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On a chopé la puberté : décryptage à froid d’une polémique incendiaire

Rarement la littérature jeunesse avait-elle fait autant de bruit. Depuis la parution de On a chopé la puberté1S. Clochard, M. Conté Grimard, éd. Milan, 2018., plusieurs mois ont passé. Cependant, une question demeure : pourquoi ce livre plutôt qu’un autre ? Certes, les filles y semblent réduites à leurs seins. Oui, la peau des héroïnes est très blanche. Mais le scandale, au-delà de ces critiques, semble finalement découler de deux sources. D’abord, de la catégorie « documentaire » de ce livre, alors qu’il contient aussi des éléments de témoignage et de fiction. Ensuite, de divergences plus profondes autour du rôle de la lecture : a-t-elle pour but de rendre les jeunes lecteurs « vertueux » ?

Le bad buzz autour du livre documentaire On a chopé la puberté a enflammé internet, hors des cercles habituellement réduits d’amateurs. Les premiers jours de la polémique, tout Twitter semblait vouloir brûler le livre en place publique. La semaine suivante, une contre-réforme criait à la censure. Depuis, que reste-t-il ? Un livre en moins dans les bibliothèques, et des milliers d’indignations virtuelles perdues dans les tréfonds de Facebook.

Quelques mois plus tard, le buzz est passé. L’actu n’en est plus une. Pourquoi s’exprimer aujourd’hui ? Face à la déferlante de réactions à chaud, Lecture Jeunesse a préféré attendre. Plusieurs membres de notre comité de lecture ont pris le temps de lire attentivement le livre, au-delà des deux pages reproduites à l’infini sur les réseaux.

Leurs points de vue divergent, forcément. Trois causes principales expliquent ces désaccords :

  • un écart entre les générations,
  • une confusion autour du genre littéraire de l’ouvrage,
  • des visions distinctes du rôle social de la lecture, notamment pour les jeunes : les livres doivent-ils transformer leurs lecteurs en « bons citoyens » ?

Toutefois, un point rassemble nos 8 lectrices à l’unanimité. Si le livre peut sembler « non abouti » (AB), « assez faible » (YW), « simpliste et maladroit » (MM), il ne méritait pas un tel acharnement. Elles lui trouvent même d’indéniables qualités, notamment les « dessins humoristiques excellents, pleins de vie, expressifs » (CBr). L’aspect « dédramatisant » (AQ) et « rassurant » (CBr, SJ) a également été apprécié.

La plupart note que d’autres titres « bien plus caricaturaux » (MM) n’ont pour autant « pas été mis au piloris » (YW). Alors, pourquoi ce livre ? Pourquoi On a chopé la puberté a-t-il attiré tant de foudres, pendant que « Julie, Claire, Cécile ou Les Nombrils » (SJ) continuaient d’être imprimés dans le plus grand des calmes ?

[…] tout Twitter semblait vouloir brûler le livre en place publique

« Être une vraie femme, c’est mettre du vernis » : un livre jugé stéréotypé

« J’ai fait les tests et la conclusion est claire : je n’étais pas une adolescente normale » (OOC). C’est le reproche majeur adressé à ce livre. En réaffirmant des normes sans les remettre en cause, l’ouvrage a rebuté la majorité de nos lectrices :

  • « Les stéréotypes sur la féminité reviennent trop souvent. Le guide ne questionne pas la superficialité de ces représentations » (YW)
  • « Être une vraie femme, c’est mettre du vernis… Étrange introduction, même pour faire rire » (AQ)

Les clichés semblent trop omniprésents pour passer pour de l’humour. De plus, les conseils donnés s’avèrent contradictoires :

  • « On enjoint les lectrices à ne pas avoir honte de leurs règles, mais il ne faut surtout pas en parler trop fort ; quand il est dit qu’avoir des petits seins est mignon, on leur recommande immédiatement de les faire ressortir » (OOC)

La puberté féminine, « un fardeau »

Une partie de notre comité relève ainsi l’incohérence entre deux grandes affirmations, distillées tacitement au fil des textes. La puberté féminine permettrait d’obtenir un corps désirable, mais une certaine honte est associée à ces traits sexuels :
« Le rapport conflictuel au corps me pose question. Les seins sont vus comme un fardeau qui attire « les gros lourds ». La sexualisation du corps, manifeste à la puberté, est donc vécue comme un problème/em> » (YW)
« Les règles, c’est l’horreur. Les tétons, c’est disgracieux et honteux. Puberté = disharmonieux » (AQ)

Des personnages blancs, trop blancs

Enfin, l’absence de diversité culturelle et ethnique a été remarquée. Alors que dans les années 1960, les séries américaines se sont vu imposer des quotas de personnages Latinos et Noirs2« Jusque dans les années 1960, les jeunes filles semblent avoir été peu informées par leur famille des réalités de la physiologie féminine » (A. Mardon, « Les premières règles des jeunes filles : puberté et entrée dans l’adolescence », in Sociétés contemporaines n°75, Presses de Sciences Po, 2009., ces représentations multiples font désormais partie de nos habitudes. Au point que c’est plutôt l’uniformité qui étonne et détone :
« Le quatuor est assez uniformément blanc » (OOC)
« À travers le dessin et la mentalité des 4 jeunes filles choisies pour parler au lecteur, telles des copines, se dessine un échantillon socio-culturel et ethnique si réducteur qu’il semble hors de notre temps et hors propos pour s’adresser à des préadolescentes aujourd’hui » (AB)

Les clichés semblent trop omniprésents pour passer pour de l’humour.

« Hors de notre temps » : un livre vu comme obsolète

Les lectrices citées dans la partie précédente, qui ont toutes moins de 45 ans, jugent le livre « hors de notre temps » (AB). En revanche, deux de nos contributrices nées entre 1950 et 1960 ont eu une même impression, ainsi résumée :
« J’aurais bien aimé le lire quand j’avais 13 ans » (SJ)

Jusqu’au début des années 1960, les jeunes filles étaient en effet confrontées à un tabou autour de la puberté féminine . Mais le féminisme s’est depuis démocratisé, notamment grâce à internet. Les jeunes actives éduquées, connectées, sont sensibilisées à des notions autrefois réservées aux militantes. Elles décèlent, derrière des mots apparemment anodins, les symptômes d’un système patriarcal oppressant.

Nos deux autres lectrices affirment au contraire que ce livre, pragmatique et concret, leur aurait permis d’aborder la puberté avec décontraction… et que les adolescentes contemporaines font encore face, malgré tout, aux mêmes interrogations qu’auparavant :
« J’ai lu ce livre et l’ai donné à lire à une lycéenne en 1re. Sa réaction : « C’est excellent ! C’est exactement ce que je suis en train de vivre ! Le ton est parfait, on rit, et en même temps on trouve des réponses aux questions qu’on se pose ! » Elle regrette de ne pas pouvoir l’acheter. » (CBr)

Deux générations, deux interprétations…

Deux générations, deux interprétations…

Un livre difficilement classable : entre documentaire, témoignage, fiction et parodie

Que l’on juge ces idées obsolètes ou pertinentes, revenons à leur support matériel : le livre. Cet objet, certes culturel, est aussi commercial. Pour le vendre, il faut le rendre visible et clairement repérable en librairie, donc le catégoriser. Les éditions Milan ont décidé de classer ce titre parmi les documentaires. En effet, l’ouvrage apporte « des informations et des explications justes sur ce qu’est la puberté : modifications corporelles, hormonales, règles, ainsi que l’aspect psychologique avec les doutes, les sautes d’humeur, etc. » (CBr). Au vu de cette étiquette de « documentaire », le public s’attend légitimement à ne trouver dans les pages que des informations fiables.

Du documentaire au « magazine féminin avec tests psycho »

Cependant, le sous-titre introduit une nuance : De vrais conseils avec beaucoup d’humour autour. Dès la couverture, la frontière entre renseignement et plaisanterie est annoncée floue. Puis, tout au long du livre, les genres s’entremêlent. On passe sans transition du documentaire au « magazine féminin avec tests psycho » (YW), du texte sérieux à la BD humoristique, des généralités objectives aux points de vue personnels. Sans indication claire, chaque lecteur peut considérer tel texte comme une information, un trait d’humour ou un témoignage.

1 livre, 4 interprétations possibles (au moins !)

Par conséquent, la confusion des genres donne lieu à plusieurs interprétations :

  • Les propos sont énoncés par des personnages, et non par l’auteure. Il s’agirait donc de points de vue fictifs représentant les principales idées reçues sur la puberté : « le parti-pris est d’avoir ces 4 personnages différents, tous un peu stéréotypés (l’intello, la baba-cool, la coquette et la timide). On a leurs avis face à face, ce qui a été sorti hors contexte dans les extraits qui ont créé la polémique » (MM)
  • Plutôt qu’un documentaire, le livre peut être compris comme un témoignage dans lequel « les auteurs ont parlé de leur expérience personnelle de la puberté ». (YW)
  • On peut aussi dissocier les textes (informatifs) des BD et tests (humoristiques)… sans forcément tirer les mêmes conclusions de cette distinction : « Dans les paragraphes plus longs, les propos sont souvent sensés, mais les dessins et BD seront davantage lus. Et que de clichés et stéréotypes véhiculés dans ces pages d’humour ! » (AQ) « Le ton est souvent clairement caricatural et décalé avec ces BD, ces tests qu’on ne peut pas prendre au sérieux » (SJ) (soulignements par la rédaction)
  • Au sein même des textes supposés informatifs, le mélange des genres peut « semer la confusion entre ce qui relève de la physiologie ou de choix personnels » (AB)

Des personnages inspirés par des amies d’enfance

Alors, On a chopé la puberté est-il un documentaire, un témoignage, une autobiographie, une BD humoristique ?

L’auteure Séverine Clochard, suite au scandale, a indiqué que les « Pipelettes » étaient inspirées de ses amies d’enfance et a décrit la BD comme « autobiographique ». Peut-on alors lui reprocher de n’avoir eu que des amies blanches ? Si les propos relèvent plus du témoignage fictionnalisé que du documentaire, est-il légitime de fustiger les choix des personnages ? Peut-être pas ; mais un titre classé dans le rayon « documentaire » donne automatiquement lieu à un horizon d’attente, que l’éditeur n’avait peut-être pas anticipé.
Quant aux lecteurs, tous ne sont pas experts en littérature jeunesse, encore moins en « non-fiction ». Ce titre, par sa complexité structurelle, requérait un œil affûté et expérimenté pour en comprendre la composition globale. Regard qui manquait, sans doute, à la majorité des 150 000 pétitionnaires dressés contre ce livre, imprimé à 5000 exemplaires.

[…] la confusion des genres donne lieu à plusieurs interprétations […]

Finalement, à quoi servent les livres jeunesse ?

Les conflits autour de cet ouvrage soulèvent une question bien plus vaste. Ils révèlent de profondes divergences sur ce que devraient être les livres et la lecture.

Au vu des arguments portés par les critiques et les défenseurs du livre, deux points de vue distincts émergent. D’un côté, certains paraissent estimer qu’un livre, fictionnel ou non, doit être pragmatique et montrer la société telle qu’elle est, sans fioritures ni utopisme. D’autres semblent penser que les livres devraient changer le monde, et d’abord leurs lecteurs, en représentant la société telle qu’elle devrait être.

Règles inopinées, tétons visibles : priorité au concret

Une partie de nos lectrices perçoit l’indignation autour du livre comme « hypocrite ». Le point de vue outré des adultes montrerait que ceux-ci ont oublié leur propre adolescence :
« Je trouve que c’est faire preuve d’une grande hypocrisie que de s’offusquer qu’un livre sur la puberté, destiné aux filles, parle beaucoup des garçons et de l’effet que leur nouveau corps peut avoir sur eux. Il suffit de se souvenir de ce qu’on pensait à cet âge… » (SJ)

Elles valorisent le côté terre-à-terre du documentaire, sans tabou ni moralisme :

  • « Le sujet est abordé de façon très concrète, pratique : « que faire si on a ses règles inopinément », « on voit mes bouts de sein et ça craint », etc., qui sont rarement traités et qui pourtant peuvent poser de vrais problèmes aux filles » (SJ)
  • « Le choix de situations que toute fille peut connaître dans la vie quotidienne est pertinent. De bons conseils sont donnés sur les comportements à adopter ou à éviter en famille et à l’école » (CBr)

Leur position, qu’on appellera « pragmatique », pourrait se résumer ainsi : comment aider concrètement les jeunes filles, si l’on élude leur ressenti réel sous prétexte que celui-ci n’est pas suffisamment féministe ? Dans leur vision, les livres doivent refléter un vécu. Ils n’ont pas vocation à améliorer le monde en le représentant de manière idéalisée, ou par la diffusion explicite d’un parti pris. Ils devraient plutôt répondre aux questionnements et au vécu actuels des lecteurs, au plus près de leur quotidien.

Au contraire, le second point de vue croit que les livres, comme tout objet culturel, ne font pas que refléter la réalité mais l’influencent. En s’appropriant des stéréotypes présents dans la société, ils participent à les reproduire et à les pérenniser. Ce regard sur les livres est d’autant plus présent dans le domaine de la littérature jeunesse, puisque les lecteurs cibles sont, par définition, jeunes… donc considérés comme particulièrement influençables :

  • « Certains propos véhiculent des clichés qu’il serait judicieux de ne plus propager dans les esprits des plus jeunes » (CB)
  • « Si prévenir des dangers liés à une sexualisation précoce est intéressant (car le corps d’une femme n’est pas que sexuel), il semble aussi important de rappeler qu’aucune fille ne devrait avoir honte de son corps » (YW)

Les jeunes lectrices, qui ne possèderaient pas les clés pour prendre de la distance, sont vues comme des victimes qui s’ignorent, absorbant malgré elles des idées néfastes répandues implicitement.

Les conflits autour de cet ouvrage soulèvent une question bien plus vaste. Ils révèlent de profondes divergences sur ce que devraient être les livres et la lecture.

La lecture, faite pour créer des « bons citoyens » ?

La visée morale et éducative de la lecture est clairement au centre du débat. Le livre doit-il se mettre à hauteur d’adolescent pour répondre à ses problèmes actuels, ou l’élever vers d’autres questionnements plus profonds ? Doit-il s’adresser aux habitants du monde d’aujourd’hui, ou former les citoyens d’une meilleure société à venir ? Finalement, la lecture a-t-elle pour but de créer des lecteurs « vertueux » ?

Tous les livres n’ont pas vocation à être « pragmatiques » ; tous ne sont pas forcés d’être militants. Exiger que l’ensemble de la production éditoriale accomplisse l’un ou l’autre objectif correspond, au sens propre, à un totalitarisme : tout devrait concorder avec une certaine vision du monde, sans opposition possible.

La bibliothèque, lieu de l’apaisement ?

Heureusement, ces deux visions peuvent cohabiter. Au sein d’un même livre, d’abord, puisque rien n’empêche de voir le réel en face pour ensuite s’en distancier. Mais aussi dans les librairies et les bibliothèques, et ce, grâce aux médiateurs dont le métier est d’interroger et de contextualiser les textes :
« Ce titre mériterait une médiation pour questionner les représentations de la féminité. Interdire les représentations stéréotypées ne permet pas, tout seul, de lutter contre les discriminations. En revanche, réaliser une analyse en atelier est intéressant, et ce livre peut servir de support » (YW)

C’est peut-être là, sur les rayons d’une bibliothèque, que se trouve l’apaisement. Sur une étagère où, dans une parfaite égalité, sont rangés côte à côte Une chambre à soi3V. Woolf, 1929. et Le Dico des filles4Éd. Fleurus., Simone de Beauvoir et Séverine Clochard.

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Références

  • 1
    S. Clochard, M. Conté Grimard, éd. Milan, 2018.
  • 2
    « Jusque dans les années 1960, les jeunes filles semblent avoir été peu informées par leur famille des réalités de la physiologie féminine » (A. Mardon, « Les premières règles des jeunes filles : puberté et entrée dans l’adolescence », in Sociétés contemporaines n°75, Presses de Sciences Po, 2009.
  • 3
    V. Woolf, 1929.
  • 4
    Éd. Fleurus.