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La littérature, un outil au service du « vivre ensemble » ? – Partie 2

« Le cercle vertueux du bon lecteur ». Tout un programme – scolaire – visé par l’Éducation nationale. Mais les élèves qui lisent les titres recommandés par l’institution deviendront-ils forcément de « bons » citoyens ? Suite de la discussion avec Sylviane Ahr et Max Butlen sur les valeurs dans la littérature jeunesse.

Sonia de Leusse-Le Guillou : Le ministère de l’Éducation nationale a notamment publié, dans le cadre de sa « mobilisation en faveur du livre et de la lecture », ce schéma du « cercle vertueux du bon lecteur ». Comment le simple fait de lire suffirait-il pour que chaque élève apprenne à « respecter autrui » ? Par ailleurs, la lecture a-t-elle vraiment pour rôle de former de « bons » citoyens « vertueux » ?

Max Butlen : Ce schéma opère un raccourci pour affirmer que la lecture permet d’acquérir des savoirs et de construire des valeurs comme le respect d’autrui, la liberté ou la justice. Toutefois, la lecture à elle seule ne suffit évidemment pas à conduire automatiquement au respect d’autrui. Elle peut certes y contribuer… ou non ! Dans ce contexte, les formes de l’enseignement de la littérature prennent une importance nouvelle. Comme le disait Sylviane Ahr1Voir « Littérature et morale au collège, partie 1 » : http://www.lecturejeunesse.org/articles/la-litterature-u…nsemble-partie-1/, c’est le fait d’interroger la lecture, et notamment les effets produits par la littérature sur le lecteur, qui fait émerger certaines valeurs. D’où l’intérêt des débats qui permettent éventuellement aux lecteurs d’évoluer dans leurs jugements, leurs prises de position éthiques et esthétiques. Si l’on considère que les œuvres sont une fabrique de représentations, un révélateur des normes d’une société, alors leur questionnement devient extrêmement pertinent.

Au final, il semble difficile d’affirmer que la littérature va, à tous les coups, inciter le lecteur à respecter autrui. En revanche, le texte littéraire amène à remettre en cause certaines représentations ou comportements, à construire ou à reconstruire des valeurs, à développer des positions personnelles et finalement des identités individuelles.

Christelle Gombert : Selon vous, la liste de livres recommandés par l’Éducation nationale reflète-t-elle ces objectifs et ces questionnements ?2Voir S. Ahr, « La sélection 2016 des ‟Lectures pour les collégiens” », in Le Français Aujourd’hui n°197, 2017, p.37.

Sylviane Ahr : Un certain nombre de ces titres sont particulièrement intéressants parce qu’ils ne reproduisent pas une société policée mais, au contraire, prennent en considération des situations vécues parfois extrêmes. La pièce Djihad3I. Saïdi, La Boîte à Pandore, 2016., notamment, montre le parcours de jeunes Belges qui vont en Syrie faire le djihad. Le lecteur est placé dans l’intimité de ces personnages radicalisés. Il me semble qu’un accompagnement par un médiateur est donc nécessaire, afin que les adolescents prennent du recul sur les raisons pour lesquelles les protagonistes font ces choix.

Christophe Léon, par ailleurs, a écrit un recueil de nouvelles dans lequel il met en scène des jeunes de banlieue dont il reproduit de manière très réaliste le langage et les réflexions. Si l’on met ce recueil dans les mains de jeunes qui vivent dans des cités, ils risquent de penser que les personnages ont raison, et de se dire qu’il leur est inutile de travailler ou d’essayer de s’en sortir, puisque, de toute façon, l’avenir est bouché pour eux. Si les adolescents en restent là, leur lecture va les conforter dans leur rapport au travail et à l’effort, donc dans leur système de valeurs. L’identification des adolescents de banlieue à certains personnages de ces nouvelles est assurée. Ils vont même éprouver de la sympathie pour eux. Mais ce n’est pas tout à fait ce que l’on souhaite, et ce n’est sûrement pas ce que souhaite l’auteur ! Un grand nombre de titres qui figurent dans cette liste est effectivement à recommander à la lecture des adolescents. Toutefois, un véritable travail reste à mener pour former les bibliothécaires et les enseignants sur ce point : la lecture ne doit pas seulement susciter l’empathie, mais aussi une réflexion sur les valeurs portées par les personnages.

La lecture ne doit pas seulement susciter l’empathie, mais aussi une réflexion sur les valeurs portées par les personnages

CG : Cette approche de la littérature remet en question les valeurs portées par les œuvres. S’agit-il d’un mouvement récent ?

MB : Aussi loin qu’on remonte dans la relation littérature/éducation, la volonté d’utiliser la littérature pour transmettre voire inculquer des valeurs a existé. Les contes populaires sont significatifs à cet égard et les premières œuvres de notre champ littéraire, notamment les œuvres de Berquin, dès le XVIIIe siècle, en témoignent clairement. Une « fonction édifiante » de la littérature jeunesse était revendiquée. On la retrouve aujourd’hui encore dans bon nombre de textes représentatifs d’une littérature de jeunesse manifestement « intentionnelle ».

SLG : Quelle est la place du lecteur dans cette vision de la littérature ?

MB : La critique universitaire littéraire a longtemps donné priorité à l’auteur et à l’explication du texte sans trop se préoccuper du lecteur ni de sa réception de l’œuvre. En conséquence, dans l’enseignement de la littérature, on a eu tendance à oublier le caractère éthique, esthétique, émotionnel du texte pour privilégier l’étude des objets et des techniques littéraires. L’enseignement de la littérature a souvent occulté le fait qu’elle permet aussi de construire son identité, de remettre en question ses idées, ses préjugés, ses valeurs éthiques et esthétiques. L’oubli ou l’effacement de la richesse humaine de la littérature a déclenché de nettes réactions de rejet, à mon sens légitimes, en tous cas compréhensibles, de la part de nombreux adolescents qui ne se retrouvent pas dans cet encadrement de leur lecture.

Soucieuses quant à elles d’attirer à nouveau ces lecteurs, les nouvelles approches de l’enseignement de la littérature résultent des recherches conduites depuis une cinquantaine d’années sur la réception des textes, sur le rôle essentiel des lecteurs dans le contrat de lecture, sur leur nécessaire coopération. En conséquence, dans le prolongement de ces travaux, les didacticiens de la littérature ont mis l’accent sur « le sujet lecteur4À l’origine de ces recherches, le colloque de Rennes en 2004 : A. Rouxel, G. Langlade (dir.), « Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature, P. U. Rennes, 2004. ». Notre discussion s’inscrit très exactement dans ce cadre.

L’oubli ou l’effacement de la richesse humaine de la littérature a déclenché de nettes réactions de rejet […] de la part de nombreux adolescents

SLG : Dans l’optique de « vivre ensemble » préconisée par les programmes scolaires, certains auteurs valorisent des personnages fictifs pour remédier à leur marginalisation réelle (en héroïsant, par exemple, des adolescents victimes de racisme, d’homophobie ou de harcèlement). Du côté des médiateurs, comment sélectionner les œuvres sans que le militantisme de l’auteur – ou son absence de militantisme – ne devienne le critère principal ?

MB : Un exemple intéressant peut répondre en partie à cette question, celui de la thèse récemment soutenue par Valéria Cerqueira Barbosa5V. Cerqueira Barbosa, « L’image de l’enfant noir dans la littérature de jeunesse brésilienne. Des politiques scolaires aux usages dans les écoles publiques à Salvador de Bahia », sous la direction de Régine Sirota, CERLIS (laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales, centré sur la question du lien social), 2017. sur la représentation de l’enfant noir dans la littérature de jeunesse brésilienne.
En 2003, le gouvernement brésilien est intervenu directement dans la sphère de la littérature de jeunesse. Dans une démarche antiraciste, l’institution a adopté un décret : les manuels scolaires devaient respecter des quotas. Il fallait que les enfants noirs soient davantage représentés, pour que leur image soit modifiée. Jusque-là, en effet, ceux-ci avaient été soit ignorés, soit représentés de façon stéréotypée, voire raciste. L’humanisme antiraciste est ainsi devenu un critère majeur de choix des ouvrages pour les classes.

Un ensemble de textes de littérature de jeunesse, représentant les enfants noirs de façon plus valorisante, a donc été recommandé. La jeune chercheuse a conduit son étude sur la réception de ces ouvrages dans la région de Salvador, là où vivent le plus de Noirs au Brésil. Son étude montre que la posture politique militante, très volontariste du prescripteur a eu des conséquences contrastées. Le projet a parfois eu les effets escomptés, mais il s’est aussi avéré que dans les œuvres sélectionnées, la volonté antiraciste s’est accompagnée d’une assignation identitaire ouvrant sur de nouveaux préjugés, et notamment sur une victimisation récurrente des enfants noirs. Contrairement à l’objectif initial, cela a parfois renforcé un sentiment d’infériorité chez les intéressés. La littérature intentionnelle s’expose au risque de provoquer des effets inverses à ceux qu’elle poursuit. Cela montre bien, comme le dit Vincent Jouve, que « s’imaginer que les valeurs inscrites (dans les textes) ont une incidence directe sur les valeurs reçues témoigne d’une compréhension très sommaire des mécanismes de réception ».

SA : Le risque, dans le choix des œuvres par les professionnels, est de répondre à certaines opportunités médiatiques. La littérature n’est pas là pour répondre aux obsessions soudaines et temporaires des médias. Une solution pour éviter l’imposition de normes éventuelles, qu’elles soient du côté de la majorité ou de la minorité, est d’offrir à la lecture des jeunes une pluralité d’œuvres, contemporaines et plus anciennes, qui abordent un même thème mais portent des valeurs diverses et mettent en scène des comportements variés. Cette diversité de lectures permet de montrer aux élèves que nous sommes dans des sociétés très complexes, composées d’identités multiples.

Le risque, dans le choix des œuvres par les professionnels, est de répondre à certaines opportunités médiatiques. La littérature n’est pas là pour répondre aux obsessions soudaines et temporaires des médias

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Références

  • 1
    Voir « Littérature et morale au collège, partie 1 » : http://www.lecturejeunesse.org/articles/la-litterature-u…nsemble-partie-1/
  • 2
    Voir S. Ahr, « La sélection 2016 des ‟Lectures pour les collégiens” », in Le Français Aujourd’hui n°197, 2017, p.37.
  • 3
    I. Saïdi, La Boîte à Pandore, 2016.
  • 4
    À l’origine de ces recherches, le colloque de Rennes en 2004 : A. Rouxel, G. Langlade (dir.), « Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature, P. U. Rennes, 2004.
  • 5
    V. Cerqueira Barbosa, « L’image de l’enfant noir dans la littérature de jeunesse brésilienne. Des politiques scolaires aux usages dans les écoles publiques à Salvador de Bahia », sous la direction de Régine Sirota, CERLIS (laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales, centré sur la question du lien social), 2017.