ? Selon Sylvie Gracia, la production de nombreux titres violents serait attribuable à un « effet de mode », en quelque sorte. Florence Barrau va plus loin : « je trouve cela étrange de vouloir avoir “la collection à problèmes”, certains éditeurs voudraient en faire en quelque sorte un “créneau”. Mais c’est relativement loin de mon approche. Cela me semble dès lors devenir délicat, avec un risque de dérapage, car, des œuvres réussies, il n’y en a pas énormément. »

Des titres lus ?

Au-delà du débat actuel, Lecture Jeune a interrogé les éditeurs sur la réception de ces titres par les adolescents. Tibo Bérard a l’occasion d’observer ses lecteurs lors des salons : « Ils regardent la bande-son, sorte de playlist musicale que les auteurs de la collection proposent au début de leur roman, avant de lire la 4e de couverture. Il y a des lecteurs de tous les âges – et, dans l’ensemble, les chiffres de vente sont encourageants. Notre public peut avoir 15, 20 ou 35 ans. Les frontières sont poreuses et c’est tant mieux. » Florence Barrau répond en toute sincérité que Rien est un titre qui « commercialement n’a pas été un succès. Mais le but ici n’était pas de gagner de l’argent mais d’associer cet ouvrage à une politique éditoriale. » Aux éditions Milan, L’Affaire Jennifer Jones est réimprimé une à deux fois par an. « C’est un des best-sellers de la collection » pour reprendre les dires de Chloë Moncomble. Sylvie Gracia se montre pour sa part plus pessimiste : « Nos ouvrages sont lus surtout par les adultes, et il est difficile d’atteindre directement les lecteurs adolescents car les médiateurs font parfois barrage et hésitent à mettre certains livres dans les mains des jeunes. Mais, à l’évidence, ceux qui lisent Je mourrai pas gibier prennent du plaisir ; nous ne sommes pas complètement décalés ! Seulement, il faut bien reconnaître que notre production ne représente que la pointe de l’iceberg face aux best-sellers ».

Adieu la chair, Julia Kino

Par Lecture Jeunesse, article paru initialement dans la revue Lecture Jeune n° 128 (décembre 2008)

Le sujet des ados et des romans violents vous intéresse ?

Retrouvez notre n°128 Des romans violents ?

Propos recueillis auprès de Florence Barrau, Tibo Bérard, Claire David, Sylvie Gracia et Chloë Moncomble.

Sylvie Gracia
Claire David
Florence Barrau
Quand les trains passent…, Malin Lindroth
Rien, Janne Teller
Tibo Bérard
Je mourrai pas gibier, Guillaume Guéraud
Adieu la chair, Julia Kino
Je reviens de mourir, Antoine Dole
Chloë Moncomble

Références

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    Lecture Jeune a souhaité rencontrer prioritairement les éditeurs des titres proposés dans son corpus : les éditions Actes Sud Junior et la collection « D’une seule voix », les éditions Sarbacane et la collection « Exprim’ », les éditions Milan et la collection « Macadam », les éditions du Rouergue et la collection « DoAdo » et enfin, les éditions du Panama.