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La culture informationnelle et les enjeux de l’éducation aux médias

Dans une société où l’information est omniprésente, que signifie le terme « culture informationnelle » ? pour les jeunes qui s’y confrontent en permanence, comment l’appréhender et quels sont les enjeux de l’éducation aux médias ? Marlène Loicq amorce des pistes de réflexion pour conclure le dossier sur les jeunes et l’info.

Marieke Mille : Que signifie la « culture informationnelle » ?

Marlène Loicq : Ce qui peut être perçu comme son pendant anglosaxon, l’« information literacy », prouve que le concept n’est pas nouveau, mais il émerge aujourd’hui car le contexte évolue. Largement, la culture informationnelle inclut l’ensemble des compétences attendues et nécessaires – comme identifier la pertinence des informations, les évaluer, les utiliser – dans une société de l’information. Le concept est employé distinctement mais de manière complémentaire : le monde des bibliothèques l’entend comme la maîtrise de l’information, le monde professionnel selon le principe que les usages de l’information servent une intelligence économique et enfin l’« aspect citoyen » car la survie des démocraties dépend en partie de la capacité des individus à prendre des décisions informées.

MM : Quel est l’intérêt d’une telle notion ?

ML : Elle permet de sortir du côté déterministe ressenti jusque-là. On se figure en effet souvent que les individus doivent « réagir » à cette société de l’information, alors qu’ils en sont les acteurs. La « culture de l’information » prend alors tout son sens parce que la notion de « culture » implique d’être acteur de son environnement. Parler de culture implique un aspect social au prisme duquel l’information se conçoit, se manipule et s’interprète, selon un ensemble de règles, de représentations et d’enjeux qu’il est nécessaire de comprendre. Le deuxième aspect, le plus important d’après moi, parce qu’il est structurant de la notion de culture, est la question du sens. Le sens recherché, produit et perçu, mobilise les utilisateurs. Les enjeux de la culture informationnelle sont de distinguer et de comprendre chacun de ces mécanismes.

Largement, la culture informationnelle inclut l’ensemble des compétences attendues et nécessaires – comme identifier la pertinence des informations, les évaluer, les utiliser – dans une société de l’information.

MM : Parle-t-on alors d’une culture informationnelle ou de cultures informationnelles ?

ML : Il existe un débat entre « cultures » et « culture » mais il renvoie à la complexité du concept même de Culture. Tout dépend encore une fois de la démarche. Le monde professionnel attend d’autres compétences que le monde pédagogique. Les approches bibliothécaire et citoyenne travaillent de plus en plus conjointement. La culture informationnelle se retrouverait ainsi davantage dans l’éducation aux médias (EAM) car elle permettrait de rapprocher l’information (comme actualité, données et même aujourd’hui, data) de la question du sens (déjà largement présente en EAM). Cela implique de conserver la dimension citoyenne historiquement liée à l’EAM, la maîtrise de l’information (EAI) portée par les bibliothécaires, dans ce qui, depuis 2007 est présenté comme l’Education aux médias et à l’information (EMI). Mais malheureusement, ça ne veut pas nécessairement dire qu’y sont systématiquement intégrés tous les aspects sociaux et culturels de la culture médiatique. Mais c’est tout un débat…

MM : L’émergence du terme est-elle corrélée au rapprochement du monde des bibliothèques et du monde citoyen ?

ML : C’est une très bonne question. Effectivement, il existe une possibilité que ce soit le cas, et ce n’est évidemment pas sans lien avec le numérique qui pousse ces mondes à davantage travailler ensemble. Internet propose des contenus très différents qui, auparavant, étaient distingués par supports. Cette convergence dans les pratiques se prolonge dans la collaboration entre les pédagogues et les éducateurs.

MM : Est-ce que les jeunes ont un rapport différent à la culture informationnelle par leur expertise réelle ou supposée ?

ML : Dans les discours sociaux (y compris ceux des professionnels), deux tendances assez extrêmes ont été véhiculées. La première, celle du tout naïf, prônée à l’apparition des médias et renforcée à la création de chaque nouveau média (on le voit bien avec internet, puis les réseaux sociaux) décrit les jeunes comme étant influençables et manipulables. Il faudrait alors les armer contre les médias. C’est faux, ils manipulent beaucoup de technologies, de supports et de contenus et ils ont quand même l’esprit critique. L’autre extrême est de penser que les jeunes sont experts, ce qui n’est pas forcément vrai non plus. Le maniement des outils n’induit pas forcément la capacité d’en comprendre les enjeux. Les adolescents peuvent produire des vidéos pour les poster en ligne, sans concevoir le fait de se mettre en scène, de créer un discours, de faire passer un message… Évidemment certains jeunes sont experts et d’autres naïfs, mais la grande majorité se situe entre deux, voire, fait cohabiter les deux.

Il faut décomplexifier un système médiatique qui se complexifie en évoluant, tout en tâchant de toujours rester au plus près des pratiques réelles des jeunes, sinon, cela perd tout son sens.

MM : Avez-vous des exemples ?

ML : Dans le cadre de l’enquête « Jeunes, numérique et télévision »1 Par Amandine Kervella, Elodie Kredens, Marlène Loicq et Florence Rio., nous avons interrogé 2600 jeunes âgés de 12 à 25 ans sur leurs pratiques numériques en lien avec la télévision. Nous sommes parties des discours des professionnels qui disent innover, capter le public jeune en allant sur leurs supports, en proposant de nouveaux formats, etc. Or il apparaît que dans la pratique, si les jeunes ont bien sûr un téléphone et regardent des contenus sur internet, ils ne sont pas majoritairement attirés par l’innovation de la télévision. Ils utilisent très peu les sites internet des chaînes ou la social tv, bien qu’ils aient un usage social de la télévision sur leurs propres réseaux par exemple2Voir Lecture Jeune n°153 « Cross-média transmédia », printemps 2015 (ndlr).. Les médias évoluent vite, de même que les pratiques, et il est important d’accompagner ces mutations par des réflexions qui elles aussi devraient évoluer… L’éducation aux média sera toujours en chantier. Il faut décomplexifier un système médiatique qui se complexifie en évoluant, tout en tâchant de toujours rester au plus près des pratiques réelles des jeunes, sinon, cela perd tout son sens.

MM : Dans son article, Anne Cordier mentionne que les jeunes souhaiteraient être accompagnés dans leurs recherches numériques, tout en pensant que les professionnels ne peuvent pas forcément leur apporter l’aide dont ils ont besoin.

ML : Depuis le début des années 2000, leur présumée expertise est tellement inscrite dans les discours sociaux, qu’elle s’imprime dans leurs déclarations sur leurs propres aptitudes. Anne Cordier évoque le fait que certains se revendiquent « geeks » et d’autres incompétents, pourtant, dans les faits ce n’est pas si manichéen. C’est intéressant de voir qu’ils ont intégré ces représentations extrêmes par rapport auxquelles ils cherchent à se situer. Certains maîtrisent le code sans être compétent dans la lecture critique d’un contenu de fiction ou, à l’inverse, ont des difficultés avec les outils informatiques, tout en sachant décrypter une image. La polarisation des compétences tend à créer ce discours sur soi. Les attentes d’un suivi sont évidentes, mais posent la question de la formation des personnels éducateurs, qui est essentielle. Nos cinq sens sont étendus par les médias, ne pas les maîtriser reviendrait à se couper de notre potentiel sensoriel. Nous avons la possibilité de vivre dans un monde très vaste et divers sans disposer forcément des clés pour en faire pleinement l’expérience. L’enjeu majeur de l’éducation aux médias commence à être intégré dans les discours politiques mais ils sont très en retard. La formation des médiateurs, qu’ils viennent du monde numérique, scolaire, de l’éducation populaire, des associations, doit leur donner la capacité d’accompagner les jeunes qui sont en contact permanent avec les médias et les utilisent dans tous les domaines.

Il ne faut pas seulement accompagner les jeunes pour leur apprendre à lire une image mais pour comprendre que le rapport à l’image est omniprésent dans la société et en souligner les enjeux.

MM : Les enjeux pour les jeunes seraient donc le développement de compétences à la fois spécifiques et transversales sur l’information dans les trois conceptions du terme qui sous-tendent la « culture informationnelle3Les bibliothèques, le monde professionnel et l’« aspect citoyen ». » et pas seulement sur la recherche documentaire ?

ML : Les compétences spécifiques de la littéracie médiatique, comme savoir décrypter une image, déconstruire une narration, comprendre les publics, comprendre le fonctionnement du multi supports, etc. sont identifiées par les professionnels et il existe des ressources pour les développer (largement issues des études sur les médias). Il est nécessaire de les envisager de manière transversale, parce que, quoi que l’on fasse, dans une pratique de loisirs, un cadre professionnel, social ou familial, nous sommes confrontés aux usages médiatiques. Les jeunes sont connectés mais aussi constamment en rapport avec le monde et notre rapport au monde est lui-même canalisé par l’utilisation des médias. Cette transversalité se retrouve partout dans notre quotidien. Il ne faut pas seulement accompagner les jeunes pour leur apprendre à lire une image mais pour comprendre que le rapport à l’image est omniprésent dans la société et en souligner les enjeux. Les compétences qu’on pourrait associer à l’éducation aux médias dépassent l’enjeu scolaire, elles sont une véritable façon de vivre.

Entretien avec Marlène Loicq, propos recueillis et mis en forme par Marieke Mille, article paru dans la revue Lecture Jeune n° 156 (hiver 2015)

Marlène Loicq

Marlène Loicq est docteur en Sciences de l’information et de la communication de l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, et Ph. D en Communication publique de l’Université de Laval, au Québec. Présidente du Centre d’études sur les jeunes et les médias, ses travaux portent sur les pratiques médiatiques des jeunes et les accompagnements, les politiques publiques de l’éducation aux médias à l’international. Elle est spécialiste de l’éducation aux médias et de l’interculturalité.

Bibliographie de Marlène Loicq

  • « Les pratiques audiovisuelles des jeunes et les enjeux de l’éducation aux médias », Décadrages, Cinéma, à travers champs, n°30, 2016.
  • « Les pratiques télévisuelles des jeunes à l’heure du numérique : entre mutations et permanences », Études de Communication, Dossier thématique n°44, 2015.
  • « Politiques d’éducation aux médias et à l’information en France », rapport co-écrit avec Frau Meigs Divina et Boutin, Perrine dans le cadre du projet Media and information literacy policies in Europe/COST, 2014.
  • Rebillard, Franck ; Loicq, Marlène ; (dir.), Pluralisme de l’information et media diversity : un état des lieux international, De Boeck, 2013.
  • « Les médias, l’Autre et Moi. L’éducation aux médias comme terrain d’analyse et de pratiques de la relation à l’altérité », Communication, vol. 30, n°2, 2012.

Références

  • 1
    Par Amandine Kervella, Elodie Kredens, Marlène Loicq et Florence Rio.
  • 2
    Voir Lecture Jeune n°153 « Cross-média transmédia », printemps 2015 (ndlr).
  • 3
    Les bibliothèques, le monde professionnel et l’« aspect citoyen ».