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Les nouvelles frontières de la sérialité

La notion de « série » est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Sa définition semble avoir évolué, ses limites sont plus floues. Pierre Bruno analyse les mutations de cette « paralittérature » légitimée par un nombre croissant d’éditeurs.

Il est plus que jamais difficile de définir la « série » littéraire (ou plus précisément paralittéraire). Ce terme est d’ailleurs absent de la plupart des dictionnaires qui ne connaissent que les séries télévisuelles ou les séries d’œuvres d’art.

On peut cependant distinguer trois définitions de la sérialité.

La première est d’ordre littéraire. Quatre critères permettent, dans cette optique, de cerner, même grossièrement, la « série » : l’unité de sens (qui distingue la série du feuille ton), les univers aux multiples références récurrentes, la (ou les) figure(s) héroïque(s) centrale(s) et les conventions d’écriture. Mais le concept est difficile à cerner par ces seuls critères. Une série comme Coeur Grenadine publiée par Bayard, contient des ouvrages sans personnages récurrents, écrits dans des registres littéraires très distincts alors que, dans un colloque, des intervenants s’étaient plu à montrer la forte sérialité (en terme de conventions d’écriture) de genres littéraires comme le sonnet ou la tragédie classique.

La série se définit aussi par des critères d’ordre économique comme ses modes de distribution (c’est ce que l’on appelle avec un certain mépris, la littérature de supermarché), circuits de masse qui influent tant sur la présentation matérielle de l’ouvrage en terme de format, de qualité de papier ou de conception de la couverture, que sur sa durée de vie, proche de celui des périodiques. Les différentes collections Harlequin-teenager étaient ainsi pendant longtemps retirées des rayons des grandes surfaces à la fin de chaque mois pour laisser place aux nouveaux titres. Surtout la définition de la série repose sur une définition subjective où transparaissent les luttes pour l’imposition d’une définition du vrai, du bon et du beau littéraire – en gros de ce contre quoi est construite, de manière assez artificielle, la définition du paralittéraire (médiocrité du style et des idées, conservatisme politique, mépris du lecteur, visée purement économique…). Mais des termes comme « médiocrité », « stéréotypes » ou « facilité » sont d’autant plus faciles à uti liser qu’on ne cherche guère à les définir et il serait plaisant d’étudier comment d’un genre à l’autre, du livre interactif au conte par exemple, des structures « médiocres » ou « répétitives » deviennent, comme par enchantement, « universelles » et « enrichissantes ».

 

Sérialité, modernité des moeurs et institution littéraire

Nous l’avons dit, les productions actuelles s’éloignent souvent (et de plus en plus) des normes implicites de l’écriture sérielle. Cette évolution est certes à lier à l’évolution de la société. Preuve en est la mixité accrue et multiforme des oeuvres (certes contrebalancée par une reféminisation récente, à visée marchande, des écrits pour la jeunesse). Désormais, des genres traditionnellement masculins, comme l’horreur, mettent en scène des personnages féminins. Dans d’autres cas, les auteurs juxtaposent, dans un même récit, deux intrigues correspondant à des registres littéraires traditionnellement sexués. Les romans tirés de la série Alerte à Malibu mêlaient ainsi, par une alternance régulière des chapitres, une intrigue sentimentale « féminine » et un récit d’action « masculin ». Plus fréquemment, comme dans les récits de Stine, les récits reposent sur deux personnages principaux, un garçon et une fille, souvent frère et soeur.

Mais les séries se ressentent aussi d’une reconnaissance croissante des valeurs du champ littéraire. Aux séries fondées sur une figure héroïque se substituent d’autres séries fondées sur des notions beaucoup plus littéraires comme l’auteur ou le genre. Seule une minorité des séries proposées par Bayard pour les préadolescents et adolescents repose sur des personnages récurrents, les autres exploitent le registre de l’humour, du roman rose ou de l’irrationnel, le succès commercial de ce dernier conduisant les éditeurs à en décliner diverses facettes, suspense, horreur, ambiance gothique, fantastique, merveilleux… La valorisation de l’auteur se retrouve, elle, dans ces notices qui, au début des ouvrages (dont les Coeur Grenadine), présentent un certain nombre d’auteurs. Elle s’observe aussi dans ces séries reposant sur la seule puissance symbolique du nom de l’écrivain (comme R.L. Stine) et dont la couverture peut être barrée d’un patronyme imposant, quitte à ce que, dans quelques cas, une fine ligne précise que celui-ci ne fait que présenter des ouvrages écrits par d’autres.

Article initialement paru dans la revue Lecture Jeune n°105

Hier dominé par les grands groupes, le marché est aujourd’hui investi par des éditeurs de taille moyenne naguère connus pour des créations plus littéraires (Gallimard) ou éducatives (Bayard).

Les nouvelles marges du littéraire

Cette évolution formelle des séries s’inscrit dans une évolution plus large de la perception sociale des marges du littéraire. Partagés entre l’attrait de la rentabilité (ou du moins la volonté d’élargir le cercle des lecteurs) et le souci de la légitimité, certains éditeurs avaient ainsi publié des œuvres fortement sérielles tout en évitant les marquages les plus stigmatisants comme le nombre important de volumes ou la périodicité trop régulière des publications. Ceci explique l’émergence de cycles construits autour d’un personnage récurrent comme les récits de Daniel Pennac mettant en scène le jeune Kamo, certains romans de l’École des loisirs ou, cas extrême, les aventures d’Harry Potter. Tous exemples qui, dans certains cas, fonctionnent sur des structures narratives très proches d’un livre à l’autre et, dans le cas de Rowling, semblables à celles utilisées par un auteur paralittéraire non honteux comme Enid Blyton.

Dans un même état d’esprit, jusqu’au milieu des années 1990, certains éditeurs (Flammarion), pour publier des séries (Evado), créaient une société écran (EJD). Aujourd’hui Gallimard peut publier, sous son propre logo, des séries aussi peu littéraires que le Club des Baby-sitters, précédemment publiées par l’éditeur belge Chantecler, spécialisé dans la production de textes de grande diffusion. Et hier dominé par les grands groupes, le marché est aujourd’hui investi par des éditeurs de taille moyenne naguère connus pour des créations plus littéraires (Gallimard) ou éducatives (Bayard).

Cette évolution est elle-même le reflet de mutations plus profondes. Au travers de la fonction de ces paralittératures, (naguère définies en termes d’opposition à la « littérature », elles se présentent aujourd’hui comme son complément) s’exprime une nouvelle façon de penser le social basée sur l’acceptation tant des inégalités face à la culture, que de la segmentation hiérarchisée de la production éditoriale. Presqu’une vision fataliste de l’ordre immuable des œuvres comme de celle de leurs publics. De fait, ni Bayard ni Gallimard ne revendiquent pour leurs séries le statut de littérature. La publication de ce type de texte est justifiée par la dimension sociale (ou « citoyenne » pour reprendre un terme d’autant plus répandu qu’il se vide de tout sens) qui leur est prêtée.

Pour les éditions Bayard : « Si Chair de poule propose des livres formatés de manière à ce qu’il n’y ait aucun frein à la lecture, c’est parce que le non-lecteur est pour nous prioritaire. Il faut que l’ensemble des enfants rencontre le plaisir de l’acte de lecture. Un enfant qui n’aime pas lire, ou qui lit difficilement, parce qu’on ne lui en a jamais donné l’envie, aura plus tard de graves problèmes de citoyenneté. » Avec plus de cynisme encore, une responsable de cette même maison d’édition (pour qui « la littérature est réservée aujourd’hui à une élite, soit 5%, ça n’a jamais bougé c’est toujours 5% de la population qui a accès à la littérature ») reconnaît que les bénéfices des paralittératures servent à financer les oeuvres moins rentables (dont les éditions religieuses) destinées à un public réduit et culturellement favorisé.

 

Les nouveaux fondements économiques de la sérialité

Ces nouveaux discours et nouvelles politiques auraient-ils des bases économiques ? Il est vrai que l’industrie du livre doit prendre en compte la modification de ses réseaux de vente caractérisée par le poids sans cesse croissant des grandes surfaces tant spécialisées (comme les FNAC, premier libraire de France) que généralistes (comme Leclerc et Carrefour, respectivement deuxième et troisième libraires nationaux). Et la publication de séries correspond par bien des points aux attentes de ces nouveaux points de vente ou du moins à leurs contraintes. Les politiques éditoriales visent à accroître l’accessibilité de l’écrit par la multiplication de lectures dites faciles, séries d’évasion sans revendications littéraires, mais aussi par les méthodes éprouvées du marketing, comme la baisse du prix ou la multipli cation des segmentation par âge, sexe ou genre (la segmentation permet à l’éditeur de mesurer plus rapidement et plus finement l’évolution des attentes des consommateurs, donc de supprimer des collections passées de mode).

Par ailleurs, comme la relative indistinction de l’offre et la baisse des prix tendent à rendre l’achat de livres de moins en moins impliquant, donc à accroître la proportion d’achats d’impulsion, les entreprises vont multiplier les séductions immédiates des livres par une présentation matérielle attrayante ou originale. Par le choix de papiers plus fin ou par le passage des couvertures cartonnées à des couvertures souples, les nouveaux romans permettent même une optimisation de la gestion de l’espace (à pagination égale un volume de la Bibliothèque Rose a été compacté d’un tiers en vingt ans).

Contrairement aux idées reçues, la mondialisation des marchés a une moindre influence sur la production sérielle. Nous assistons moins à une suprématie progressive de telle ou telle nation qu’à une répartition mondiale des tâches. L’exemple le plus flagrant est celui de la série des Coeur Grenadine où cohabitent deux registres de récits assez distincts. Nous trouvons des textes d’origine américaine qui correspondent à une image assez caricaturale des paralittératures. Certains volumes sont ainsi de plates déclinaisons des Harlequin les plus répétitifs. Un duo d’enfer, de Joanna Campbell, reprend une structure basique : ils se rencontrent, s’aiment, se disputent et se réconcilient. La modernisation des valeurs (comme la reconnaissance des revendications féminines à l’égalité) reste pour sa part relative.

Les productions françaises se démarquent assez nettement de ce modèle et se rapprochent bien plus de romans publiés dans des collections non sérielles, ne serait-ce que de par leur inscription dans une démarche distinctive. Récit autobiographique, Le Cahier d’amour de Jo Hoestlandt, narre la découverte par une jeune rurale de sa vocation (elle veut devenir écrivain et monter à Paris), et sa rupture avec la médiocrité de son entourage, entre autres des autres filles de son âge incapables d’éprouver des sentiments amoureux élevés.

Cette segmentation n’est pas propre aux nouveaux éditeurs de séries. Nous retrouvons aussi dans des productions plus anciennes, comme les Bibliothèques verte ou rose, cette même distinction entre des séries américaines qui adaptent les structures paralittéraires traditionnelles aux imaginaires modernes et des séries françaises marquées par un souci de bonne volonté culturelle, et une valorisation des classes moyennes diplômées (L’Instit, Les Médecins de l’Impossible...).

Si la définition de la sérialité s’est toujours composée, dans des proportions diverses, des éléments d’ordre littéraire, économique et idéologique dont nous avons parlé plus haut, les productions les plus récentes, plus diversifiées et plus littéraires, témoignent de l’importance accrue des considérations d’ordre économique dans la définition de la nature, et des limites de cette même sérialité qui relève moins désormais du registre de la « sous-littérature » que de celui de la « littérature de supermarché ». Ce dernier concept se révélant, une fois les préjugés dépassés, plus complexe et plus pertinent qu’on ne le croit.

Par Lecture Jeunesse, article paru initialement dans la revue Lecture Jeune n° 105 (mars 2003)

Publications

Ouvrages scientifiques (ou chapitres de ces ouvrages)

  • BRUNO Pierre, La littérature pour la jeunesse : Médiologie des pratiques et des classements, Dijon : Éditions Universitaires de Dijon, 2010. 193 p.
  • BRUNO Pierre, Écrire pour la jeunesse : stratégie ou achèvement ?, In : Bouloumié Arlette, Michel Tournier, La réception d’une œuvre en France et à l’étranger, Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2013, pp. 83- 93.
  • BRUNO Pierre, Les héros de l’enfance, de l’ « idéologie » implicite à la stratégie marchande : l’exemple de Babar et Astérix, In : DEOM Laurent, TILLEUIL Jean-Louis, Le héros dans les productions littéraires pour la jeunesse, Paris, L’Harmattan, 2010, pp.203-215.
  • BRUNO Pierre, Magazine In : MARCELLI David, LE BRETON David, Dictionnaire de la jeunesse et de l’adolescence, Paris, PUF, 2010, pp. 505-507.
  • BRUNO Pierre, Jeux In : MARCELLI David, LE BRETON David, Dictionnaire de la jeunesse et de l’adolescence, Paris, PUF, 2010, pp. 471-473.
  • BRUNO Pierre, GENESTE Philippe, Le roman pour la jeunesse, In : ESCARPIT Denise, La littérature de jeunesse : itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris : Magnard, 2008, pp. 390-444.

 
Direction d’ouvrages ou de revues qualifiantes

  • BRUNO Pierre, SMADJA Isabelle, Harry Potter, ange ou démon ?, Paris : Presses Universitaires de France, 2007. 276 p.
  • BRUNO Pierre, DAVID Jacques, ETIENNE Bénédicte, Penser et combattre les inégalités (II), Le Français aujourd’hui, 2014, 185, 128 p.
  • BRUNO Pierre, ETIENNE Bénédicte YOUX Viviane, Penser et combattre les inégalités, Le Français aujourd’hui, 2013, 183, 128 p.
  • BISHOP Marie-France, BRUNO Pierre, et YOUX Viviane, Enseigner, militer … Crise et mutations du métier, Le français aujourd’hui, 2010, 171, 128 p. (AERES Sciences de l’Éducation, catégorie Interface).
  • BRUNO Pierre, BUTLEN Max, Genre, sexisme et féminisme, Le français aujourd’hui, 2008, 163, 128 p. (AERES Sciences de l’Éducation, catégorie Interface).
  • BRUNO Pierre, BUTLEN Max, DAVID Jacques, MARTIN Serge, Enseigner la littérature de jeunesse. Le français aujourd’hui. Hors-Série

Pierre Bruno

Maître de conférences à l’IUT de Dijon, il étudie le développement, la modernisation et la diversification des cultures et des littératures dites « jeunes ».

Site de Pierre Bruno