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Entretien avec V.E. Schwab

À l’occasion du salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil de 2022, Cassandra Buigues et Gwladys Choisnet, membres du comité de lecture, sont allées à la rencontre de V.E. Schwab sur le stand de Lumen. Elles ont abordé avec l’autrice américaine l’ensemble de son œuvre et sa vision de la littérature jeunesse.

© Jenna Maurice


LJ : Que pensez-vous du délai de publication entre votre duologie The Monster of Verity, publiée en 2016 et traduite en français seulement en 2022 par la maison d’édition Lumen ?

V.E. Schwab : Cela ne m’a pas dérangée car, pour moi, un bon livre n’a pas de date d’expiration : quelque soit le moment ou l’endroit où on le lit, il doit être capable de nous parler de manière profonde et puissante, même si on en tire à chaque fois des choses différentes. Dans This Savage Song, la description d’un monde où la violence commence à créer des monstres est ainsi, malheureusement, plus actuelle que jamais.

LJ : Quelles ont été vos sources d’inspiration pour Kate, le personnage de This Savage Song ?

VES : En littérature young adult en particulier, les filles ont longtemps été représentées comme des demoiselles en détresse. Lorsqu’elles ont du pouvoir, on attend d’elles qu’elles l’abandonnent, qu’elles se sacrifient. Au contraire, les hommes doivent être ambitieux, sombres, sentimentalement opaques, et tout garder pour eux. Quand je raconte des histoires, j’essaye au contraire de déconstruire ces présupposés sexistes. Kate a 17 ans et à son âge, j’étais en colère, comme piégée, et j’aurais fait n’importe quoi pour être heureuse. Kate réagit à l’idée qu’elle n’aurait pas le droit d’être ambitieuse, folle et enragée. Ce personnage est donc né des sentiments que je ressentais lorsque j’avais 17 ans, extériorisés ici par quelqu’un qui n’a plus rien à perdre.


LJ : Et qu’en est-il d’August ?

VES : C’est un garçon profondément empathique qui, à bien des égards, symbolise la façon dont mon anxiété se manifestait et se manifeste encore aujourd’hui. August est submergé par ses pensées qui tournent en rond et prennent parfois le dessus. Je souhaitais également qu’il soit associé à la musique car je crois qu’il n’existe rien au monde de plus magique que le pouvoir de la musique. C’est ce que vient souligner dans le livre l’idée que cette dernière amène l’âme à transcender le corps, car c’est ce que je ressens personnellement. Si mes personnages sont tous une partie de moi, je me suis donc particulièrement attachée à rendre les personnages masculins extrêmement émotifs et en accord avec leurs émotions, et les personnages féminins ambitieux, sauvages, compréhensifs et enragés.

LJ : Contrairement à vos autres livres, il n’y a pas d’histoire d’amour dans This Savage Song et Our Dark Duet : pourquoi ?

VES : Je souhaitais ne pas mettre de romance car dans la plupart des récits yound adult qui s’inscrivent dans le genre, toutes les autres relations sont traitées comme si elles importaient moins. Lorsqu’il y a une relation parent/enfant, ou deux meilleurs amis, et une histoire d’amour, soudainement elle devient la seule qui compte. C’est pour cette raison que j’ai voulu supprimer la romance, parce que les autres relations m’intéressent beaucoup. Parfois j’ai l’impression que l’histoire d’amour est même la moins intéressante des relations : il s’agit à mon sens davantage d’une récompense que d’un cheminement. C’est comme dans la saga Shades of magic : Kell et Lila vivent leur histoire d’amour uniquement à partir de la moitié du dernier des trois livres. Kate ou August au contraire ont tous les deux besoin d’être compris par quelqu’un, ce qu’ils trouvent dans l’amitié ou la famille. Ils essayent d’en faire une histoire d’amour : il y a une scène avec un baiser. Mais tous les deux se ravisent. C’est presque du jamais vu ! Quand nous sommes adolescents, nous confondons l’amitié et l’amour. On se dit qu’on se sent bien avec cette personne, qu’elle nous voit tel qu’on est vraiment, alors on doit être attiré par elle. Ce que Kate et August ont découvert, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’être attirés par une personne pour qu’elle compte à leurs yeux. Et pourtant, la littérature young adult nous dit souvent le contraire. Donc je voulais avoir un exemple d’histoire où la romance n’est pas le facteur le plus important.


LJ : Diriez-vous que vous écrivez de la fantasy ?

VES : Je suis sans conteste une autrice de fantasy, même si parfois les lecteurs n’associent pas mes romans avec ce genre, comme par exemple pour Addie Larue qui parle pourtant d’un pacte avec le Diable, ce qui est bien un élément fantastique. Cela est lié à cette image d’un monde totalement imaginaire qui caractérise la high fantasy, par exemple chez Tolkien. Pour moi la fantasy désigne plus généralement tout ce qui touche au fantastique, qu’il s’agisse d’un univers différent ou du nôtre. La fantasy qui se déroule dans notre monde m’intéresse particulièrement parce qu’enfant, je voulais croire que le monde était étrange et magique. Je m’éloigne de la fantasy seulement parce que les lecteurs pensent parfois qu’ils n’aiment pas la fantasy alors qu’en réalité ils n’aiment juste pas Le Seigneur des anneaux ou George R. R. Martin. Mais s’ils recherchent une forme de doute dans leur réalité, ils aimeront la fantasy que je veux leur écrire.

LJ : Vous considérez-vous comme une autrice de littérature young adult ?

VES : Je veux écrire des histoires qui dépassent les catégories particulières, comme avec Gallant qui a été classé en « tout public », ce qui est très rare. Depuis dix ans que je dédicace en salons et rencontre des lecteurs de tous âges et horizons, je vois bien que tout le monde peut éprouver le plaisir de lire mes livres à différents âges de la vie, en en tirant peut-être à chaque fois des expériences nouvelles. C’est pour éviter de limiter mon audience que j’essaye donc de sortir des cases, dans la mesure où par exemple Vicious plait autant aux jeunes de 10 ans que Cassidy Blake à des adultes de 80 !

LJ : Comment percevez-vous le rôle des métiers du livre dans la promotion de votre travail ?

VES : Je suis très reconnaissante envers les libraires, les bibliothécaires et les professeurs documentalistes d’être à l’avant-garde du lectorat. C’est vous qui mettez les livres entre les mains des lecteurs et qui cultivez l’amour de lire ! Il me semble très important d’entretenir ce goût dès le plus jeune âge, pour que la lecture ne soit pas assimilée par les enfants à une corvée. Une fois devenus adultes, lire risque sinon d’être perçu comme un devoir plutôt que comme un plaisir.

LJ : Comment l’adaptation sur Netflix de votre nouvelle First Kill s’est déroulée ?

VES : Lorsqu’on écrit un roman, on peut se comporter en démiurge parce qu’on choisit tout ce qui sera dans l’histoire. Pour une série, il y a forcément plusieurs dieux avec lesquels il faut aussi composer, et on est rarement le plus influent. Ce que j’adore derrière ce travail collectif c’est de voir les projets naître, mais j’apprécie moins le fait de ne pas être aux commandes d’un résultat qui porte mon nom. Quand ce dernier est écrit sur la couverture d’un livre, je sais que je me porte garante de chaque mot qui y sera contenu : il ne peut pas en être de même pour une adaptation audiovisuelle. Quand des gens viennent me demander pourquoi j’ai choisi telle musique pour telle scène, alors que je n’avais aucun pouvoir sur la réalisation, je dois m’expliquer sur des décisions créatives que je ne maîtrise pas. J’adore travailler avec les acteurs, et voir comment mes mots sont traduits à l’écran ; j’aime voir en vrai quelque chose qui existe dans ma tête. Mais au bout du compte, je suis écrivaine : je souhaite être capable de dicter exactement ce que vous entendrez de mon œuvre.

LJ : Comment travaillez-vous avec vos éditeurs ?

VES :  En France mon seul éditeur est Lumen, mais aux États-Unis je suis publiée en adulte chez Tor, en young adult chez Harper et en enfants chez Scholastic. À chaque fois le processus éditorial change. En général, j’écris d’abord un premier jet que j’envoie directement à mon éditeur, puis que je corrige au fur et à mesure. Mon éditeur et moi travaillerons sur le manuscrit pendant trois ou quatre phases, en commençant par les gros changements puis en finissant par les détails. La première révision du texte porte sur l’univers, la structure, l’intrigue. La seconde se concentrera sur les personnages, la dynamique et le rythme. La dernière révision touche aux phrases, pour que tout soit comme je le souhaite. Ce travail de correction prend environ un an, suivi de neuf mois avant que le livre soit publié. Durant cette collaboration, un éditeur ne nous oblige jamais à changer le texte, il nous conseille : à la fin, c’est toujours moi qui aie le dernier mot. J’écoute cependant attentivement mon éditeur parce que s’il souligne un défaut, pose une question ou fait une suggestion, c’est que quelque chose ne sonne pas bien et il y a des chances pour que cela ne sonne pas bien pour les lecteurs non plus. Donc je mets mon ego de côté, je prends un moment pour prendre du recul. En général, la solution proposée par l’éditeur n’est pas celle que j’utilise mais le fait qu’il pense qu’il y a un problème m’interpelle et je fais très attention à ça : j’entends qu’il y a un besoin de solutions, et j’apporte les miennes.

LJ : Quel lien avez-vous avec vos traducteurs ?

VES : En tant qu’auteur on a envie d’avoir le meilleur traducteur possible, ce qui demande parfois plusieurs noms pour trouver quelqu’un qui comprend vraiment votre voix. En France j’ai la chance d’avoir toujours été traduite par Sarah Dali qui a vraiment saisi ma manière d’écrire. Elle a compris la cadence de mes phrases et mon style. Je compte également sur les lecteurs pour qu’ils me disent si la traduction est bien faite ou non. Ce que j’entends souvent c’est que les gens aiment beaucoup ma version française. Cela veut dire que Sarah fait un bon travail. Si des lecteurs d’un pays m’indiquent qu’une traduction est selon eux mauvaise, je vais changer de traducteur parce que j’ai confiance en leur jugement de public bilingue : ils lisent en anglais original et dans la langue traduite donc ils sont les mieux placés pour me dire si la traduction est fidèle.

LJ : Quel message souhaiteriez-vous adresser à vos lecteurs français ?

VES : J’éprouve une immense gratitude envers mon public français. Je vis en Écosse la plupart du temps car c’est là que se trouve ma famille, mais la France est ma seconde maison. Chaque fois que je vais en France, et que je rencontre des lecteurs, je rentre chez moi en me sentant non seulement reconnaissante mais aussi excitée de rentrer à la maison et d’écrire plus.

Propos recueillis par Cassandra Buigues et Gwladys Choisnet, membres du comité de lecture