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Nouvelles cultures et institutions de transmission

Les jeunes générations (les 15-25 ans) sont nées dans un monde dominé par les médias et ont grandi avec les technologies de l’information et de la communication apparues dans les années 80. L’expression « nouvelles technologies » n’a pas de sens pour eux puisqu’ils se sont approprié en même temps tous les objets médiatiques et tous les usages, de l’ancienne bureautique aux nouvelles messageries et outils de création (PAO, mixage, montage…). Ils sont des digital natives1Digital natives, digital immigrants, Marc Prensky, 2001, www.marcprensky.com, dont l’aisance face aux technologies de l’information et de la communication les distingue des digital immigrants, contraints à un perpétuel effort d’adaptation. Le renouveau de leurs pratiques – fortement impulsées par les révolutions technologiques et leur rythme accéléré – semble creuser un abîme culturel entre cette génération et celles qui l’ont précédée. Symétriquement, émerge un discours « angéliste » et techniciste2Le Pouce et la souris, enquête sur la culture numérique des ados, Pascal Lardellier, Fayard, 2006., vantant les mérites de la créativité naturelle des jeunes générations, leur aptitude à réinventer – si ce n’est « réenchanter » le monde. Qu’en est-il des rapports des 15-25 ans à la culture ?

La prééminence des technologies

Les digital natives constituent une part importante des usagers fréquents des nouvelles technologies, et leurs usages sont caractérisés : niveaux d’équipement à domicile et de connexion élevés, forte assiduité, usages orientés vers la communication, mais également vers certains loisirs et les activités de création3Voir le numéro spécial de la revue Réseaux,  « Web 2.0 »,  n° 154, mars-avril 2009.. C’est donc chez les jeunes que se réalise le plus précisément la convergence des écrans sur l’ordinateur. Cette convergence n’a pas seulement des effets sur les équipements, mais aussi sur les usages, qu’elle densifie. En outre, elle ne fait que recomposer les agendas culturels : les jeunes regardent de moins en moins la télévision, écoutent de moins en moins la radio, lisent de moins en moins4« Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture prospective, Olivier Donnat et Florence Lévy, 2007 (www.culture.gouv.fr/deps)..

Cette jeunesse se donne à voir dans ses cultures et dans les mutations que celles-ci opèrent par rapport aux générations précédentes. On en retiendra quatre, principalement dues à la révolution numérique :

une mutation du rapport au temps : via la consommation à la demande, la convergence des usages, la multi-activité, les technologies permettent d’abolir la linéarité et la mono-occupation des temps culturels de même que la dépendance à l’égard des grilles des diffuseurs, et favorisent une individuation, une démultiplication et une déprogrammation des temps culturels.

une mutation du rapport aux objets culturels : le nombre de produits culturels accessibles a considérablement augmenté grâce au numérique. Les produits culturels se sont par ailleurs hybridés, avec des effets de chaînages culturels et de métissage des genres, ce qui a favorisé le développement de l’éclectisme5Les Français face à la culture : de l’exclusion à l’éclectisme, Olivier Donnat, La Découverte, 1994. et une porosité croissante des catégories culturelles. Ce, d’autant que le numérique a opéré une disjonction entre contenus et supports, depuis la mise en place de sites « replay6Ce service consiste à proposer aux usagers équipés et reliés, la rediffusion d’un programme peu de temps après sa première diffusion sur la chaîne et généralement pour une période de quelques jours. Après ce délai, soit le contenu est inaccessible ou supprimé, soit il devient payant. » ou « podcast7Un podcast est un fichier multimédia (audio, vidéo ou texte) délivré sur votre ordinateur, à la demande, qui peut ensuite être synchronisé sur votre baladeur MP3. », ce qui enjoint à repenser la typologie des consommations, qui ne sont plus identifiables par un objet matériel (l’homothétie télévision/contenus télévisuels, radio/contenus radiophoniques, livres/contenus littéraires est remplacée par un accès unique via l’ordinateur à des contenus multiples).

une mutation du rapport à l’espace : le numérique a également aboli une partie des contraintes géo-physiques, en mettant en relation potentiellement toutes les parties du monde, réalisant le village global prophétisé par Mac Luhan8The Global Village, Transformations in World Life and Media in the 21th Century, Marshall Mac Luhan et Bruce R. Powers, Oxford University Press, 1989., produisant un double mouvement de mondialisation de la culture et de micro-localisation des cultures.

une mutation des modes de production et de labellisation culturelle : le fonctionnement ouvert du numérique (wiki9Un wiki est un logiciel de la famille des systèmes de gestion de contenu de site web rendant les pages web modifiables par tous les visiteurs y étant autorisés. Il facilite l’écriture collaborative de documents avec un minimum de contraintes (ex. : Wikipedia)., mods10Un mod (de l’anglais mod, abréviation de modification) est un jeu vidéo créé à partir d’un autre, ou une modification du jeu original, sous la forme d’une greffe qui se rajoute à l’original, le transformant parfois complètement. Les mods les plus courants se rencontrent sur PC, dans les genres tir subjectif ou stratégie en temps réel. Les auteurs de mods sont appelés modeurs., etc.), basé sur la collaboration, a d’une part, déplacé la notion d’auteur et brouillé la frontière avec l’amateur, quand, d’autre part, le fonctionnement en réseau favorisait l’apparition de nouveaux acteurs et systèmes de labellisation, en marge des institutions traditionnelles de transmission et de labellisation que sont principalement les institutions culturelles et l’école.

La recomposition des agendas culturels

Si la prééminence des technologies ne sonne pas le glas de leur intérêt pour les autres pans de la culture, les agendas culturels des jeunes opèrent dans ce cadre une série de basculements. L’appétence des jeunes générations pour les technologies de l’information et de la communication a modifié le paysage médiatique qui prévalait dans les générations précédentes. Si la télévision reste le média qui a leur préférence pour tout ce qui relève de l’information et leurs sujets de préoccupation (emploi, environnement, terrorisme…), si la radio a su leur proposer des contenus culturels et interactifs répondant au « moment adolescent11Libre antenne. La réception de la radio par les adolescents, Hervé Glevarec, Armand-Colin/INA, 2005. », la concurrence, en termes de budget et de temps, est rude et tourne en défaveur des médias anciens (télévision et radio). Seule la place de l’écoute musicale reste prédominante : l’intérêt des jeunes pour la musique se traduit par une très grande diversité de goûts et de préférences. C’est dans ce domaine que l’on a pu parler de montée de l’éclectisme des jeunes12“Changing Highbrow Taste : From Snob to Omnivore”, Richard Peterson et Robert Kern, American Sociological Review,  n° 61, 55, 1996..

(…) le niveau d’investissement dans les « nouvelles » pratiques culturelles est corrélé avec le niveau d’investissement dans les pratiques traditionnelles : la loi du cumul se vérifie, sauf en matière de lecture de livres imprimés, qui est une pratique en baisse de génération engénération…

Ceux-ci se caractérisent en outre par une culture de sorties, qui place en tête le cinéma puis les concerts de musiques « actuelles ». Ils figurent par ailleurs parmi les habitués les plus fidèles des musées, des bibliothèques/médiathèques et des lieux de spectacle vivant, notamment parce qu’ils bénéficient, pour ceux qui sont scolarisés, des efforts d’incitation de l’institution13Les Loisirs culturels des 6 -14 ans, Sylvie Octobre, La documentation française, 2004 ;  Enquête Participation à la vie culturelle et sportive, Insee, 2003.. Enfin, la jeunesse est une période de prédilection des activités artistiques amateurs : pratique d’un instrument, peinture, danse, tenue d’un journal intime… Plus encore, le niveau d’investissement dans les « nouvelles » pratiques culturelles est corrélé avec le niveau d’investissement dans les pratiques traditionnelles : la loi du cumul se vérifie, sauf en matière de lecture de livres imprimés, qui est une pratique en baisse de génération en génération14Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques, Olivier Donnat et Florence Lévy, DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication, coll. « Culture prospective », 2007-3 ; « Tels parents, tels enfants », Revue française de sociologie, Yves Jauneau et Sylvie Octobre, 2008-49-4, octobre-décembre 2008. Voir Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Olivier Donnat, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication, 2009. – baisse que la révolution numérique n’a fait qu’accélérer et qui s’accompagne d’une mutation des supports de la lecture, au profit des supports thématiques (journaux, magazines) et surtout, de la lecture sur écran, dont on a encore bien du mal à mesurer l’ampleur.

Ce qui s’apparente à une massification culturelle a plusieurs origines : une origine historique – les jeunes sont les enfants de la seconde massification scolaire qui a été marquée par une généralisation de l’accès à la culture, des produits médiatiques aux pratiques amateurs – ; un effet de cycle de vie – la jeunesse comme moment de suspension des contraintes de la vie adulte notamment pour les jeunes qui poursuivent des études, a tendance à gommer pour un temps les disparités de capital culturel incorporé, les univers culturels se caractérisant par un patrimoine commun de produits médiatiques et industriels – ; et un effet d’offre – la démultiplication des produits culturels et de leurs modes d’accès a favorisé tendanciellement une culturalisation du rapport au monde15Cette culturalisation prend à certains égards le visage d’une banalisation (ce qui, remarquons-le, est un renversement saisissant de la rhétorique de la démocratisation) : la disjonction savoir/culture, la disjonction capital culturel/capital social et économique ont accéléré la perte de valeur symbolique de la culture..

 
Les élites d’aujourd’hui ne sont plus systématiquement porteuses des valeurs de la culture légitime : certes les diplômés sont toujours plus nombreux parmi les lecteurs de livres ou les visiteurs de musées, mais les écarts de pratiques se résorbent, notamment sous l’effet de l’abandon de ces pratiques par les catégories qui naguère les appréciaient. Et surtout, la légitimité culturelle16La Distinction, critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu, Minuit, 1979., qui fonctionnait tant par élection de pratiques et genres valorisés que par exclusion des consommations dites « populaires » (ou médiatiques) et par incorporation par les individus de ces hiérarchies de valeur, semble ne plus distinguer si précisément les deux registres, ni pouvoir se baser sur une telle incorporation : nombre de membres des catégories diplômées sont des consommateurs « décomplexés » de produits culturels industriels (les séries américaines notamment) et le sentiment d’illégitimité des catégories populaires à l’égard de leurs pratiques n’est plus si évident17« Ce phénomène ancien est probablement accéléré par la massification scolaire et la banalisation culturelle ». Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Seuil, 1989..

Autonomie culturelle, autonomie relationnelle et espaces de socialisation

Cette réorganisation des agendas culturels n’est possible que parce qu’émerge une nouvelle position du jeune dans la société, notamment dans la famille. De manière croissante, les jeunes se voient conférer une autonomie culturelle et une autonomie relationnelle, la seconde venant nourrir la première tant la dimension sociale des consommations culturelles est prégnante, qu’il s’agisse de sociabilité (co-présence physique) ou de communication au sujet des consommations culturelles (médiatisée ou non). Du côté de l’autonomie culturelle se dessine précocement la reconnaissance d’un statut de consommateur culturel, avec des moyens afférents (indépendance financière gagée sur l’argent de poche, qui est généralisé dès le lycée), un espace (la chambre), des objets (les équipements en propre des jeunes sont nombreux, pluriels et largement répandus18La Culture de la chambre, Hervé Glévarec, La Documentation française, Questions de culture), 2009.).

Ce statut fait du jeune un acteur intégré dans la négociation familiale pour les consommations culturelles : choix des contenus, des lieux et modalités de consommations, etc. Du côté de l’autonomie relationnelle se placent les autorisations de sortie, mais également la liberté de contacts laissée aux jeunes par les familles, soit qu’elles soient incapables de les contrôler (comment savoir ce qu’un jeune fait sur son ordinateur dans sa chambre ?) soit que cette liberté relationnelle soit versée au registre de l’épanouissement personnel, valeur centrale de l’éducation moderne.
À côté des influences familiales, le rôle des pairs est prégnant, tant parce que ceux-ci proposent des modèles comportementaux, qui s’alimentent à ceux des médias et des dynamiques juvéniles, que parce qu’ils sont des espaces de construction identitaire et de reconnaissance de soi par les autres où il importe de « tenir son rang19Cultures lycéennes, la tyrannie de la majorité, Dominique Pasquier, Autrement, 2005. ». Ainsi, les sites relationnels – Facebook par exemple20Voir numéro spécial de Réseaux, « Réseaux sociaux de l’Internet », n° 152, décembre 2008. – ou les sites de jeux vidéo en réseaux ne sonnent pas le glas de la sociabilité. Il faut pour le comprendre concevoir que le désir d’intimité qui caractérise la construction identitaire des jeunes se double d’un désir « d’extrimité21Virtuel mon amour, Serge Tisseron, Albin Michel, 2008. », de mise en scène de soi sur des sphères sociales où l’on peut tester des hypothèses identitaires, sans pour autant que la personnalité soit au risque de la schizophrénie : l’usage de pseudos, de changement de sexe sur les réseaux virtuels se saisit dans ce cadre explicatif.

(…) Dans la famille moderne, individualiste, et plurimodale (…) [la] culture est (…) négociée, partagée, mais rarement objet d’opposition générationnelle, comme cela a pu être le cas dans les générations précédentes…

C’est là que le lien avec la question de la transmission se fait jour, dans ces mutations qui questionnent, redéfinissent les périmètres et le rôle des acteurs de cette socialisation culturelle. Encore faut-il procéder à un éclaircissement conceptuel : la transmission n’est pas la reproduction à l’identique de comportements d’une génération à une autre (sinon, la culture ne pourrait être vivante). Elle suppose un processus de réappropriation, une action des héritiers qui est toujours également une transformation : cette transformation peut se matérialiser par un déplacement des contenus consommés, des modalités de consommation intégrant les innovations technologiques22Ainsi, les parents écouteront les Beatles sur un lecteur CD et les enfants Tokyo Hotel sur un MP3, mais les deux générations partageront un fort attachement à la consommation de musique enregistrée., etc.

 
Dans la famille moderne, individualiste, et plurimodale23Les Adonaissants, François de Singly, Armand Colin, 2008., semblable à une agora à certains égards, les parents souhaitent laisser une large liberté aux héritiers et les identités culturelles sont co-construites24« Tels parents, tels enfants », Yves Jauneau et Sylvie Octobre, Revue française de sociologie, 2008-49-4, octobre-décembre 2008.. La culture est donc négociée, partagée, mais rarement objet d’opposition générationnelle, comme cela a pu être le cas dans les générations précédentes (par exemple autour de la musique rock dans les années 60-70). Il n’y a donc pas de rupture générationnelle, mais plutôt un continuum de situations de décalage vers les cultures dites populaires ou médiatiques, qui connaît des accélérations technologiques.
Du côté de l’école et des institutions culturelles, les choses sont différentes. Ce que François Dubet appelle « la crise du programme institutionnel de l’école »25 Le Déclin de l’institution, François Dubet, Le Seuil, 2002. peut s’interpréter sur les trois registres : crise des mécanismes de la transmission, des statuts des transmetteurs et des contenus. Les mécanismes traditionnels de transmission sont concurrencés par l’irruption de nouveaux modes d’accès au savoir (wiki, moteurs de recherche, etc.) ; les sites, plates-formes, forums et commentaires de blogs proposent désormais les contenus précédemment fournis par l’école. Les statuts des transmetteurs (professeurs, documentalistes, bibliothécaires, etc.) sont également concurrencés par les nouveaux modes d’accès au savoir et les nouvelles relations enseignants/enseignés. Enfin, le savoir ne semble plus être le passage obligé pour réussir sa vie, la moindre performativité de l’école sur le marché du travail en est un indice. Ceci incite à une véritable réflexion pédagogique sur les modes de transmission, qui ne se réduise pas à l’insertion de technologies mais englobe une réflexion sur les apprentissages26Évaluer les effets de l’éducation artistique et culturelle, La Documentation française/Centre Georges-Pompidou, 2008 ; Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Conditions de l’éducation, Stock, 2008..

 
Pourtant, faut-il céder à l’illusion culturaliste d’une homogénéité de la jeunesse à l’égard des loisirs ?27 Olivier Galland pose ainsi la question : « Est-il légitime de penser la jeunesse comme une catégorie sociologique, c’est-à-dire comme un groupe social doté, à côté d’autres déterminations, d’une certaine unité de représentations et d’attitudes tenant à l’âge ? » Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Armand Colin, 2007. Génération « Internet » et génération « 11 septembre »28 La génération « 11 septembre » rassemble des jeunes qui auront 20 ans entre 2005 et 2014, et la génération « Internet » ceux qui ont eu 20 ans entre 1995 et 2004. recouvrent des réalités variées, des cultures diverses, opérant des mutations autour des grandes tendances présentées plus haut – les plus récentes générations sont toujours plus technophiles que leurs aînés, ce qui modifie leurs usages des technologies (MSN pour les plus jeunes, téléchargement pour les plus âgés) – mais aussi des statuts de consommateurs culturels différents (autonomie culturelle cantonnée aux produits pour les uns, ouverte aux équipements et aux sorties pour les autres), qui matérialisent leur degré d’autonomie culturelle et relationnelle. Des fractures d’origine sociale, quoi que moins prégnantes que chez les adultes sont perceptibles, qui laissent environ 10 % des jeunes de chaque classe d’âge à l’écart des loisirs culturels29Source : Pratiques culturelles des Français. et qui différencient fortement les normes éducatives des familles en matière d’autonomisation. À ces clivages sociaux s’ajoutent des différenciations de sexe : les clivages entre filles et garçons prennent dans le monde postmoderne une nouvelle acuité, qui revêt la forme, selon l’optique que l’on choisit, d’une reconnaissance des différences ou d’un creusement des inégalités30Masculin-Féminin I. La pensée de la différence, Françoise Héritier, Éditions Odile Jacob,  1996 ; La distinction de sexe, Une nouvelle approche de l’égalité, Irène Théry, Odile Jacob, 2007.. Sociologiquement et politiquement, la question est alors de savoir si les écarts de comportements et de traitements des filles et des garçons sont des différences intéressantes en tant que telles et significatives de la féminité et de la masculinité, considérés comme des états historiques plus que comme des vérités « essentialisantes », ou bien si elles sont une (nouvelle) forme d’inégalité : le discours unisexe ou mixte de la plupart des institutions de transmission – école, institutions culturelles, etc. – doit être révisé à l’aune de cette question31« La féminisation des pratiques culturelles », Olivier Donnat, Développement culturel, n° 147, 2005 ; « La construction intra-familiale des différenciations de “genre” à travers les loisirs culturels », Sylvie Octobre, Agora, n° 47, 2008 ; « La fabrique sexuée des goûts culturels. Construire son identité de fille ou de garçon à travers les activités culturelles », Sylvie Octobre, Développement culturel, n° 150, décembre 2005.. Ces clivages d’âge et de sexe se combinent avec les clivages sociaux, tant les définitions statutaire et identitaire des âges et des sexes peuvent y varier32Tel père, tel fils : position sociale et origine familiale, Claude Thélot, Pluriel, 1982 ; Le destin des générations : structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Louis Chauvel, PUF, 1998 (2e édition).. Jeunesse plurielle, jeunesse rare, jeunesse désirée… Jeunesse qui se rassemble autour de deux caractéristiques : un niveau d’engagement dans la culture supérieur à la moyenne et une propension à s’emparer des innovations technologiques ou artistiques.

Cultures, valeurs et générations

Est-ce à dire que ces mutations des rapports aux produits et activités culturelles traduisent une mutation des valeurs de ces jeunes générations ? Le « modèle de l’identification »33 « Valeurs des jeunes : une spécificité française ? »,  Olivier  Galland, Regards sur les jeunes en France, Bernard Roudet (dir), Injep/PUL, 2009 ; « Un nouvel âge de la vie » Olivier Galland, Revue française de sociologie, n° 4, 1990. qui avait prévalu dans les générations précédentes, reposant sur un processus de transmission de statuts et de valeurs relativement stables, semble remplacé par ce qu’Edgar Morin34« Culture adolescente et révolte étudiante », Edgar Morin, Annales E.S.C., n° 3,  1969. désignait comme l’autonomie d’une culture juvénile liée aux loisirs, qui entraîne une conquête d’autonomie par rapport à la famille et à la société dans son ensemble, autonomie qui ne se situe plus dans les marges de la résistance culturelle mais bien au centre des processus de consommation. Là où les cultures juvéniles des années 60 -70 se comportaient comme des isolats fermés au monde des adultes, lieu de revendication de liberté, d’évasion, etc. Les cultures juvéniles d’aujourd’hui paraissent bien plus ancrées dans les fonctionnements des marchés de leur temps. Il semble qu’avec les outils technologiques, les jeunes soient passés dans un modèle de l’expérimentation, dans lequel la transmission des statuts et des rôles est moins efficace. Expérimentation qui prend un visage processuel : la jeunesse est un continuum. Le conflit des générations, dans lequel les cultures avaient une place importante, comme élément de visibilité des espaces de conflits, a perdu de sa force car les adultes sont également issus des générations de la culture de masse : de ce fait, les valeurs des jeunes et de leurs parents tendent à se rapprocher, sans que les jeunes ne désinvestissent les groupes de pairs35Les Valeurs des jeunes, tendances en France depuis 20 ans, Olivier Galland et Bernard Roudet (dir), L’Harmattan, 2001..

Les caractéristiques de la culture jeune ne sont donc pas volatiles, et liées à l’âge, mais générationnelles et durables : en vieillissant les jeunes conservent les activités qui ont défini leur culture jeune. L’exemple des jeux vidéo peut nous en convaincre : pratique supposée liée à une mode adolescente au moment de son développement, elle apparaît bien plus durable puisque les adultes d’aujourd’hui, notamment les hommes, restent joueurs. Les industries culturelles l’ont bien compris, qui proposent de plus en plus de produits générationnels en lien avec la « culture jeune d’avant » : reprise de séries télé au cinéma, stations radio axées sur la musique des années 80… La juvénilisation de la culture a comme corollaire cette permanence des univers culturels avec le vieillissement.

Par Sylvie Octobre, article paru initialement dans la revue Lecture Jeune n° 133 (mars 2010), puis dans la revue Lecture Jeune 143 (septembre 2012)

Publications de Sylvie Octobre

  • Les Loisirs culturels des 6 – 14 ans, La Documentation française, 2004.
  • « Les loisirs culturels des 6 -14 ans », Développement culturel, n° 144, 2004 (sur www.culture.gouv.fr/deps).
  • Enfants et littérature : encore beaucoup à dire, Actes du colloque des 4 et 5 avril 2005, Centre de promotion du livre de jeunesse en Seine-Saint-Denis, 2005.
  • « La fabrique sexuée des goûts culturels : construire son identité de fille ou de garçon à travers les activités  culturelles », Développement culturel, n° 150, 2005.
  • « Les loisirs culturels des 6 -14 ans. Contribution à une sociologie de l’enfance et de la prime adolescence »,  revue Enfance, Famille, Génération (http://www.uqtr.ca/efg), n° 4, printemps 2006.
  • « Les jeunes et les “N Yic” », numéro spécial « Cultures à égalité », Diversité Ville-École-Intégration, n° 148, CNDP, mars 2007.
  • « Les loisirs culturels des 6 -14 ans, réflexions et résultats », dans Panorama Art et Jeunesse, INJEP/Centre Georges Pompidou, 2007.
  • « La construction intra-familiale des différenciations de “genre” à travers les loisirs culturels », Agora Débats Jeunesse, n° 47, 2008.
  • « Tels parents, tels enfants ? Une approche de la transmission culturelle », (avec Yves Jauneau), Revue française de sociologie, 2008-49-4, octobre-décembre 2008.
  • « Les horizons culturels des jeunes », Revue française de pédagogie, n° 163, 2008.
  • « Pratiques culturelles chez les jeunes et institutions de transmissions : un choc de cultures ? », Culture prospective, 2009-1, (sur www.culture.gouv.fr/deps) ;  texte également présent dans « La culture au cœur de l’enseignement, un vrai défi démocratique », Actes du colloque organisé le 17 novembre 2008 à Bruxelles, « Culture et Démocratie ».

Sylvie Octobre

est chargée d’études au Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture. Elle y est responsable des études et recherches portant sur les jeunes et leurs rapports à la culture.

Références

  • 1
    Digital natives, digital immigrants, Marc Prensky, 2001, www.marcprensky.com
  • 2
    Le Pouce et la souris, enquête sur la culture numérique des ados, Pascal Lardellier, Fayard, 2006.
  • 3
    Voir le numéro spécial de la revue Réseaux,  « Web 2.0 »,  n° 154, mars-avril 2009.
  • 4
    « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture prospective, Olivier Donnat et Florence Lévy, 2007 (www.culture.gouv.fr/deps).
  • 5
    Les Français face à la culture : de l’exclusion à l’éclectisme, Olivier Donnat, La Découverte, 1994.
  • 6
    Ce service consiste à proposer aux usagers équipés et reliés, la rediffusion d’un programme peu de temps après sa première diffusion sur la chaîne et généralement pour une période de quelques jours. Après ce délai, soit le contenu est inaccessible ou supprimé, soit il devient payant.
  • 7
    Un podcast est un fichier multimédia (audio, vidéo ou texte) délivré sur votre ordinateur, à la demande, qui peut ensuite être synchronisé sur votre baladeur MP3.
  • 8
    The Global Village, Transformations in World Life and Media in the 21th Century, Marshall Mac Luhan et Bruce R. Powers, Oxford University Press, 1989.
  • 9
    Un wiki est un logiciel de la famille des systèmes de gestion de contenu de site web rendant les pages web modifiables par tous les visiteurs y étant autorisés. Il facilite l’écriture collaborative de documents avec un minimum de contraintes (ex. : Wikipedia).
  • 10
    Un mod (de l’anglais mod, abréviation de modification) est un jeu vidéo créé à partir d’un autre, ou une modification du jeu original, sous la forme d’une greffe qui se rajoute à l’original, le transformant parfois complètement. Les mods les plus courants se rencontrent sur PC, dans les genres tir subjectif ou stratégie en temps réel. Les auteurs de mods sont appelés modeurs.
  • 11
    Libre antenne. La réception de la radio par les adolescents, Hervé Glevarec, Armand-Colin/INA, 2005.
  • 12
    “Changing Highbrow Taste : From Snob to Omnivore”, Richard Peterson et Robert Kern, American Sociological Review,  n° 61, 55, 1996.
  • 13
    Les Loisirs culturels des 6 -14 ans, Sylvie Octobre, La documentation française, 2004 ;  Enquête Participation à la vie culturelle et sportive, Insee, 2003.
  • 14
    Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques, Olivier Donnat et Florence Lévy, DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication, coll. « Culture prospective », 2007-3 ; « Tels parents, tels enfants », Revue française de sociologie, Yves Jauneau et Sylvie Octobre, 2008-49-4, octobre-décembre 2008. Voir Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Olivier Donnat, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication, 2009.
  • 15
    Cette culturalisation prend à certains égards le visage d’une banalisation (ce qui, remarquons-le, est un renversement saisissant de la rhétorique de la démocratisation) : la disjonction savoir/culture, la disjonction capital culturel/capital social et économique ont accéléré la perte de valeur symbolique de la culture.
  • 16
    La Distinction, critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu, Minuit, 1979.
  • 17
    « Ce phénomène ancien est probablement accéléré par la massification scolaire et la banalisation culturelle ». Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Seuil, 1989.
  • 18
    La Culture de la chambre, Hervé Glévarec, La Documentation française, Questions de culture), 2009.)
  • 19
    Cultures lycéennes, la tyrannie de la majorité, Dominique Pasquier, Autrement, 2005.
  • 20
    Voir numéro spécial de Réseaux, « Réseaux sociaux de l’Internet », n° 152, décembre 2008.
  • 21
    Virtuel mon amour, Serge Tisseron, Albin Michel, 2008.
  • 22
    Ainsi, les parents écouteront les Beatles sur un lecteur CD et les enfants Tokyo Hotel sur un MP3, mais les deux générations partageront un fort attachement à la consommation de musique enregistrée.
  • 23
    Les Adonaissants, François de Singly, Armand Colin, 2008.
  • 24
    « Tels parents, tels enfants », Yves Jauneau et Sylvie Octobre, Revue française de sociologie, 2008-49-4, octobre-décembre 2008.
  • 25
    Le Déclin de l’institution, François Dubet, Le Seuil, 2002.
  • 26
    Évaluer les effets de l’éducation artistique et culturelle, La Documentation française/Centre Georges-Pompidou, 2008 ; Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Conditions de l’éducation, Stock, 2008.
  • 27
    Olivier Galland pose ainsi la question : « Est-il légitime de penser la jeunesse comme une catégorie sociologique, c’est-à-dire comme un groupe social doté, à côté d’autres déterminations, d’une certaine unité de représentations et d’attitudes tenant à l’âge ? » Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Armand Colin, 2007.
  • 28
    La génération « 11 septembre » rassemble des jeunes qui auront 20 ans entre 2005 et 2014, et la génération « Internet » ceux qui ont eu 20 ans entre 1995 et 2004.
  • 29
    Source : Pratiques culturelles des Français.
  • 30
    Masculin-Féminin I. La pensée de la différence, Françoise Héritier, Éditions Odile Jacob,  1996 ; La distinction de sexe, Une nouvelle approche de l’égalité, Irène Théry, Odile Jacob, 2007.
  • 31
    « La féminisation des pratiques culturelles », Olivier Donnat, Développement culturel, n° 147, 2005 ; « La construction intra-familiale des différenciations de “genre” à travers les loisirs culturels », Sylvie Octobre, Agora, n° 47, 2008 ; « La fabrique sexuée des goûts culturels. Construire son identité de fille ou de garçon à travers les activités culturelles », Sylvie Octobre, Développement culturel, n° 150, décembre 2005.
  • 32
    Tel père, tel fils : position sociale et origine familiale, Claude Thélot, Pluriel, 1982 ; Le destin des générations : structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Louis Chauvel, PUF, 1998 (2e édition).
  • 33
    « Valeurs des jeunes : une spécificité française ? »,  Olivier  Galland, Regards sur les jeunes en France, Bernard Roudet (dir), Injep/PUL, 2009 ; « Un nouvel âge de la vie » Olivier Galland, Revue française de sociologie, n° 4, 1990.
  • 34
    « Culture adolescente et révolte étudiante », Edgar Morin, Annales E.S.C., n° 3,  1969.
  • 35
    Les Valeurs des jeunes, tendances en France depuis 20 ans, Olivier Galland et Bernard Roudet (dir), L’Harmattan, 2001.