Posté le

Le phénomène "Harry Potter" par Benoît Virole

Benoît Virole analyse les raisons du succès de l’oeuvre de J.K. Rowling et tente d’expliquer son impact sur les lecteurs. La légende d’Harry Potter offre une histoire écrite dans un style clair, concis et dynamique qui aborde un mythe initiatique dans un univers des possibles matérialisé par la magie : une symbiose dans laquelle les lecteurs peuvent se reconnaître. Malgré tout, il regrette l’impact que l’adaptation cinématographique peut avoir sur le texte écrit : l’expérience intime de la lecture se teinte d’images standardisées, imposées par une logique marchande. Cet a été publié dans Lecture Jeune n°116 en 2005, suite à la journée d’étude Parcours de Lecteurs.

Entrée en lecture ! Belle métaphore que le titre de cette journée d’étude qui implique l’idée d’un seuil, d’une limite que l’enfant franchit pour entrer dans autre monde. Si on file la métaphore jusqu’à vérifier son adéquation à l’inverse du terme, on rencontre l’idée que l’enfant pourrait sortir de la lecture Sans doute, aux limites, peut-on imaginer des sujets ayant appris à lire qui, faute de pratique, ou par les effets d’une pathologie insidieuse, en arrivent à oublier le processus de déchiffrage et redeviennent des illettrés. Cela est concevable mais en réalité excessivement rare tant l’écrit constitue un stimulus constamment présent dans notre société.

Par contre, l’entrée en lecture ne va pas toujours de soi. D’une part, certains enfants n’arrivent pas à apprendre à lire, d’autres le font de façon très médiocre et insuffisante. Beaucoup enfin sont réticents à la lecture d’ouvrages et préfèrent les bandes dessinées ou le cinéma. Le recul de la lecture chez les enfants a pu ainsi être évoqué comme consécutif du développement d’une culture marqué par une consommation intensive d’images. Or, il y a quelques années, aux alentours des années 1997–1998, contre toute attente, de nombreux enfants ont manifesté une appétence étonnante pour le premier tome d’Harry Potter. Le succès éditorial du premier volet des aventures du jeune sorcier a étonné non seulement le monde professionnel de l’édition, mais aussi le monde enseignant et celui des parents.

Ce succès initial est un fait d’observation. Il ne doit pas être négligé sous le prétexte qu’il s’agirait d’un phénomène secondaire à une stratégie marketing efficace. Il est bien issu d’une rencontre entre une œuvre originale, authentique dans l’impulsion de sa créativité, et un lectorat pour la plupart novice en matière de littérature. Bien sûr, l’étendue du phénomène peut prêter à discussion.

Y a-t-il vraiment eu entrée massive en lecture avec Harry Potter pour une classe d’âge comme on a pu le prétendre ? En tout cas, les chiffres de vente des premiers tomes ont été suffisamment éloquents pour que le marketing se saisisse rapidement de l’affaire et en fasse le monstre commercial que l’on connaît aujourd’hui. Alors qu’il y a-t-il dans cette œuvre de si remarquable qu’elle ait réussi à entraîner ces enfants, présentés souvent comme gavés de série télé, vers la lecture aride de papier sans image, noirci d’abstraites chaînes de caractères ?

Un style

Et bien, je crois qu’il y a d’abord dans l’œuvre de J. K. Rowling un style dont les très bonnes traductions françaises par Jean François Ménard rendent bien compte : phrases courtes, construites souvent sur la structure nucléaire essentielle sujet verbe objet ; usage modéré et convenu des adjectifs destinés à éviter la désorientation sémantique ; dialogues multiples. C’est un choix stylistique que certains peuvent décrier mais dont il faut convenir qu’il est accrocheur. Ensuite, c’est une construction narrative simple, efficace et bâtie sur le principe d’une triple dynamique : une énigme à l’échelle de l’œuvre (celle des origines d’Harry), une énigme à l’échelle du livre, et, enfin, une énigme ou une action significative à l’échelle du chapitre. La lecture peut ainsi être segmentée sans difficultés.

Même si le lecteur ne va pas jusqu’au bout du livre, ce qui est moins rare que l’on ne pense, il a la satisfaction d’avoir au moins lu la résolution d’une énigme secondaire. Le traitement du cadre est aussi tout à fait singulier. Il est constant et s’apparente aux tableaux des jeux vidéo. Les lieux (collège, forêt interdite, etc.) sont standardisés. Leur description (brève) est faite une fois pour toutes et il n’y a donc pas besoin d’y revenir. Le temps est ritualisé par le déroulement de l’année scolaire. C’est là un coup de génie de la part de Rowling car il a permis ainsi aux jeunes lecteurs un repérage immédiat, stable, permettant une focalisation de l’évocation sur l’action, sans avoir à dépenser de l’attention à un environnement mouvant.

Le traitement du cadre est tout à fait singulier. Il est constant et s’apparente aux tableaux des jeux vidéo.

Quand tout bouge, les personnages, les lieux, les temps, les actions, les énigmes, on obtient une dynamique d’évocation mentale très complexe dont il est certain qu’elle fait mauvais ménage avec les capacités attentionnelles des enfants d’aujourd’hui. Le succès d’Harry Potter nous invite ainsi à retenir l’importance du style et de la construction formelle sur un lectorat qui ne peut plus supporter une construction narrative trop longue et a besoin de dénouements rapides de façon à maintenir l’attention. Il y a donc bien un changement dans les attentes littéraires des enfants dues très certainement à l’impact des modes de vie, de l’accélération de la transmission de l’information, du déploiement extensif des images.

Par contre, il n’y a pas de raison de penser qu’il s’agit là d’une dévaluation de la littérature enfantine. Ce type de style est présent dès les débuts de la littérature populaire et Rowling, finalement, s’inscrit bien dans le continuum de l’histoire de la littérature enfantine. On pourrait aussi mettre l’accent sur la forme de composition modulaire (avec un tome par année) qui serait contraire aux canons de la littérature mais cela existe depuis fort longtemps avec les feuilletons littéraires, voyez Alexandre Dumas. Bref, la forme de l’œuvre de Rowling ne possède guère d’originalité propre si ce n’est d’avoir su condenser jusqu’à l’extrême des qualités de concision et de traitement du cadre qui ont été en symbiose parfaite avec les styles cognitifs prédominants des enfants d’aujourd’hui.

Un mythe initiatique

Mais le style n’est pas tout. Il est en étroite synergie avec un fond thématique remarquable qui a parfois été décrié et caricaturé. L’histoire d’un orphelin en quête des origines n’est pas un cliché de la littérature enfantine. C’est là un jugement dépréciatif qui fait bon cas d’œuvres conséquentes de la littérature. Pensons, par exemple, à Sans Famille, d’Hector Malot. Mais surtout, il dévalue un thème qui en soi n’est pas exempt de vérité psychologique. Le roman des origines de soi est en effet un fantasme universel.

Quel est l’enfant au monde, qui n’a pas dans ses rêveries ou ses fantasmes les plus secrets imaginé un instant être issu d’un autre couple que celui de ses parents réels ? La proximité réussie du thème de l’orphelin vis-à-vis d’un fantasme universel est à porter au crédit de l’œuvre et non pas à son déficit. Cela ne signifie pas qu’il suffit de construire une histoire avec un orphelin pour en faire un chef d’œuvre de la littérature enfantine. L’identification du lecteur, non pas à Harry, stricto sensu, mais à ce qu’il évoque dans l’histoire intime de chacun, est donc compréhensible. Elle est d’autant plus remarquable qu’elle est transtemporelle. Identification au passé, par l’évocation du roman refoulé des origines, identification au présent par l’actualité de la vie d’un collégien, identification au futur avec l’attente de la réalisation de soi, du passage à l’adolescence, puis au monde adulte.

On touche ici à la dimension du roman initiatique qui a beaucoup joué dans le succès d’Harry Potter. Cela nous apprend quelque chose sur notre propre insuffisance à proposer aux adolescents des histoires de passage, d’accession à l’âge adulte. Le manque de structures symboliques permettant la représentation du passage de l’adolescence au monde adulte est criant. Or, ces structures sont nécessaires. Les adolescents les recherchent aujourd’hui dans l’identification aux héros, aux acteurs, etc., donc, à des produits de consommation, alors que l’on pourrait imaginer qu’elles soient présentes à l’intérieur même des structures sociales.

La magie et la représentation d’un monde

La prévalence de la magie dans les livres d’Harry Potter a également inquiété les parents et les enseignants qui ont pu parfois y déceler l’indice significatif d’une sorte de déni de la réalité qui caractériserait les jeunes générations. Ce n’est certainement pas faux et on peut lire dans le goût pour la magie une sorte d’allégorie de la toute puissance infantile. Mais en rester là est un peu court car l’univers de la magie est avant tout la possibilité de disposer d’un terrain d’aventure, d’un espace des possibles. Après tout, il n’existe plus de zones vierges sur le globe terrestre où l’on peut imaginer des îles au trésor ou des contrées inexplorées. Or, l’aventure en matière de littérature doit disposer d’espaces inconnus capables de faire rêver. 

L’univers de la magie est avant tout la possibilité de disposer d’un terrain d’aventure, d’un espace des possibles.

Le monde imaginaire de la magie permet cette création d’un espace nouveau bornée uniquement par l’imagination de l’écrivain. Fait particulièrement remarquable chez Rowling, cette création imaginaire d’un monde magique fournit à l’enfant des codes de compréhension du monde réel. L’univers social d’Harry est clivé par des lois et des codes, catégorisé en groupes d’appartenance, la plupart du temps en compétition. Il est aussi marqué par des relations d’alliances, de conflits, etc. Bref, il s’agit là d’une représentation d’un monde, simplifié par rapport au monde réel et transmettant au lecteur une façon de voir le monde, une structure normative en quelque sorte.

Des lecteurs adultes vont prendre plaisir à l’humour des rapprochements entre le monde d’Harry et le monde réel, et les enfants vont acquérir des schémas de compréhension du monde qu’ils vont mêler avec leurs autres expériences de vie. C’est en ce sens que le succès d’Harry Potter nous apprend quelque chose non seulement sur nos manques mais aussi sur le rapport entre la lecture et la culture. La façon dont la société d’Harry est construite nous renseigne sur les attentes des enfants en terme d’intelligibilité du monde.

La société est devenue tellement complexe qu’il est désormais impossible à un adulte, expérimenté et cultivé, d’en avoir une intelligibilité globale. Or, les enfants ont besoin d’une carte d’orientation pour pouvoir aborder le futur sans angoisse. Dans les sociétés primitives, les mythes assumaient ce rôle. Aujourd’hui, des œuvres telles celle d’Harry Potter remplissent cette fonction. Le problème est que ces œuvres échappent à la littérature pour devenir des œuvres multimédia dans lesquelles le travail d’intériorisation disparaît au profit d’une consommation collective d’images. 
 

Chez Rowling, cette création imaginaire d’un monde magique fournit à l’enfant des codes de compréhension du monde réel.

Le problème de l’évocation mentale

Lire, c’est en effet acquérir de nouvelles normes intérieures et modifier les anciennes au travers d’une évocation mentale privée. Lors de la lecture d’un récit, plus précisément d’une nouvelle ou d’un roman, nous évoquons mentalement des représentations des personnages, du cadre. Ces évocations sont strictement privées. Elles sont une création idiosyncrasique, unique, utilisant les souvenirs conscients et inconscients de l’expérience d’une vie.

En parallèle de la lecture des lignes du livre, un flux de représentations mentales se déroule dans l’esprit du lecteur. Pour certains, ces représentations sont des images mentales à fort contenu visuel. Pour d’autres, ces représentations ne sont pas à strictement parler des images mentales conscientes à contenu visuel mais comportent des sensations kinesthésiques, auditives, olfactives, des affects, etc. Ces représentations mentales n’appartiennent pas à un répertoire fixé. Elles sont en constante réorganisation même si elles puisent au fond de l’expérience vécue.

Par exemple, la lecture d’une nouvelle à plusieurs années de distance peut générer dans l’esprit du même lecteur des évocations imagées différentes. Tout le plaisir, et la puissance de transformation de la lecture, se situent là. La lecture est un processus de génération de représentations mentales à partir d’un texte, lui-même issue de la construction mentale de l’auteur. Or, aujourd’hui, avec la systématisation des versions filmées associées étroitement au processus de création, on assiste à une explicitation publique, commune, partagée, standardisée de l’imaginaire. Impossible de voir Harry Potter autrement que par les traits de l’acteur dans les films ou les monstres de Poudlard autrement que l’image qui en a été donnée.

Le problème est que ces œuvres échappent à la littérature pour devenir des œuvres multimédia dans lesquelles le travail d’intériorisation disparaît au profit d’une consommation collective d’images.

Même si personne ne voit vraiment le même film, et qu’il existe donc une ontologie subjective du rapport à l’image filmée, le rapport entre le texte et l’évocation mentale est quand même changé qualitativement quand des images sont systématiquement associées à une œuvre littéraire. La rupture dans l’histoire de la littérature générée par la diffusion multimédia des œuvres tels qu’Harry Potter est peut-être bien là. L’aspect privé, intime, de l’évocation mentale est remplacé par une communication mondialisée d’images standardisées. C’est sur ce point qu’il existe une vraie problématique à propos d’Harry Potter comme pour d’autres œuvres qui se voient systématiquement couplées avec des films. Couplage qui n’est pas réductible à une simple adaptation, mais constitue un produit générique commun.

L’évocation mentale privée à la lecture d’un roman d’aventures devient une participation à un imaginaire collectif construit sur une forme d’idolâtrie. Alors que l’entrée en lecture devrait être celle d’une entrée en subjectivité réflexive, par l’effet du travail d’évocation mentale, on assiste à une entrée en consommation collective d’un produit, renvoyant, certes, au bout du compte à des significations privées, mais qui restent formatées dans un imaginaire imposé par une logique marchande.

Article publié dans le n° 116 (2005) de la revue Lecture Jeune suite à la journée d’étude sur les Parcours de lecteurs.

Publications personnelles de Benoît Virole

  • Mission sur le Yang-tse, roman, Virole B., Editions de la Différence, 2013.
  • La complexité de soi, essais de psychologie, Virole B., Charielleditions, 2011.
  • Surdité et Sciences Humaines, Virole B., L’Harmattan, 2009.
  • Shell, roman, Virole B., Hachette, 2007.
  • Psychopathologie et complexité, Pour un modèle unitaire de la schizophrénie, Virole B., Editions scientifiques, Gordon and Breach, Vrin diffusion, 2005.
  • Du bon usage des jeux vidéo et autres aventures virtuelles, Virole B., Hachette Littératures, 2003.
  • L’enchantement Harry Potter, Psychologie de l’enfant nouveau, Virole B., Hachette Littératures, 2002.
  • L’enchantement Harry Potter, Psychologie de l’enfant nouveau, Virole B., Editions des Archives Contemporaines, Paris 2001.
  • Le Voyage intérieur de Charles Darwin, Essai sur la genèse psychologique d’une œuvre scientifique, Virole B., Éditions des Archives Contemporaines, Paris, 2000.
  • Psychologie de la surdité, Virole B. et coll., De Boeck Éditions, Bruxelles, 1996, deuxième édition 2000, troisième édition 2006.
  • Sciences cognitives et Psychanalyse, Virole B., Presses Universitaires de Nancy, 1994.
  • Figures du Silence, Editions Universitaires, Virole B., L’Harmattan, 1989.
  • Plus de publications sur le site de Benoît Virole

Voir Lecture Jeune n° 116 – Parcours de lecteurs

Benoît Virole

Psychanalyste. Docteur en psychopathologie. Docteur en linguistique. Auteur de L’Enchantement Harry Potter ou la psychologie de l’enfant nouveau (Hachette Littérature, 2002).

Site de Benoît Virole