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Déchirer le livre pour mieux le partager : la « lecture en arpentage »

Article de Valérie Jouhaud, professeure documentaliste. En partenariat avec l’A.P.D.E.N. (Association des Professeurs Documentalistes de l’Éducation Nationale)

Le dictionnaire Larousse nous apprend que le mot « arpenter » signifie « mesurer, parcourir à grands pas, marcher ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans la lecture en arpentage : lire un livre en le parcourant à grands pas, de long en large, afin d’en retirer sa substantifique moelle. Créée par les cercles ouvriers dans le cadre de l’éducation populaire, cette technique permet de prendre connaissance d’un ouvrage de façon collective en vue de son appropriation critique. Cet article imagine comment tirer parti d’une technique certes ancienne, mais plus qu’innovante pour des élèves en difficulté de lecture.

Les 7 étapes d’une méthode adaptée aux faibles lecteurs

1.Présentation au groupe, par l’animateur, du contexte du livre, de l’auteur, le la couverture…
2. Distribution de quelques pages de l’ouvrage à chaque participant. Cette étape fait toujours son effet lorsque l’animateur arrache devant l’assemblée les pages destinées à chacun. Certains y verront un sacrilège, d’autres une désacralisation de l’objet livre. Une petite provocation qui surprend toujours, mais qui n’est pas inintéressante ou anodine et qui éclaire réellement l’expression « partager le livre ».
3. Évocation des consignes de lecture : relever brièvement certaines informations (très variables en fonction du choix de l’ouvrage), par exemple par des post-it de couleurs.
4. Lecture individuelle et silencieuse des pages. Il faut prévoir la possibilité pour chaque lecteur de se détacher du groupe. Les CDI ou les bibliothèques sont particulièrement bien adaptés à la situation.
5. Le dévidoir : une étape rapide mais essentielle, lors de laquelle chacun peut s’exprimer sur sa perception de la méthode, sa lecture…
6. Restitution en grand groupe des informations lues et coconstruction du sens global du texte. Positionnement des post-it sur un ou des tableaux. Le rôle de l’animateur prend tout son sens à ce moment-là : en ayant déjà lu le livre, il organise les idées, il met en relation les éléments, il guide la restitution et encourage la réflexion collective.
7. Retour critique sur la méthode de lecture. À nouveau, chacun peut s’exprimer sur l’arpentage : avantages, inconvénients, prolongements possibles…

Expérience n°1 : surmonter l’épaisseur rédhibitoire d’un roman

Les élèves de cette classe de CAP Décoration sur Céramique (1re année) sont pour la plupart en difficulté de lecture. L’écrit leur fait peur car il révèle leurs problèmes avec la langue française. Cette classe participe à un prix littéraire académique, le prix Passerelle(s), pour lequel il faut lire 4 romans de littérature jeunesse. Selon les élèves, l’un des ouvrages de la sélection (La Proie de Philippe Arnaud) est trop épais avec ses 296 pages. Cette épaisseur, c’est le synonyme de trop d’efforts de lecture. D’une histoire dans laquelle on n’entrera pas, d’un livre que l’on n’ouvrira pas, d’une barrière que l’on ne franchira pas.

La lecture en arpentage est proposée pour les 150 premières pages de ce roman. La durée de la séance est liée à la quantité de pages à lire par les participants. Pour ces élèves en grande difficulté, nous avons décidé de consacrer une matinée entière (environ 3 heures) à l’expérience.
Présentation : 15 min / Lecture : 1h15 / Pause : 15 min / Restitution en grand groupe : 1h30
Les consignes de lecture sont les suivantes : il faudra relever les éléments qui permettent d’identifier …

  • les personnages (post-it rouge) : noms, pronom personnel, description…
  • les lieux (post-it vert) : villes, pays, maison, appartement, aéroport…
  • le temps (post-it jaune) : les dates, les descriptions d’objets qui peuvent évoquer une époque, le temps du récit, la conjugaison des verbes…
  • les actions (post-it blanc)
  • Il est bien précisé que chaque participant ne note que ce qu’il veut.

L’expérience a été concluante : nous sommes parvenus à construire ensemble l’histoire. La plupart des élèves ont apprécié. Certes, pour certains élèves, le temps de lecture reste trop long. Ils auraient préféré avoir moins de pages à lire. En outre, suite à la pause, certains ont des difficultés à se remettre au travail ; l’attention a été détournée. Cependant, tous les élèves ont lu et participé à la restitution, en échangeant et en partageant les informations trouvées. Certains ont demandé à lire la fin de l’histoire (ce qui était l’un des objectifs de départ !), d’autres ont appris à faire confiance à leurs propres intuitions. Cette expérience commune a créé une cohésion dans la classe et a montré aux élèves que l’écrit n’est pas inaccessible, et que l’effort de lecture n’est pas insurmontable.

Expérience n°2 : le choc de 18 professeurs documentalistes face à un livre déchiré

Pour ce groupe de 18 enseignants qui se connaissent bien et ont déjà collaboré, un roman de littérature jeunesse est choisi : Hippy Shakes d’Emmanuel Bourdier (148 p.). Nous y consacrons environ 2h30. Le livre est partagé en 18 parts égales de 8 à 9 pages par personne.

Certains sont assez choqués par l’étape de la déchirure et, contrairement aux élèves, ils expriment leur désaccord ! Nous pourrions bien sûr faire des photocopies des pages, mais finalement le gâchis ne serait-il pas plus grand ? Plus d’encre, plus de papier, pas de respect du droit d’auteur… Nous expliquons la démarche et insistons sur le fait que nous ne brûlons pas le livre, que nous conservons les pages, etc.
Le temps de lecture est de 45 minutes environ. Le dévidoir, contrairement aux élèves qui ont des difficultés à exprimer leur ressenti, est un temps de discussion très intense qu’il faut canaliser. Enfin, la phase de restitution est extrêmement riche : les post-it sont innombrables, les questions incessantes et la coconstruction du sens se fait très naturellement.
Pris par le temps, nous ne pouvons totalement terminer notre séance par l’étape du retour critique, mais les commentaires recueillis a posteriori montrent l’intérêt porté à cet atelier :« expérience jubilatoire », « enrichissante », « qualité des échanges », « une réelle dynamique de lecture »…
Plusieurs inconvénients sont relevés par les professeurs documentalistes. Déchirer un livre a un coût financier et un côté provocateur. La question du choix de l’ouvrage est également posée : tous les livres peuvent-ils servir de support à un arpentage ? Par ailleurs, l’animateur doit parfaitement connaître le texte. Enfin, l’expérience montre qu’il faut consacrer un temps long à cette pratique, ce qui est souvent peu compatible avec les horaires scolaires. L’arpentage, bien sûr, n’est donc pas une solution miraculeuse et unique aux problèmes de lecture…
En revanche, sont soulignés la force du collectif, l’appropriation de la connaissance par une méthode originale qui peut séduire les élèves ; la lecture partielle et dynamique qui peut donner envie de lire seul la fin du livre ou un autre livre ; l’investissement profond dans le texte et dans sa construction littéraire ; une plongée au cœur de la langue écrite, qui invite à construire du sens à partir des mots, de la grammaire, de la syntaxe, du vocabulaire, de l’implicite du langage ; la liaison entre l’écrit et l’oral grâce à la phase de restitution, considérée par les élèves et par enseignants comme « le meilleur moment ». C’est un temps d’échanges riche et plaisant, lors duquel chacun a besoin de la lecture de l’autre pour comprendre le texte dans sa totalité. L’expression orale y est particulièrement présente : questions, argumentation, explications, débats…
 

4 exemples et 4 conseils pour une séance d’arpentage réussie

Les manières de réaliser l’arpentage sont nombreuses et extrêmement variées. Tout dépend de la nature de l’ouvrage arpenté et de l’objectif de départ. Voici 4 exemples de possibilités pour adapter cette pratique selon les objectifs visés et les types de récits :

  • L’arpentage sur le début d’un roman (50 premières pages). Objectif : aider les élèves à démarrer la lecture. Fonctionne parfaitement avec des romans comme Le Père Goriot d’Honoré de Balzac.
  • L’arpentage sur une partie d’un roman. Objectif : faire imaginer une suite aux élèves dans le cadre d’un atelier d’écriture
  • L’arpentage sur la totalité du roman. Objectif : faire lire d’autres œuvres du même type.
  • L’arpentage sur la totalité d’un documentaire ou d’un essai, voire sur un corpus de textes. Objectif : s’informer sur un sujet, acquérir des connaissances.

Enfin, voici 4 conseils pour une séance d’arpentage réussie :

  • Il peut être préférable d’avoir participé soi-même à un arpentage avant de se lancer avec sa classe.
  • Bien choisir l’ouvrage en fonction de son public et de son objectif.
  • L’arpentage est un outil. Utilisé trop souvent, il devient artificiel et indigeste !
  • Le groupe idéal rassemble 5 à 15 personnes – plutôt une demi-classe, donc. Avec un groupe plus large, la phase de restitution est plus complexe à mener.
Par Valérie Jouhaud.