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Pourquoi les ados aiment tant les jeux vidéo

À l’âge où se construit l’identité, le jeu vidéo ouvre des possibilités quasi infinies. Un garçon peut s’incarner en fille, et inversement. Les pulsions violentes ou sexuelles peuvent y trouver une forme d’assouvissement. Et la victoire, lorsqu’elle survient, rehausse l’estime de soi.

Lecture Jeune : Pourquoi les adolescents jouent-ils aux jeux vidéo ?

Michael Stora : Premièrement, le jeu vidéo est par essence, « adolescence ». C’est une période de crise identitaire, liée à une transformation corporelle, et l’adolescent est tel un mutant. Le jeu vidéo lui permet, à travers la création d’un avatar, d’être une figure héroïque. Et dans la plupart des jeux vidéo, il y a ce qu’on appelle « la montée en puissance de l’avatar ». Par exemple, dans les mondes, comme World of Warcraft, la progression est possible avec des niveaux qui s’échelonnent de 1 à 70, et il y a une espèce de rituel initiatique que les adolescents s’approprient, dans cette progression.
Deuxièmement, à un âge où tout semble nous échapper, aussi bien psychiquement que corporellement, la main est une métaphore du « moi », qui fait que l’on a une emprise sur une image alors que la plupart du temps, ce rapport est inversé. Quand les adolescents jouent à un jeu vidéo, ils sont comme des marionnettistes qui manipulent l’avatar. Ils maîtrisent complètement leur image. Ainsi, on observe notamment que les garçons choisissent des avatars féminins, qu’ils maîtrisent et qu’ils peuvent manier à leur guise. Il y a l’idée d’un enjeu de contrôle avec la main sur la souris, qui peut toucher cette image. Le jeu vidéo met en effet en scène un conflit intrapsychique, que vit d’autant plus l’adolescent, entre ses pulsions, son corps et l’image et le jeu oblige l’adolescent à persévérer pour obtenir une valorisation, qui passe souvent par la victoire.
Troisièmement, beaucoup d’adolescents se sentent très coupables, de leurs pulsions sexuelles notamment, et le jeu vidéo va permettre de faire émerger les pulsions agressives. Et rappelons que le jeu a cette fonction, selon Winnicott1Selon Winnicott, le jeu a des vertus thérapeutiques. Le jeu permet une expression symbolique des angoisses. Il a une valeur de sublimation créatrice., d’être une mise en scène des pulsions agressives.

Quand les adolescents jouent à un jeu vidéo, ils sont comme des marionnettistes qui manipulent l’avatar. Ils maîtrisent complètement leur image

LJ : Comment s’effectue le processus d’identification par rapport au roman ?

MS : Il faut distinguer ici les identifications primaires des identifications secondaires. Dans une identification primaire, « je suis l’autre ». Le jeu vidéo fonctionne sur cette identification et sur l’idée que l’avatar est une coquille vide dans laquelle on se glisse. L’identification secondaire, c’est avoir des traits, des ressemblances, se projeter sur un personnage. Lorsqu’on lit un roman, c’est cette seconde identification qui se met en place. Il y a un travail supplémentaire qui est celui de l’abstraction, c’est-à-dire qu’on se représente la chose alors qu’elle n’est pas là, donc on est dans quelque chose de plus élaboré. Cela ne signifie pas que la lecture est à placer sur un niveau supérieur, la question n’est pas là. Mais les processus d’identification sont très différents.

LJ : Qu’en est-il alors de la narration ?

MS : En tout cas, pour ce qui est de la narration interne, cela peut être aussi riche. Dans un livre ou dans un film, on nous raconte une histoire. L’auteur est ouvertement présent, alors que dans un jeu vidéo, on donne l’illusion au joueur que c’est lui qui crée l’histoire. Le jeu vidéo propose des choix. Par contre, ce qui diffère et qui est intéressant, c’est le rapport aux personnages. Dans un livre, le héros combat un monstre, le lecteur peut arrêter l’histoire, alors que dans le cadre d’un jeu vidéo, le joueur qui est lui-même le héros, devra l’affronter.
En tout cas, dans les jeux vidéo, on se raconte des histoires et la narration est très riche, à l’inverse de ce que l’on croit. Je dirais que cette narration est présente même dans des jeux dits « hypnotiques » comme Tétris. Par exemple, « si j’arrive à aligner tant de cubes, il m’arrivera ça ». Les êtres humains sont plus forts que les jeux vidéo ; ils peuvent transformer les images qu’ils voient, tout comme les lettres qu’ils lisent. On oublie vite qu’il y a un tiers, à savoir le créateur du jeu vidéo, ce qui est en revanche plus visible dans un roman (même si, on peut dire qu’un très bon roman, c’est un livre où l’on oublie qu’il y a un auteur).

Alors que le jeu vidéo permet à un joueur de s’immerger dans la peau d’un personnage bien délimité, le livre a ce talent de permettre à l’imagination de galoper seule

Par conséquent, les rapports bénéfiques entre les deux médias sont évidents. Ils stimulent (de manière différente) l’imaginaire des enfants. Alors que le jeu vidéo permet à un joueur de s’immerger dans la peau d’un personnage bien délimité, le livre a ce talent de permettre à l’imagination de galoper seule, absence d’images oblige. Mais chacun à leur manière, le jeu et le livre permettent de s’immerger dans la recréation de mondes qui nécessitent d’être compris et analysés.

LJ : Qu’est-ce qui fait que les mondes virtuels peuvent devenir dangereux ?

MS : Dans 95 % des cas d’enfants qui présentent une dépendance aux jeux vidéo, on remarque que ce sont des enfants précoces et, de fait, les parents les traitent à tort comme des adultes. Ce sont des jeunes qui sont accrocs à la victoire, aux résultats rapides. On observe notamment, en classe de 4e, par rapport à l’idée de développement, qui correspond à ce stade de la scolarité (développement d’idées, d’arguments, etc.), une chute des notes qui entraîne une blessure narcissique, et l’enfant n’est plus alors dans la victoire. Dans ces jeux, il trouve finalement des résultats rapides, des victoires, et surtout, c’est un monde « sans fin », ce qui évite toute forme d’inquiétude ou d’angoisse. Il découvre dans ces mondes-là une manière de se soigner. L’addiction est une lutte anti-dépressive en quelque sorte. C’est un anti-dépresseur interactif et je pense qu’il est préférable de jouer, même si c’est excessif.

LJ : Pensez-vous que la pratique des jeux vidéo aide à avoir une meilleure estime de soi ?

MS : La pratique du jeu vidéo peut permettre d’avoir une meilleure image de soi car justement il met en scène ce combat entre pulsions et narcissisme. En effet, l’être humain a besoin de victoires. La plupart du temps, dans la journée on n’en a quasiment jamais et on va rechercher des sources de satisfaction diverses. Dans le jeu vidéo, quand on gagne, on a un sentiment de pouvoir bien réel, qui va nous habiter pendant un certain temps et on sera investi de cette victoire, donc plus fort. Bien sûr, cela ne remplace nullement une relation thérapeutique, mais il peut y avoir des points communs. Je pense que la réalité virtuelle et la réalité psychique présentent des similitudes.

Internet reste un moyen sain de jouer avec son corps et son identité, sans attaquer son corps

LJ : Peut-on avoir plusieurs identités grâce au virtuel et en jouer ?

MS : Oui, car on observe des adolescents qui ont plusieurs avatars, à l’image de leur état psychique, à un moment donné. On le voit notamment sur les blogs où certains expriment leur mal-être et parfois il s’agit d’un travestissement. Par exemple, une jeune fille avait un blog où elle tenait des propos suicidaires et, quand je l’ai contactée, elle m’a demandé de quel blog je parlais, puis elle m’a appris qu’il lui avait « rapporté 6 000 clics ». Il s’agissait en fait pour elle de « jouer » avec son identité pour se faire remarquer. C’est une juste revanche sur cette société ou le sensationnel rapporte. Elle avait besoin d’une reconnaissance virtuelle et d’une visibilité, rassurante.

LJ : Avant l’ère du jeu vidéo, comment les adolescents pouvaient-ils jouer de ces identités et mettre en scène leurs pulsions ?

MS : Il y avait une identification aux héros cinématographiques ou littéraires, mais les processus étaient différents. Avant, il y avait le quotidien, la réalité, mais il y avait peu de lieux de créativité alors que l’adolescence est un âge extrêmement créatif. C’est une période durant laquelle les jeunes ont besoin de mettre en scène leurs pulsions. À l’heure actuelle, où dans notre société ce qui est surinvesti c’est l’image de soi, Internet reste un moyen sain de jouer avec son corps et son identité, sans attaquer son corps, au sens propre.

LJ : Que doit-on finalement craindre des mondes virtuels ?

MS : Les espaces virtuels représentent pour de plus en plus d’individus un lieu de désinhibition. Il est possible ainsi de mettre à mal ce fameux « misérable tas de secrets » et, paradoxalement, de mettre en scène une dérive que l’on rencontre de plus en plus dans notre société, à savoir le « tout dire et le tout montrer ». Les adolescents ne font que jouer, voire montrer du doigt à travers leurs modes d’expression sur Internet, les failles qu’ils repèrent dans notre société. Ils réinventent une culture qui échappe à la plupart des parents et c’est tant mieux !

PROPOS RECUEILLIS ET MIS EN FORME PAR ANNE CLERC
ENTRETIEN PARU INITIALEMENT SOUS LE TITRE « IDENTITÉS ADOLESCENTES À L’ÉPREUVE DU VIRTUEL »
PUBLIÉ DANS LE N°126 DE LECTURE JEUNE, À L’HEURE DU VIRTUEL, JUIN 2008

Michael Stora

psychologue et psychanalyste
De formation de cinéaste, Michael Stora est devenu psychologue-psychanalyste. Il travaille comme psychologue clinicien pour enfants et adolescents au CMP de Pantin (93) où il a créé un atelier jeux vidéo. Il étudie depuis plusieurs années l’impact des jeux vidéo sur les enfants souffrant de troubles psychiques, mais aussi le lien interactif de l’homme à l’ordinateur et de ses conséquences sur les processus mentaux.

Références

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    Selon Winnicott, le jeu a des vertus thérapeutiques. Le jeu permet une expression symbolique des angoisses. Il a une valeur de sublimation créatrice.