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La médiation numérique en bibliothèque (1)

Web éditeur et chargé de médiation numérique à la Bibliothèque publique d’information (Bpi1www.bpi.fr), Silvère Mercier se présente comme un « bibliothécaire engagé pour les libertés à l’ère numérique et la libre dissémination des savoirs ». Convaincu de la nécessité d’introduire les TIC au sein de la bibliothèque, il expose ses idées sur son blog Bibliobsession2www.bibliobsession.net/. Anne Clerc l’a interrogé sur la formation des bibliothécaires au numérique.

Anne Clerc : L’ENSSIB3www.enssib.fr/ (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques) propose-telle une formation au numérique pour les bibliothécaires ?

Silvère Mercier : L’ENSSIB a inclus un volet lié à la médiation numérique dans son parcours de formation mais cela représente une faible proportion du tronc commun réservé aux conservateurs et aux bibliothécaires. De surcroît, par expérience, il me semble que l’apprentissage des outils est moins nécessaire pour les jeunes bibliothécaires ou conservateurs car ils ne subissent pas la fracture numérique autant que certains aînés. Il s’agit en effet davantage d’une fracture générationnelle que territoriale. La génération précédente a tendance à considérer trop souvent l’avènement du numérique comme une défaite de la culture lettrée au profit d’une simple « conversation » ouverte au monde entier.

AC : Cependant, certains jeunes bibliothécaires opposent une sorte de résistance au numérique : ils se disent peu intéressés par les réseaux sociaux ou Internet et décident de ne pas utiliser ces outils alors qu’ils sont devenus des supports, des services et des ressources indispensables dans les établissements.

SM : C’est ici que réside toute la difficulté ! Il y a un certain « snobisme » à vouloir éviter à tout prix des outils comme les tablettes mais il faut faire comprendre à ces réfractaires la nécessité d’investir dans ces objets dans leurs pratiques quotidiennes : il est essentiel de convaincre ces agents de distinguer leur avis personnel de leur positionnement professionnel. Les bibliothécaires ont souvent le préjugé – faux – que les réseaux sociaux ne servent qu’à la communication. En DUT Information-communication4Université Paris X Nanterre., où je propose des formations, les étudiants ne sont pas sensibilisés à la « culture numérique » au-delà d’une initiation à la création de sites Web ; ils sont pourtant intéressés par ce questionnement mais le reste du cursus n’est absolument pas axé vers ces interrogations professionnelles. Il y a peu de réflexions sur le besoin d’innovation lié au livre numérique, par exemple.

AC : Certains bibliothécaires sont poussés à créer un blog ou à monter des ateliers ludiques en lien avec le numérique ou les jeux vidéo alors qu’ils ne maîtrisent pas toujours les outils informatiques les plus simples. Ils veulent concevoir des projets ambitieux mais ne sont pas en mesure d’aider les jeunes dans leurs recherches documentaires, pour faire un exposé ou réaliser un CV, alors que ce sont les besoins prioritaires des adolescents.

SM : Beaucoup de professionnels étaient dans le métier depuis un certain temps lors de l’arrivée du numérique ; ils n’ont donc pas toujours pu se former à de nouveaux outils ni prendre un recul suffisant par rapport à la manière d’inclure ces ressources pour les proposer aux usagers. C’est précisément pour cette raison qu’il y a un fort besoin de formation à la médiation numérique. Dans les bibliothèques, le premier pas vers le positionnement sur la toile s’établit autour de la création d’un blog : c’est un outil aisé d’accès et facile à gérer, qui devient une sorte de fourre-tout d’informations au détriment des supports institutionnels comme les sites-portails. Le blog est un format plus souple et moins rigide où les contraintes d’écriture sont moindres. Par exemple, le blog de la médiathèque de Bagnolet5Le blog Jeune et je lis (les gars aussi !) est disponible à l’adresse suivante : http://jeuneetjelis.over-blog.com/, bien fourni et animé, permet de soutenir un club de lecture adolescent qui valorise les critiques des jeunes sur leurs lectures. Cette expérience montre que les bibliothécaires sont tout à fait capables d’utiliser les outils numériques en pleine cohérence avec un projet tourné vers les publics d’un territoire donné. Il est primordial que l’équipe compte au moins une personne sensibilisée aux questions du numérique capable de coordonner la présence de la bibliothèque sur le Web.

AC : Parfois, les bibliothécaires craignent que leurs initiatives personnelles contrecarrent la position de leur institution ou des élus.

SM : Effectivement, la « vieille histoire » de neutralité du service public peut freiner la prise de parole de certains bibliothécaires qui se sentent en retrait et n’osent pas émettre de jugement de peur d’être accusés de prendre parti. Il faut lutter contre ça et leur permettre d’être acteurs à part entière des projets ; pour cela, il faut que les différentes prises de position soient cadrées le plus clairement possible. Les agents publics sont bridés par une vision exagérée du devoir de réserve alors que c’est précisément le rôle du bibliothécaire de donner son avis et d’avoir un regard critique. Dans ce cas, il est indispensable de se sentir soutenu par sa hiérarchie : les responsables de bibliothèque ont donc un grand rôle à jouer dans la résolution d’éventuels problèmes. Ainsi, à la bibliothèque de Val d’Europe où j’ai travaillé quelque temps, il a fallu s’accorder pour organiser la modération. Et désormais, à la Bpi, nous allons élaborer une charte d’expression en ligne pour les agents : de cette manière, ils se sentent légitimes pour intervenir en tant que professionnels.

AC : Quels conseils donneriez-vous aux bibliothécaires pour mener une médiation numérique efficace et réussie ?

SM : Il est dommage de voir que beaucoup d’argent public et d’énergie sont investis dans la création de portails institutionnels alors que ce n’est pas dans cette direction qu’il est intéressant d’agir. Il est certes important de proposer un site mais pour déployer une présence en ligne beaucoup plus large, il vaut mieux créer des blogs thématiques ou encore se positionner comme le spécialiste d’un sujet sur Facebook. C’est une opération moins compliquée – et plus plaisante ! – à gérer, qui demande peu d’investissement financier : cela coûte bien moins cher qu’un site-portail et c’est plus simple à entretenir. Dans ce cas, on peut s’approprier l’outil et se concentrer davantage sur le contenu. D’autre part, cette démarche s’inscrit contre l’idée reçue qu’il faut investir beaucoup pour faire du numérique. Enfin, le concept de « guichet unique » en ligne (un seul site sur lequel tout le monde interagit) est plutôt contreproductif : il vaut mieux se disséminer pour créer un vaste « écosystème » aux multiples portes d’entrée. Cependant, cette politique a encore du mal à trouver sa place : les bibliothécaires éprouvent l’impression de se disperser en acceptant l’idée d’un outil à plusieurs entrées.

AC : Les projets en lien avec le numérique peuvent parfois représenter une somme importante de travail supplémentaire. Comment gérer les différentes activités sur une durée raisonnable ?

SM : Le vrai défi, c’est de parvenir à articuler le travail numérique avec les tâches quotidiennes des bibliothécaires. Je vous donne un exemple : les agents des sections jeunesse sont habitués à un important travail de veille informationnelle pour le suivi de l’actualité littéraire. Or, cette activité de veille n’est pas exploitée dans un objectif de médiation numérique alors que la moitié du travail est déjà accomplie : les sites sont repérés, les habitudes de lecture sont installées… Il faudrait récupérer les informations et les diffuser de manière plus lisible sur le Web, ce qui, à terme, représenterait un véritable gain de temps ! D’autre part, je reconnais que la mise en place du cadre occupe des délais plus ou moins longs, mais une fois cet investissement effectué, la nouvelle coordination créée par le numérique permet d’obtenir un rythme plus efficace, d’autant plus qu’on demande aux bibliothécaires d’exercer leurs compétences sur les contenus à l’aide d’un outil facile à manipuler.

AC : Le public de la Bpi est essentiellement étudiant. Observez-vous une certaine fracture numérique dans cette assistance ?

SM : De manière générale, les étudiants se rendent à la Bpi davantage pour profiter du réseau WiFi et consulter leurs propres documents sur leur ordinateur personnel que pour utiliser le service documentaire proposé par la bibliothèque. Ils ont une très mauvaise connaissance des bases de données et ne parviennent pas à identifier les sources majeures d’information propres à leur domaine. Il y a un besoin important non pas seulement de formation à la recherche documentaire mais bien à la culture de l’information. Ce besoin n’est malheureusement pas reconnu au niveau national. Les bibliothécaires proposent alors des interventions ponctuelles dans l’année scolaire et privilégient la formation à distance : ils mettent en ligne des tutoriels, des vidéos, des catalogues de liens… Il s’agit d’un aspect fondamental de la médiation numérique et de l’accompagnement des étudiants, qui fonctionne par ailleurs très bien : par exemple, le service instantané de questions-réponses par tchat interposé a beaucoup de succès pour les bibliothèques qui ont fait le choix de ce dispositif6Le réseau Ubib par exemple : www.ubib.fr.

AC : La fracture numérique concerne-t-elle toutes les catégories de population, indépendamment des clivages de génération ? L’évolution perpétuelle des pratiques et des outils risque de déconcerter jusqu’aux plus jeunes…

SM : Au-delà de la querelle entre « anciens » et « modernes », il s’agit surtout d’une division structurelle entre ceux qui ont compris l’utilité des TIC et ceux qui y sont toujours réfractaires. Il est certain qu’il est indispensable de se tenir informé des évolutions technologiques. Une formation de temps à autre ne suffit pas ; le numérique suppose une auto-formation régulière : l’accompagnement est certes essentiel mais il faut aussi que les bibliothécaires s’approprient eux-mêmes les outils qui leur sont présentés. L’auto-formation et l’activité de veille informationnelle sont fondamentales dans tous les corps de métiers : beaucoup de journalistes y sont également confrontés.

D’autre part, les bibliothécaires se sont construits sur l’idée que leur légitimité provient de la qualité de l’offre qu’ils fournissent, dans sa représentativité des différents courants éditoriaux, des sujets et thèmes d’actualité. Il faut repenser en profondeur la question des collections dans un contexte qui n’est plus celui d’une offre légale, fixe et marchande. Il convient donc de reconsidérer cette problématique dans un univers ouvert, galvanisé par la montée en puissance de l’auto-publication qui perturbe les bibliothécaires et les éditeurs. Cependant, à l’inverse des éditeurs, les bibliothécaires n’ont pas de modèle économique à inventer ; ils peuvent donc lancer des projets qui permettraient de dégager des éléments innovants et intéressants même si non commerciaux, comme par exemple, le programme « Ziklibrenbib7Ziklibrenbib est un blog collaboratif consacré aux musiques en libre diffusion, créé à l’initiative de la Médiathèque de Pacé (35) et de la Médiathèque de la CDC du Pays d’Argentan (61) en janvier 2012. La Médiathèque d’Oullins (69) s’est jointe à l’équipe au mois de mars de la même année et la BDP de la Gironde (33) en mai. Sur ce blog, une sélection régulière d’albums en libre diffusion, présentés à travers une chronique et un morceau en écoute, est proposée : http://ziklibrenbib.fr/?cat=8» : c’est ce genre de positionnement qui me paraît plus pertinent dans l’avenir.

AC : Certains services proposés par les bibliothèques reprennent des usages qu’un individu peut accomplir seul chez lui, comme par exemple la mise à disposition de films ou de musique. Quelle est dans ce cas la « valeur ajoutée » de la bibliothèque ?

SM : Nous avons surtout une valeur de prescription et de recommandation. Au vu de la diversité de l’offre culturelle actuelle, il est essentiel de pouvoir accorder sa confiance à un medium de référence. À notre époque, les filtres humains et sociaux sont de plus en plus remplacés par des préconisations algorithmiques et scientifiques, comme la fonction « vous avez aimé tel livre, vous aimerez tel autre » sur Amazon. Cette faculté peut s’avérer intéressante – il s’agit pour moi d’un dispositif de médiation – à condition qu’on en maîtrise les critères, il serait dangereux de voir une « gouvernementalité algorithmique aveugle8www.internetactu.net/2010/12/16/du-role-predictif-des-donnees-a-la-gouvernementalite-algorithmique/» dominer et remplacer systématiquement des algorithmes à visées non commerciales ou communautaires.

AC : La fracture numérique est-elle amenée à se réduire ou à perdurer dans le temps ? Y aura-t-il toujours des publics marginalisés par rapport à la recherche documentaire et informationnelle ?

SM : Je pense que la fracture numérique ne va pas se résorber dans l’avenir : elle persistera, non pas en termes d’accès mais en ce qui concerne les usages, du moins dans les pays développés. Selon Fabien Granjon9Reconnaissance et usages d’Internet – Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée, Fabien Granjon, Presses de l’École des mines, 2012, voir l’article « Fracture numérique », p. 16 de ce numéro., les usages du Web ne sont pas spontanément habilitants : ils sont situés dans l’espace social et ne sont donc pas déconnectés des déterminants contextuels existants. Le numérique reproduit des déterminismes – et par là, tend à répercuter une certaine fracture sociale – mais paradoxalement, il peut en faciliter le dépassement. Internet a favorisé l’instauration de nouveaux liens qui rendent possibles des innovations sociales à grande échelle. C’est là tout l’enjeu lié à la culture informationnelle et c’est dans cette action que les bibliothécaires et les documentalistes ont un rôle à jouer.

Entretien avec Silvère Mercier par Anne Clerc. Article paru dans la revue Lecture Jeune 143 (septembre 2012).

Silvère Mercier

est bibliothécaire à la Bibliothèque publique d’information, auteur du blog Bibliobsession et cofondateur du fil de veille collaboratif le Bouillon ; il s’est spécialisé dans la médiation numérique.
www.bibliobsession.net

Références

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    Université Paris X Nanterre.
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    Le blog Jeune et je lis (les gars aussi !) est disponible à l’adresse suivante : http://jeuneetjelis.over-blog.com/
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    Le réseau Ubib par exemple : www.ubib.fr
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    Ziklibrenbib est un blog collaboratif consacré aux musiques en libre diffusion, créé à l’initiative de la Médiathèque de Pacé (35) et de la Médiathèque de la CDC du Pays d’Argentan (61) en janvier 2012. La Médiathèque d’Oullins (69) s’est jointe à l’équipe au mois de mars de la même année et la BDP de la Gironde (33) en mai. Sur ce blog, une sélection régulière d’albums en libre diffusion, présentés à travers une chronique et un morceau en écoute, est proposée : http://ziklibrenbib.fr/?cat=8
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  • 9
    Reconnaissance et usages d’Internet – Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée, Fabien Granjon, Presses de l’École des mines, 2012, voir l’article « Fracture numérique », p. 16 de ce numéro.