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Génération 3.0

L’inscription sur les réseaux sociaux est officiellement interdite aux moins de 13 ans. Mais les préadolescents savent parfaitement contourner les interdictions numériques et filtrer les contenus qu’ils montrent à leurs parents. Malgré cette maîtrise technique, les digital natives ne le sont qu’en partie : ils ont toujours besoin de la médiation des adultes.

Christelle Gombert : Pourquoi les préadolescents s’inscrivent-ils sur les réseaux sociaux avant l’âge de 13 ans, malgré les interdictions ?

Pascal Lardellier : Dès 11 ou 12 ans, bien des préadolescents sont déjà présents sur les réseaux sociaux. Dans la mesure où l’autorisation des parents n’est pas requise, il suffit de renseigner un faux âge. La transgression démultiplie la puissance symbolique de l’inscription sur les réseaux sociaux, qui représente un rite de passage à part entière au sens anthropologique du terme puisqu’elle marque un changement de statut : on devient vraiment actif numériquement. Être présent sur le réseau, c’est acquérir une visibilité en se mettant en scène, en s’exprimant sur de nombreux sujets, en faisant étalage de ses passions… C’est aussi entrer dans des communautés d’adoration et de détestation, en suivant certains YouTubeurs et via les commentaires à l’infini.

CG : Les réseaux permettent également de prolonger la socialisation au-delà de la présence physique.

PL : Dans Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité (Éd. Autrement, 2005), Dominique Pasquier expliquait que certains jeunes étaient ostracisés car ils n’étaient pas sur Facebook. Le livre a été publié lors des débuts de Facebook et, déjà, c’était un facteur d’évincement de la communauté scolaire. Tout simplement parce qu’après les cours, les jeunes se rendent sur le réseau pour y faire des commentaires et des blagues sur la journée passée. Des conflits, des discussions ont lieu par claviers interposés. Le lendemain, ceux qui n’y auront pas participé auront manqué tout un pan de la socialisation du groupe, ce qui les en exclut d’office.

Être présent sur le réseau, c’est acquérir une visibilité en se mettant en scène, en s’exprimant sur de nombreux sujets, en faisant étalage de ses passions

CG : À partir de quel support les préadolescents accèdent-ils à ces réseaux ? L’ordinateur – ou la tablette – familial est-il encore privilégié par les parents jusqu’à un certain âge ?

PL : Jusqu’au milieu des années 2000, l’ordinateur familial faisait office de juge de paix. C’était le seul moyen d’accès au web, ce qui permettait aux parents de vérifier les historiques de connexion. Il y avait également le problème du temps de connexion mensuel limité. La baisse providentielle des prix des forfaits a permis de multiplier les points d’accès à internet et d’augmenter le temps passé en ligne. Les ordinateurs portables, puis les smartphones et les tablettes, ont révolutionné les usages. Aujourd’hui, les enfants possèdent des terminaux personnels très tôt, et ne passent plus par l’ordinateur familial pour aller sur internet.

CG : Quel rôle la démocratisation du smartphone joue-t-elle dans l’accès précoce des enfants aux réseaux sociaux ?

PL : Le primo-équipement en smartphone est un marqueur symbolique qui initie le rite de passage : dès que l’on en possède un, l’accès à tous les réseaux sociaux devient possible. Le mot « enfant » vient du latin infans, « qui ne parle pas ». Dès lors qu’un préadolescent reçoit un téléphone mobile, il acquiert l’autonomie d’expression en pouvant appeler ses amis, leur envoyer des messages… Or l’âge du primo-équipement décroît d’année en année. Lorsque j’ai écrit Le Pouce et la souris en 2006, cet âge se situait autour de 14 ans ; aujourd’hui, ce serait plutôt 10 ans. Cela s’explique en partie par une très forte pression sociale qui pousse à la conformité. Une mère m’a raconté que sa fille était partie à l’étranger avec sa classe pour quelques jours ; la majorité des enfants avaient un téléphone qui leur permettait de raconter le voyage à leur famille, de rester en contact. Mais elle, ainsi que les rares parents qui n’avaient pas équipé leur enfant en smartphone, devait passer par la médiation des copains ou des professeurs, ce qui était ressenti comme une honte à la fois par les parents et par les élèves concernés.
On entre ici dans le domaine de la psychologie, mais il semble évident que le téléphone représente une sorte de cordon ombilical. Il permet aux parents de contrôler les faits et gestes de leur enfant afin de se rassurer constamment – et accessoirement devenir des taxis, que les ados appellent à tout propos !

Facebook a été ringardisé par Twitter, YouTube, Pinterest, Instagram, Whatsapp ou encore Snapchat. C’est surtout ce dernier qui est plébiscité par l’ensemble des adolescents actuellement. Mais demain, il sera à son tour rendu désuet par d’autres

CG : C’est tout le paradoxe du smartphone : il permet de contrôler davantage ce que fait l’enfant, tout en lui donnant accès à des contenus incontrôlables. Les parents sont-ils généralement au fait de l’inscription de leur enfant à un réseau social ?

PL : Dans la plupart des cas, ils ne l’apprennent que par inadvertance – en apercevant l’écran bleu de Facebook lorsqu’ils passent derrière l’adolescent – ou lorsqu’un problème survient – parce que l’enfant a commenté sans y prendre garde des contenus pornographiques ou djihadistes, par exemple. C’est parfois la grande sœur ou le grand frère qui alarme les parents, car si l’aîné commence par être dans la connivence quant à la présence du benjamin sur le réseau, il se sent aussi responsable à certains égards. Cela permet non seulement de se dédouaner quant à ses propres comportements sur internet, mais aussi d’adopter une posture valorisante d’adulte qui va contrôler et protéger.

CG : Quels réseaux sociaux les préadolescents privilégient-ils ?

PL : Les nouvelles places to be numériques évoluent constamment. Facebook a été ringardisé par Twitter, YouTube, Pinterest, Instagram, Whatsapp ou encore Snapchat. C’est surtout ce dernier qui est plébiscité par l’ensemble des adolescents actuellement. Mais demain, il sera à son tour rendu désuet par d’autres…

CG : Est-ce dû à l’arrivée des parents sur le réseau ?

PL : En effet, les jeunes recherchent une clôture adolescente pour se construire une identité en même temps qu’une communauté. Il y a quelques années, on parlait verlan, on appartenait à une bande, on était fan d’un groupe de musique ; aujourd’hui, on s’inscrit sur un réseau social donné. Bien sûr, quand un jeune voit que ses parents s’inscrivent, il quitte le réseau pour aller chercher une « île » plus confidentielle.

Les digital natives sont un mythe dès lors qu’on parle de pratiques scolaires et pédagogiques

CG : Si les parents s’inscrivent sur les réseaux, c’est souvent pour vérifier que leur enfant ne s’y met pas en danger et ne compromet pas son intimité. Cette peur est-elle fondée ?

PL : La maîtrise des paramètres de confidentialité dépend de l’âge et de l’ancienneté sur le réseau. Néanmoins, les usages se sont sédentarisés. Au début des années 2010, la peur des parents que leurs enfants soient approchés par des prédateurs sexuels sur internet était très forte. Aujourd’hui, les jeunes ont acquis une certaine sagesse dans leurs usages et savent très rapidement quels en sont les dangers – notamment car cela a été une grande cause nationale, soutenue par des campagnes publicitaires importantes. Les parents comme les enfants sont donc de plus en plus prudents. Par ailleurs, il suffit de le constater : la plupart des adolescents savent filtrer ce qu’ils montrent ou non à leurs parents sur Facebook… ce qui prouve qu’ils maîtrisent très bien les paramètres de confidentialité !

CG : Pour autant, cette maîtrise technique fait-elle des adolescents des digital natives ?

PL : Je considère que les digital natives sont un mythe dès lors qu’on parle de pratiques scolaires et pédagogiques. Imaginer, comme Michel Serres1M. Serres, Petite Poucette, Le Pommier, 2012., que fournir une tablette à un jeune lui donnera envie de se cultiver toute la journée, grâce à son appétence naturelle pour la culture, me paraît irréaliste. Donnez des tablettes à des préadolescents : ils vont regarder et commenter des vidéos sur YouTube, mais ils n’iront certainement pas d’eux-mêmes visiter la dernière exposition virtuelle du Louvre…
Les adolescents maîtrisent la technique : ils savent manipuler par mimétisme, par imprégnation et par apprentissage entre pairs. Ce ne sont ni leurs parents, ni leurs enseignants, ni leurs bibliothécaires qui leur ont appris quoi que ce soit. Mais nous ne sommes pas inutiles, au contraire ! Notre rôle est simplement ailleurs. Il nous faut leur enseigner la dialectique numérique, soit l’art de penser à l’ère des réseaux numériques (je développe ce concept dans Génération 3.0). Nous devons leur apprendre à faire une recherche documentaire intelligente, à ne pas copier-coller Wikipédia bêtement, à hiérarchiser les sources, problématiser les sujets et vérifier les données. C’est un sacré challenge pédagogique, culturel et même citoyen, pour les parents. Alors que l’élection présidentielle approche, il faut repenser la « société numérique », et faire des TIC des ponts entre les générations, plutôt que des portes qui enferment chaque communauté derrière sa clôture.

PROPOS RECUEILLIS ET MIS EN FORME PAR CHRISTELLE GOMBERT
ARTICLE PARU DANS LA REVUE LECTURE JEUNE N° 161, LES PRÉADOLESCENTS, PRINTEMPS 2017

Pascal Lardellier

professeur en sciences de l’information et de la communication

Professeur à l’Université de Bourgogne Franche-Comté (UBFC), Pascal Lardellier est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages. Sur la question des adolescents et des TIC, il a publié Le Pouce et la souris. Enquête sur la culture numérique des ados (Fayard, 2006). Son ouvrage Génération 3.0. Enfants et ados à l’ère des cultures numérisées (Éd. EMS, 2016) est une suite actualisée de cette longue enquête interrogeant le rapport des jeunes à la culture, notamment numérique.

Références

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    M. Serres, Petite Poucette, Le Pommier, 2012.