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Regard sur trente ans de polémiques autour du roman pour adolescents

Dans les années 70, qui ont vu le développement des collections de romans dédiées aux adolescents, le débat portait principalement sur le conformisme des sujets traités et la qualité de l’écriture, jugée par beaucoup très « faible »1Michèle Picquard, L’édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980, Presses de l’ENSSIB, 2004.. C’est sous l’influence du « problem novel » américain, dont les traductions se multiplient dans les années 80, que le roman réaliste aborde des sujets jusqu’alors « tabous » comme la drogue, les déchirements familiaux, la sexualité, la violence, etc. Depuis, on assiste à un mouvement ininterrompu – soutenu par des instances de légitimation de plus en plus nombreuses – où la présence de thèmes de moins en moins contraints va de pair avec une exigence littéraire croissante2Ganna Ottewaere-Von Praag, Histoire du récit pour la jeunesse au XXe siècle (1929-2000), PLE-Peter Lang, 1997 et Daniel Delbrassine, Le roman pour adolescents aujourd’hui : écriture, thématiques et réception, SCEREN-CRDP de l’académie de Créteil et La Joie par les livres, 2006. Chapitre sur le thème de la violence pp.312 à 338..

Une littérature qui fait débat

Mais ce phénomène suscite des polémiques que l’on pourrait résumer par la question récurrente : y a-t-il une limite à ce que les romans peuvent dire aux adolescents ? Ainsi, en ce qui concerne la violence, le fait que les ouvrages mettent aujourd’hui en scène celle que les adolescents commettent et non plus seulement celle qu’ils subissent, à travers des descriptions de plus en plus crues, ravive des polémiques qui, en fait, n’ont jamais cessé. Si l’on porte un regard rétrospectif sur ces polémiques autour de la question de la « noirceur » des romans pour adolescents et des sujets « qui dérangent », on constate que leurs enjeux se situent principalement au niveau des adultes, partagés sur les limites de leurs responsabilités à l’égard des adolescents. Cela conduit à se demander dans quelle mesure les problèmes soulevés et les arguments échangés ne sont pas, avant tout, révélateurs de doutes ou de situations paradoxales chez les « médiateurs » qui s’interposent entre l’œuvre et le lecteur3Daniel Delbrassine (op.cit.) souligne que « la relation qui s’établit entre le livre et son lecteur est, ici plus qu’ailleurs, médiatisée par l’intervention de professionnels dont la fonction de conseil, de sélection, de critique, voire de contrainte s’avère souvent déterminante » et cite des remarques similaires de Marc Soriano dès 1974 et de Jean Perrot en 1998.. D’où l’hypothèse que, lorsque des romans pour adolescents sont dits « dérangeants », c’est qu’ils remettent en cause chez les adultes des représentations de l’adolescence, de la littérature jeunesse, de la lecture romanesque, des valeurs éthiques, ou même le sens du travail de médiation.

Censure et autocensure

Cela reste peu visible quand la polémique éclate sur la scène publique car les professionnels de la littérature jeunesse se mobilisent alors volontiers pour récuser le bien-fondé des accusations de noirceur et de violence de la part de non-spécialistes, et soulignent l’intérêt de proposer aux adolescents des œuvres authentiques, d’une grande richesse thématique et littéraire. La mobilisation est plus forte encore quand il s’agit de réagir à des entreprises relevant clairement de la censure, plus ou moins masquées derrière des attaques organisées contre la supposée dangerosité de la littérature adolescente : l’épisode le plus significatif fut la publication en 1985 du pamphlet de Marie-Claude Monchaux, Écrits pour nuire4Marie-Claude Monchaux, Écrits pour nuire, UNI, 1985., qui assimilait la littérature jeunesse à une « diabolique » entreprise de subversion destinée à détruire « lentement et sciemment les valeurs du monde libre ». S’ensuivirent jusqu’en 1987 de nombreux débats, largement relayés dans la presse. Et, du côté des bibliothécaires, on vit la création du collectif « Renvoyer la censure » contre toute tentative de mise sous contrôle de la profession5Cette affaire connut des prolongements et les polémiques ressurgirent périodiquement, avec de réelles prises de contrôle des bibliothèques dans les municipalités passées au pouvoir du Front national en 1995, notamment à Orange, puis dans un article de Solange Marchal, vice-présidente du Conseil général de Paris, dans Santé Magazine en 1998 intitulé « Des livres qui font mal ». À ce sujet, on se référera entre autres aux textes suivants : Véronique Soulé, « Censures et autocensures autour du livre de jeunesse » in Bulletin des bibliothèques de France, 1999, n°3 ; « Du discours non écrit à la censure ou plutôt de la censure au discours non écrit » in Isabelle Nières-Chevrel (dir.), Littérature de jeunesse, incertaines frontières, Gallimard Jeunesse, 2005. Voir aussi Parole, n°2/08, dossier « Littérature et censure », Institut suisse Jeunesse et médias, 2008.. S’il est clair que, face à ces attaques extrêmes, le monde de la littérature jeunesse est capable de s’unir, il en va différemment quand il s’agit de formes plus insidieuses qui conduisent à des pratiques plus ou moins conscientes que Véronique Soulé qualifie « d’autocensure ». Elle désigne ainsi les comportements observables tout au long de la chaîne du livre et qui sont autant de modes d’éviction des livres « qui fâchent » ou risqueraient de fâcher : édulcorations diverses de la part des auteurs, spontanément ou sous la pression de leur éditeur, prudence des politiques éditoriales toujours encadrées par la loi de 1949, précautions ou réserves de la critique et, du côté des bibliothécaires, filtrage de la production, soit par la non-acquisition, soit par l’absence de promotion de certains titres, de fait, mis à l’écart6Véronique Soulé (op. cit.) et Serge Martin, Le français aujourd’hui, n° 121, mars 1998..

Expressions de malaise

Ce sont évidemment les ouvrages qui abordent les sujets dits « tabous » – dont la violence –, qui se trouvent les plus exposés à un tel sort. Mais, il ne s’agit pas toujours, loin s’en faut, de pratiques d’éviction silencieuses ou discrètes puisque ce sont aussi ces mêmes livres qui font débat parmi les bibliothécaires et les critiques, toujours prêts à s’interroger sur la valeur à accorder aux « livres qui dérangent » et surtout à discuter de la possibilité de les proposer – ou non – aux jeunes. La Guerre des chocolats de Robert Cormier en 1984, Le Défi d’Alfred de Robert Lipsyte en 1989, Sudie de Sara Flanigan et La Fille du canal de Thierry Lenain en 1993, Une absence de Catherine Desprez en 1994, Fais-moi peur et Romel’enfer de Malika Ferdjoukh, Ippon de Jean-Hugues Oppel et Les Oreilles en pointe de Serge Perez en 1995, Junk de Melvin Burgess en 1998, Djamila de Jean Molla en 2003, Je mourrai pas gibier de Guillaume Guéraud en 2006… sont quelques exemples qui montrent que l’histoire du roman pour adolescents, surtout depuis une quinzaine d’années, est jalonnée de vives controverses7Des débats similaires, concernant leur « violence », portent aussi sur des romans pour lecteurs plus jeunes ou sur des albums. En témoignent la polémique en Belgique en 2007 autour du texte de Bernard Friot « La Rédaction » tiré de Encore des histoires pressées ou la controverse autour de l’album Je te tiens par la barbichette de Benoît Jacques offert aux crèches départementales par le Conseil général de Seine Saint-Denis en 2003.. Dans la pratique quotidienne en bibliothèque, il est donc fréquent que les professionnels hésitent à retenir un ouvrage, tout en lui reconnaissant des qualités. Voilà qui est inconfortable et difficile à assumer ! En témoigne d’ailleurs la lettre publiée dans la rubrique « courrier des lecteurs » de La Revue des livres pour enfants en 1996, dans lequel une équipe de bibliothécaires faisait part de son malaise face à certains titres8« Et nous, malheureux bibliothécaires, qu’allons-nous devenir ? Jusque-là, nous nous sommes battus pour défendre la production sortant de l’ordinaire, des ouvrages que nous estimions de qualité, des ouvrages que nous voulions différents, des ouvrages dont nous pensions qu’ils pouvaient parler de tout. Nous avons essayé de sortir du conformisme […] mais il ne me paraît plus possible de défendre des ouvrages qui heurtent et laissent un profond malaise. », La Revue des livres pour enfants, n° 170. Réponse de Serge Martin dans le n° 173, février 1997 : « Il nous faut discuter les livres qui nous paraissent mauvais et non les ignorer et surtout éviter de les censurer : la démocratie est à ce prix […] Discutons et laissons les enfants lire les livres, même ceux qui « heurtent et laissent un profond malaise », pour relativiser l’importance du livre et attacher toute son importance à sa lecture, à leurs lectures. ».

Quelles remises en cause ?

Nourries de ces questionnements récurrents, des réflexions plus théoriques se sont multipliées, dont témoignent abondamment les publications spécialisées, les programmes de formation et les manifestations publiques tels que les salons du livre, les colloques et les journées d’étude9À titre d’aperçu, on peut citer Lire au collège, dossier « Violence, tabous, transgressions », CRDP de l’académie de Grenoble, n° 67, printemps 2004 ; Citrouille : nombreux articles dans la revue et sur le blog ; le colloque « Les bibliothèques pour la jeunesse : où en sont-elles ? où vont-elles ? » ABF-Alsace, CORDIAL et bibliothèque de Mulhouse, septembre 2002 ; Débat « Sujets tabous, sujets à risques. Peut-on tout publier ? Peut-on tout donner à lire ? », in Parcours professionnels pour la lecture jeunesse, SNE et PNR de l’académie de Créteil, janvier 2005 ; « La littérature jeunesse peut-elle, doit-elle tout raconter aux enfants ? » demi-journée du colloque « La littérature jeunesse, une littérature de son temps ? » CPLJ, 2007.. Sans épuiser le sujet ni apporter une réponse définitive et valable pour tous (c’est pourquoi le débat se prolongera sans doute longtemps), ces réflexions permettent néanmoins de discerner les différents niveaux où se jouent les contradictions et les paradoxes. Sur le plan de la psychologie, les praticiens soulignent, outre l’effet cathartique de la lecture sur les adolescents eux-mêmes, la difficulté de la confrontation adulte/adolescent et pointent la fragilité des adultes face à des textes où s’exprime la violence propre à l’adolescence. Annie Rolland10 Annie Rolland, psychothérapeute : « Le péril jeune : des adultes ou des ados, qui la littérature de jeunesse met-elle le plus en péril ? », Citrouille, octobre 2003. Voir également l’entretien avec Annie Rolland p.11. explique ainsi que le problème n’est « pas réductible à la dangerosité supposée de la thématique et à l’influence morbide qu’elle pourrait avoir sur les jeunes lecteurs. […] La peur qui nous happe en lisant […] ces histoires nous montre qu’au fond nous n’avons pas oublié qu’il y a quelques années nous avons fréquenté les mêmes abîmes, de près ou de loin… » Sur le plan éthique, un colloque organisé il y a plus de dix ans11Actes des 10e Journées d’Arole de septembre 1997, Questions d’éthique dans la littérature pour la jeunesse, Association romande de littérature pour l’enfance et la jeunesse, 1998. reste toujours très éclairant. En resituant la problématique dans un contexte plus large pour mieux analyser les enjeux de la médiation culturelle, spécialistes de l’éthique et sociologues ont souligné la contradiction où sont pris les médiateurs entre le besoin et l’impossibilité de se référer à des valeurs assurées et partagées, puisque c’est au nom même de valeurs comme la liberté de l’individu et la tolérance que l’on hésite à affirmer ce qui est juste et bien : chacun étant renvoyé à lui-même, la médiation devient illégitime. Sur le plan de la critique, l’accession de la littérature jeunesse au statut de littérature à part entière, empêche ceux qui en sont les principaux acteurs de porter des jugements d’ordre moral ou éducatif, donc d’évaluer les textes d’après leur seul contenu, puisque c’est en revendiquant la liberté de la création et l’exigence par rapport à l’écriture que cette littérature s’est affranchie des contraintes d’une intention purement pédagogique : d’où le « malaise » de l’adulte prescripteur à la fois lecteur et éducateur, tiraillé entre des exigences ressenties comme contradictoires : le soutien à la libre création et la prise en compte du public. C’est bien pourtant dans l’espace ouvert par les questionnements sur les enjeux de la littérature – et de la lecture – que se dessinent des perspectives pour surmonter ces contradictions. Comme l’ont par exemple montré les analyses de Joëlle Turin12Joëlle Turin, « Valeurs et narration : les romans pour adolescents » in Questions d’éthique dans la littérature pour la jeunesse, op. cit. et « Des livres qui dérangent ? », in La Revue des livres pour enfants, n° 211, juin 2003., inspirées par les travaux critiques sur la réception (les mécanismes de la lecture littéraire), il est possible de mesurer les effets que les textes romanesques produisent sur leurs lecteurs et de poser tout autrement la question de leur « nocivité » ou de leurs « bienfaits ». En effet, en étudiant la mise en place des personnages, les modes de narration, de mise en voix, etc., qui déterminent le degré d’identification du lecteur, le degré d’affectation par le message, la marge d’interprétation, elle fait apparaître dans de nombreux cas la plus ou moins grande liberté laissée au lecteur d’adhérer ou de prendre une distance, et démontre ainsi la capacité des adolescents à être leurs propres juges sur ce qui est ou non acceptable – pour eux ! – dans les livres qu’ils lisent.

Par Françoise Ballanger, article paru initialement dans la revue Lecture Jeune n° 128 (décembre 2008)

Françoise Ballanger

est formatrice et critique de littérature de jeunesse, ancienne responsable du service publications de « La Joie par les livres » et rédactrice en chef de La Revue des livres pour enfants.

Références

  • 1
    Michèle Picquard, L’édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980, Presses de l’ENSSIB, 2004.
  • 2
    Ganna Ottewaere-Von Praag, Histoire du récit pour la jeunesse au XXe siècle (1929-2000), PLE-Peter Lang, 1997 et Daniel Delbrassine, Le roman pour adolescents aujourd’hui : écriture, thématiques et réception, SCEREN-CRDP de l’académie de Créteil et La Joie par les livres, 2006. Chapitre sur le thème de la violence pp.312 à 338.
  • 3
    Daniel Delbrassine (op.cit.) souligne que « la relation qui s’établit entre le livre et son lecteur est, ici plus qu’ailleurs, médiatisée par l’intervention de professionnels dont la fonction de conseil, de sélection, de critique, voire de contrainte s’avère souvent déterminante » et cite des remarques similaires de Marc Soriano dès 1974 et de Jean Perrot en 1998.
  • 4
    Marie-Claude Monchaux, Écrits pour nuire, UNI, 1985.
  • 5
    Cette affaire connut des prolongements et les polémiques ressurgirent périodiquement, avec de réelles prises de contrôle des bibliothèques dans les municipalités passées au pouvoir du Front national en 1995, notamment à Orange, puis dans un article de Solange Marchal, vice-présidente du Conseil général de Paris, dans Santé Magazine en 1998 intitulé « Des livres qui font mal ». À ce sujet, on se référera entre autres aux textes suivants : Véronique Soulé, « Censures et autocensures autour du livre de jeunesse » in Bulletin des bibliothèques de France, 1999, n°3 ; « Du discours non écrit à la censure ou plutôt de la censure au discours non écrit » in Isabelle Nières-Chevrel (dir.), Littérature de jeunesse, incertaines frontières, Gallimard Jeunesse, 2005. Voir aussi Parole, n°2/08, dossier « Littérature et censure », Institut suisse Jeunesse et médias, 2008.
  • 6
    Véronique Soulé (op. cit.) et Serge Martin, Le français aujourd’hui, n° 121, mars 1998.
  • 7
    Des débats similaires, concernant leur « violence », portent aussi sur des romans pour lecteurs plus jeunes ou sur des albums. En témoignent la polémique en Belgique en 2007 autour du texte de Bernard Friot « La Rédaction » tiré de Encore des histoires pressées ou la controverse autour de l’album Je te tiens par la barbichette de Benoît Jacques offert aux crèches départementales par le Conseil général de Seine Saint-Denis en 2003.
  • 8
    « Et nous, malheureux bibliothécaires, qu’allons-nous devenir ? Jusque-là, nous nous sommes battus pour défendre la production sortant de l’ordinaire, des ouvrages que nous estimions de qualité, des ouvrages que nous voulions différents, des ouvrages dont nous pensions qu’ils pouvaient parler de tout. Nous avons essayé de sortir du conformisme […] mais il ne me paraît plus possible de défendre des ouvrages qui heurtent et laissent un profond malaise. », La Revue des livres pour enfants, n° 170. Réponse de Serge Martin dans le n° 173, février 1997 : « Il nous faut discuter les livres qui nous paraissent mauvais et non les ignorer et surtout éviter de les censurer : la démocratie est à ce prix […] Discutons et laissons les enfants lire les livres, même ceux qui « heurtent et laissent un profond malaise », pour relativiser l’importance du livre et attacher toute son importance à sa lecture, à leurs lectures. »
  • 9
    À titre d’aperçu, on peut citer Lire au collège, dossier « Violence, tabous, transgressions », CRDP de l’académie de Grenoble, n° 67, printemps 2004 ; Citrouille : nombreux articles dans la revue et sur le blog ; le colloque « Les bibliothèques pour la jeunesse : où en sont-elles ? où vont-elles ? » ABF-Alsace, CORDIAL et bibliothèque de Mulhouse, septembre 2002 ; Débat « Sujets tabous, sujets à risques. Peut-on tout publier ? Peut-on tout donner à lire ? », in Parcours professionnels pour la lecture jeunesse, SNE et PNR de l’académie de Créteil, janvier 2005 ; « La littérature jeunesse peut-elle, doit-elle tout raconter aux enfants ? » demi-journée du colloque « La littérature jeunesse, une littérature de son temps ? » CPLJ, 2007.
  • 10
     Annie Rolland, psychothérapeute : « Le péril jeune : des adultes ou des ados, qui la littérature de jeunesse met-elle le plus en péril ? », Citrouille, octobre 2003. Voir également l’entretien avec Annie Rolland p.11.
  • 11
    Actes des 10e Journées d’Arole de septembre 1997, Questions d’éthique dans la littérature pour la jeunesse, Association romande de littérature pour l’enfance et la jeunesse, 1998.
  • 12
    Joëlle Turin, « Valeurs et narration : les romans pour adolescents » in Questions d’éthique dans la littérature pour la jeunesse, op. cit. et « Des livres qui dérangent ? », in La Revue des livres pour enfants, n° 211, juin 2003.