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Lecture : quels sont les critères d'appréciation des adolescents ?

Jean-Marc Etienne analyse la réception des textes par les adolescents supposés les lire. Quels sont les critères d’appréciation des jeunes face à un choix de livres qui leur est destiné ? Comment choisissent-ils leurs lectures ? 

Dans le cadre de sa mission visant à promouvoir la lecture auprès de jeunes, l’association Lecture Jeunesse organise les projets « Comités jeunes critiques ». Ces actions durent une année et sont organisées avec une classe de collège ou de lycée. On y propose aux élèves des titres de littérature de divertissement, puis des rencontres sont prévues pour discuter des ouvrages lus. Nous avons suivi les projets qui se sont déroulés en 2009-2010 et 2010-2011 dans des classes de 4e et de 3e, afin d’étudier la réception des œuvres par des lecteurs différents du point vue du sexe, de l’origine sociale, du niveau scolaire et de lecteur.

Ces deux années de recherche ont permis de mettre en évidence l’importance du besoin de reconnaissance dans l’appréciation des œuvres. Les élèves de quatrième et de troisième traversent une période de transition entre l’enfance et l’âge adulte. Ils sont en pleine construction identitaire et leurs repères sont fragiles. Ils ont besoin de s’affirmer et apprécient donc particulièrement que les œuvres les valorisent. Quels principaux critères suscitent l’appréciation des œuvres ? Les élèves plébiscitent des références qui leur sont familières mais aussi les œuvres qui leur permettent de se sentir grands, importants. Il est nécessaire qu’elles comportent des ingrédients de divertissement proprement dits. Enfin, on verra que la fréquentation de l’audiovisuel influence les goûts et les pratiques de lecture. Enfin, on verra que la fréquentation de l’audiovisuel influence les goûts et les pratiques de lecture.

Des attentes de familiarité

Lorsqu’ils lisent de la fiction, les élèves apprécient le fait de retrouver des repères familiers. Trois dimensions de la familiarité ont été identifiées :
– une familiarité moderne, c’est-à-dire des références à la modernité ;
– une familiarité statutaire, dans le cas d’œuvres dont les protagonistes principaux ont le même âge et le même sexe que le lecteur par exemple ;
– une familiarité universelle, c’est-à-dire des références susceptibles de parler au lecteur, quel que soit son profil.

Modernité

Les lecteurs apprécient particulièrement le fait de retrouver des références à la modernité dans les œuvres qu’ils lisent à travers des histoires, des intrigues ou des personnages contemporains. Ainsi, les œuvres qui ont le plus plu rentraient généralement dans cette catégorie. Hunger Games de Suzanne Collins1Susan Collins, Hunger Games, Pocket Jeunesse, 2009-2011. se déroule par exemple dans un futur proche et comporte des analogies avec la télé-réalité et les jeux vidéo. La Marche du crabe, un roman graphique d’Arthur de Pins2Arthur de Pins, La Marche du crabe, Soleil, « Noctambule », 2010., présente un graphisme qui évoque des images de synthèse. La Fin du monde de Fabrice Colin3Fabrice Colin, La Fin du monde, Mango, « Autres Mondes», 2009. a également séduit par son caractère moderne, avec un scénario apocalyptique futuriste et une couverture reproduisant des effets spéciaux. Celle que je ne suis pas de Vanyda4Vanyda, Celle que je ne suis pas, Dargaud, 2009., une chronique de vie de jeune fille actuelle a accroché les lectrices par ses références vestimentaires et technologiques − notamment l’usage des SMS. Inversement, le caractère historique des ouvrages suscite plus de distance. On a pu le constater avec La Douane volante de François Place5François Place, la Douane volante, Gallimard Jeunesse, « Grands formats», 2010. : sa couverture qui évoque une peinture datée6Elle s’inspire des peintures hollandaises du XVIIe siècle (ndlr). est éloignée des références collégiennes. De même, la couverture d’Echecs et but d’Axl Cendres7Axl Cendres, Echecs et but !, Sarbacane, « Exprim’ », 2010., avec son babyfoot usé de bistrot, «fait vieillotte» et n’attire guère.
Néanmoins, le succès du moderne et le rejet du caractère historique dépendent de la manière dont ils sont amenés dans l’histoire des œuvres. Et toutes les dimensions du moderne ne sont pas recherchées. Ce qui est moderne sur le plan esthétique – notamment vestimentaire, audiovisuel − est particulièrement plébiscité. En revanche, la dimension politique de l’actualité suscite peu d’intérêt.

 

Analogies statutaires

Les élèves apprécient également que les protagonistes principaux des œuvres aient le même statut qu’eux : le même âge, le même sexe, la même ethnie… Aya de Yopougon de Marguerite Abouet8Marguerite Abouet et Clément Oubrerie (illus.), Aya de Yopougon, T. 1 et 2, Gallimard, « Bayou », 2005 et 2006. expose la culture africaine et, ce faisant, la crédite d’une certaine valeur. Cela a particulièrement plu aux lectrices africaines qui s’en sont servi d’emblème identitaire. De même, Celle que je ne suis pas de Vanyda9Vanyda, op. cit. dépeint la vie d’adolescentes au collège. En mettant en scène ces jeunes et leurs références, l’œuvre favorise l’identification des lectrices.

Plus généralement, les élèves apprécient le fait de retrouver des personnages qui présentent certains attributs statutaires similaires aux leurs. Mais ce goût est subordonné à certaines conditions : l’œuvre ne doit pas trop refléter la banalité du quotidien ou « l’infériorité» des élèves, sauf si l’histoire les en libère. Et lorsque l’action d’une œuvre qui plaît se déroule dans un univers proche de celui du lecteur, il s’agit d’un réel amélioré, qui a donc un caractère désirable.

 

Universalité

Une autre dimension de la familiarité nous est apparue : des références universelles susceptibles de plaire aux lecteurs au-delà des barrières statutaires, géographiques, historiques. Dans Méto d’Yves Grevet10Yves Grevet, Méto, Syros, « Romans», 2008, le sort du protagoniste principal et de ses camarades, qui vivent privés de liberté dans un internat, sans que l’on sache où et quand se situe l’action, a touché les lecteurs. De même, certains ont été sensibles à l’album Fumée d’Antón Fortes et Joanna Consejo11Antón Fortes et Joanna Concejo (illus.), Fumée, OQO éditions, 2009. qui porte sur la Shoah : le lecteur compatit au sort de la famille privée de ses besoins vitaux et de sa dignité humaine. Néanmoins, il semble que pour plaire, il faille plutôt combiner l’universel avec d’autres formes de familiarité comme dans Hunger Games12Susan Collins, op. cit. qui a rencontré le plus de succès auprès des jeunes.

Maturité

Si, pour plaire, les œuvres doivent comporter un socle de familiarité, elles doivent également inclure des gages de maturité. Les élèves apprécient les lectures qui leur permettent de se sentir grands, importants et manifestent un rejet à l’égard des œuvres associées à la puérilité. On a relevé une valorisation particulière des personnages présentant les attributs de la maturité : la force, le courage, la confiance en soi, la débrouillardise ou encore le fait d’être extraverti. Inversement, les personnages fragiles ou dont la valeur sociale est moindre, peinent plus à retenir leur attention. Ainsi, le faible succès de L’Etonnante Disparition de mon cousin Salim, roman policier de Siobhan Dowd13Siobhan Dowd, L’Etonnante Disparition de mon cousin Salim, Gallimard Jeunesse, « Grands formats», 2009., est lié au fait que le protagoniste principal est un jeune adolescent qui vit dans un contexte familial où la hiérarchie parents/enfants est très marquée et où la mère fait peu attention à ce que son fils dit ou fait. Ce livre a échoué auprès de ses lecteurs parce qu’il leur renvoie une image négative d’eux-mêmes. Il leur rappelle trop ce qu’ils sont : de simples adolescents qui ont un statut inférieur à celui des adultes.

De même, les élèves apprécient le fait de vivre des aventures trépidantes qui, dans la vie réelle, concernent plutôt des adultes : libérer le monde de sa tour de verre comme dans Les Clefs de Babel de Carina Rozenfeld14Carina Rozenfeld, Les Clefs de Babel, Syros, « Soon » 2009. ou encore organiser le repli dans une base de survie en pleine catastrophe nucléaire dans La Fin du monde de Fabrice Colin15Fabrice Colin, op. cit.. Les élèves, d’habitude plutôt cantonnés à des actes secondaires, occupent alors un rôle de premier plan qui les met en avant.

Néanmoins, tous les signes de la maturité ne sont pas recherchés. Etre grand, sûr de soi, vivre une aventure de façon autonome et fréquenter des personnes de sexe opposé est généralement valorisé par les élèves. En revanche, lire des livres épais aux sujets sérieux n’intéresse que quelques rares bons élèves d’origine favorisée.

La familiarité ainsi que les gages de maturité sont plus ou moins nécessaires selon les œuvres et les lecteurs. La familiarité moderne, les analogies statutaires et les références universelles se révèlent particulièrement utiles pour faire apprécier des romans car ils demandent beaucoup de patience et de concentration. D’ailleurs, les romans les plus plébiscités du projet combinaient les trois types de familiarité. Les œuvres courtes doivent néanmoins s’appuyer sur un socle de familiarité. Les différents types de familiarité demeurent cependant nécessaires pour susciter l’intérêt de faibles et non lecteurs qui possèdent des capacités de patience et de concentration réduites. Quant aux gages de maturité, ils sont particulièrement précieux pour faire apprécier des romans et retenir l’attention de ces lecteurs.

Divertissement

Pour que le divertissement soit effectif, les œuvres doivent comporter des ingrédients de distraction proprement dits : de l’action, du suspense, de l’aventure, du jeu. Nous allons insister ici sur l’élément qui a été le plus valorisé par les élèves : l’action, physique et rapide, visible extérieurement. Elle s’oppose à l’action psychologique, aux descriptions et, plus généralement, à l’absence de mouvement. Tout se passe comme s’il fallait entretenir l’attention du lecteur avec des « effets spéciaux», avec un sens particulièrement manifeste et accessible.

Ainsi, les œuvres les plus plébiscitées sont généralement riches en action, comme Hunger Games16Susan Collins, op. cit.. Inversement, l’action fait généralement défaut ou met trop de temps à se mettre en place dans les œuvres qui ont déplu comme Le Chagrin du roi mort de Jean-Claude Mourlevat17Jean-Claude Mourlevat, Le Chagrin du roi mort, Gallimard Jeunesse, « Grands formats», 2009. ou encore L’Etonnante Disparition de mon cousin Salim18Op. cit.. A l’image de la familiarité et de la maturité, l’action est particulièrement utile pour faire apprécier des romans et pour retenir l’attention de faibles lecteurs. Ajoutons que les garçons sont plus demandeurs d’action que les filles.

L’influence de l’audiovisuel

Les collégiens actuels appartiennent à une génération familiarisée aux technologies audiovisuelles. On peut donc penser que celles-ci influencent les choix en matière de lecture. L’enquête a montré que les élèves avaient souvent des goûts et des répulsions analogues en matière de livres, de films et de jeux vidéo. Ainsi retrouve-t-on souvent un penchant pour l’action dans les trois supports. De même, certaines filles manifestaient un rejet des univers de jeux de rôle, tandis que d’autres élèves appréciaient la science-fiction. On a également constaté que les titres les plus appréciés comportaient des analogies avec des films et/ou des jeux vidéo. Hunger Games19Op. cit. de Suzanne Collins, par exemple, comporte des analogies avec la télé-réalité et se déroule dans un univers de jeu de rôle, comme on en trouve dans des jeux vidéo. De même, les élèves ont souvent dit, à propos des livres les plus appréciés, qu’ils auraient fait de bons films. Proposer des œuvres qui comportent des passerelles avec les univers fréquentés dans l’audiovisuel pourrait donc permettre d’inciter plus efficacement à lire.

Par Jean-Marc Etienne, article paru dans la revue Lecture Jeune 147 (septembre 2013)

Bibliographie indicative recommandée

  • Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Détrez, Et pourtant ils lisent…, Le Seuil, 1999.
  • Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, La Découverte/ministère de la Culture et de la Communication, 2009.
  • Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, LGF, 1992. 
  • Jean-Pierre Esquenazi, Sociologie des publics, La Découverte, « Repères », 2003.
  • Emmanuel Fraisse et Bernard Mouralis, Questions générales de littérature, Le Seuil, « essais Points », 2001.
  • Wolfgang Iser, L’Acte de lecture, Théorie de l’effet esthétique, trad. De Evelyne Snycer, Pierre Margada éditeur, « Philosophie et langage », 1985. 
  • Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, « Tel », 1978.
  • Vincent Jouve, La Lecture, Hachette, « Supérieur», 1992. 
  • David Le Breton, Cultures adolescentes. Entre turbulence et construction de soi, Autrement, « Mutations », 2008.
  • Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, La Découverte, « essais », 1998.
  • Karl Mannheim, Le Problème des générations, trad. de G. Mauger et N. Perivolaropoulou, introd. et postface de G. Mauger, 1 ère édition : Nathan, 1990 ; réédition : Armand Colin, « Bibiliothèque des classiques », 2011.
  • Claude Poliak, Gérard Mauger, Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, 1 ère édition : Nathan, 1999 ; réédition : éditions du Croquant, 2010.
  • Gérard Mauger, « Jeunesse : essai de construction de l’objet », Agora, n° 56, 1989, p. 9-24
  • Gérard Mauger et Claude Poliak, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 123, 1998, p. 3-24.
  • Sylvie Octobre, Christine Détrez, Pierre Mercklé et Nathalie Berthomier L’Enfance des loisirs. Trajectoires communes et parcours individuels de la fin du primaire aux années lycée, La Documentation française, 2010.
  • Dominique Pasquier, Cultures lycéennes, la tyrannie de la majorité, Autrement, « Mutations », 2005.
  • Nathalie Piegay-Gros (sous la dir.), Le Lecteur, Flammarion, 2002.
  • François de Singly, « Les jeunes et la lecture », numéro spécial des Dossiers éducation et formation, ministère de l’Education nationale et de la Culture, DEP, n° 24, 1993.
  • Benoît Virole, L’Enchantement Harry Potter : la psychologie de l’enfant nouveau, Hachette, « Pluriel », 2002.

Bibliographie de Jean-Marc Etienne

Rapports de recherche

  • La réception des œuvres au collège : identification et valorisation de soi, rapport de recherche pour l’association Lecture Jeunesse, 2010.
  • Le devenir scolaire et professionnel d’anciens diplômés de licence de sociologie, rapport de recherche pour le département de sociologie de Paris 8, 2011.
  • Lectures de collégiens : Les prismes perception et d’appréciation des œuvres, rapport de recherche pour l’association Lecture Jeunesse, 2012.

Jean-Marc Etienne

Jean-Marc Etienne est doctorant en sociologie à l’école des Hautes Etudes en Sciences Sociales, rattaché au Centre de Sociologie Européenne. Ses recherches portent sur les goûts et pratiques de lecture de collégiens, lycéens et étudiants. Il a réalisé une enquête sur la réception d’œuvres de littérature de divertissement au collège pour l’association Lecture Jeunesse. Il a également mené une étude sur le devenir professionnel de diplômés en sociologie. Par ailleurs, il est attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Panthéon Sorbonne. Il y dispense des cours de sociologie du travail et de la culture.

Références

  • 1
    Susan Collins, Hunger Games, Pocket Jeunesse, 2009-2011.
  • 2
    Arthur de Pins, La Marche du crabe, Soleil, « Noctambule », 2010.
  • 3
    Fabrice Colin, La Fin du monde, Mango, « Autres Mondes», 2009.
  • 4
    Vanyda, Celle que je ne suis pas, Dargaud, 2009.
  • 5
    François Place, la Douane volante, Gallimard Jeunesse, « Grands formats», 2010.
  • 6
    Elle s’inspire des peintures hollandaises du XVIIe siècle (ndlr).
  • 7
    Axl Cendres, Echecs et but !, Sarbacane, « Exprim’ », 2010.
  • 8
    Marguerite Abouet et Clément Oubrerie (illus.), Aya de Yopougon, T. 1 et 2, Gallimard, « Bayou », 2005 et 2006.
  • 9
    Vanyda, op. cit.
  • 10
    Yves Grevet, Méto, Syros, « Romans», 2008
  • 11
    Antón Fortes et Joanna Concejo (illus.), Fumée, OQO éditions, 2009.
  • 12
    Susan Collins, op. cit.
  • 13
    Siobhan Dowd, L’Etonnante Disparition de mon cousin Salim, Gallimard Jeunesse, « Grands formats», 2009.
  • 14
    Carina Rozenfeld, Les Clefs de Babel, Syros, « Soon » 2009.
  • 15
    Fabrice Colin, op. cit.
  • 16
    Susan Collins, op. cit.
  • 17
    Jean-Claude Mourlevat, Le Chagrin du roi mort, Gallimard Jeunesse, « Grands formats», 2009.
  • 18
    Op. cit.
  • 19
    Op. cit.