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Rencontre avec… Agnès Guérin et Anne Leblond (Rageot)

Sonia de Leusse-Le Guillou : Agnès Guérin, pourriez-vous nous présenter les spécificités de vos collections de polars pour adolescents ?

Agnès Guérin : Qu’il soit publié en « Heure Noire jaune »1Titres à partir de 10 ans. ou en « Heure Noire rouge »2Titres à partir de 12 ans., le roman policier fait plutôt appel à des ressorts intellectuels. Il met généralement en scène un enquêteur, un journaliste, un policier ou un détective qui mène l’enquête dans un cadre social très réaliste. L’enjeu est de trouver les coupables pour les mettre sous les verrous (ou en tout cas pour les empêcher de nuire). Le dénouement du livre doit résoudre l’énigme de départ. Tandis que le thriller va plutôt provoquer la peur, l’empathie, susciter autant le frisson, que la passion. Il joue avec la subjectivité en tissant des intrigues « intérieures », autour d’une conspiration familiale par exemple. Dans les titres de la collection « Rageot Thriller », l’enquêteur est généralement un adolescent ou un proche de son entourage, dans un décor assez universel. L’enjeu n’est pas le même que dans le policier d’ »Heure noire », puisqu’il s’agit, pour le narrateur, d’arrêter une machination, en tout cas de sauver sa peau ! La construction elle-même diffère avec une fin qui peut être tragique mais reste souvent ouverte

SLG : Pourriez-vous nous donner une idée du volume des ventes de certains de vos romans publiés chez « Heure Noire » ?

AG : Christian Grenier, l’auteur phare de la collection a cumulé 370 000 exemplaires vendus pour L’ordinatueur3Christian Grenier, Rageot « Heure Noire », 1997, Rageot Editeur. depuis sa première édition, régulièrement actualisée. C’est vraiment ce que l’on peut appeler un long seller. Coup de théâtre4Christian Grenier, Rageot « Heure Noire », 1994, Rageot Editeur. doit en être à 55 000 exemplaires et les enquêtes policières de Logicielle5Christian Grenier, série de la collection « Heure Noire », 1994-2013, Rageot Editeur., qui jouent souvent avec l’anticipation, représentent environ 700 000 livres. Un printemps vert panique6Paul Thies, Rageot « Heure Noire », 2004, Rageot Editeur. de Paul Thies fait partie des bonnes ventes également avec 40 000 exemplaires, tandis que Le fantôme de Sarah Fischer7Agnès Laroche, Rageot « Heure Noire », 2011, Rageot Editeur. va devenir un de nos long sellers. Il faut dire que le genre a été dopé par les séries télévisées.

SLG : Compte tenu de ces excellents chiffres, pourquoi avoir créé « Rageot Thriller » en 2012, alors qu' »Heure Noire » existait depuis 8 ans ?

AG : La multiplication des thrillers à la télévision et la montée en puissance de ce genre en littérature générale – qui a gagné en légitimité et n’est plus seulement cantonné aux lectures d’été – nous ont donné envie de nous lancer dans l’aventure. Le succès de Conspiration 3658Gabrielle Lord, Rageot poche, 2009, Rageot. nous a également incités à créer une collection d’inédits avec des auteurs confirmés, spécialistes du genre.

La multiplication des thrillers à la télévision et la montée en puissance de ce genre en littérature générale – qui a gagné en légitimité et n’est plus seulement cantonné aux lectures d’été – nous ont donné envie de nous lancer dans l’aventure.

SLG : Quelles seraient les caractéristiques principales des textes de « Rageot Thriller »?

AG : Je dirais qu’ils doivent privilégier l’adrénaline, l’efficacité avant toute chose. Ils n’ont pas de style plat, d’écriture blanche mais sont volontairement épurés. Les rebondissements des fins ou des ouvertures de chapitres, particulièrement travaillées, doivent déstabiliser le lecteur et le pousser à tourner les pages au plus vite. Il est ainsi plongé au cœur de l’action en épousant le point de vue du héros, qui a presque toujours son âge, contrairement aux titres d' »Heure Noire ».

SLG : Quel lectorat visez-vous ?

AG : : Nous ne mentionnons aucune tranche âge sur les couvertures de ces romans mais ciblons les lecteurs de plus de 13 ans. En revanche lorsque nous présentons les livres à nos commerciaux, les documents d’accompagnement qu’ils reçoivent précisent un âge, qui peut, bien sûr, être discutable. Comme les logiques ne sont pas les mêmes selon les objectifs des professionnels, la fonction de conseil est vraiment importante, même si elle reste très subjective.

SLG : Combien de titres le catalogue de « Rageot Thriller » compte-t-il ?

AG : Nous avons publié 10 nouveautés la première année, pour être bien présents sur le marché et assurer notre visibilité, puis 9 en 2013 et en sortirons désormais 6 par an.

SLG : Comment avez-vous différencié physiquement les livres de vos collections ?

AG : Pour que nos titres ne se cannibalisent pas mutuellement et que les lecteurs identifient bien les collections, nous leur avons attribué des normes. Ainsi, les livres d' »Heure Noire », de petit format, font 128 pages, tandis que les récits de « Rageot Thriller », avec au moins 200 pages, sont plus grands. Les choix de coloris et de maquettes de couvertures sont également radicalement différents : le format des livres se rapproche du genre adulte, dont nous avons adopté les codes en choisissant de mettre des photographies sur les couvertures.

Contrairement à l’audiovisuel ou aux jeux vidéo, loisirs dans lesquels les parents n’ont plus aucune prise et ne cherchent plus à en avoir, le livre semble être, pour certains, le dernier rempart où se réfugier, un monde qui doit être idéal et hors de la réalité.

SLG : Certains auteurs publient-ils thriller et romans policiers ?

AG : Non, il n’y a quasiment pas de perméabilité des écrivains entre les deux collections. En revanche, la majeure partie d’entre eux viennent de littérature générale, comme Fabien Clavel, notre auteur phare et notre meilleure vente avec Décollage immédiat9Fabien Clavel, « Rageot Thriller », 2012, Rageot., ou Philip Le Roy, la révélation du thriller adulte français10Le Dernier Testament, Au Diable Vauvert, 2005, Grand Prix de littérature policière en 2005., qui fait aussi partie de nos auteurs.

SLG : Par son genre et ses thèmes, le roman policier inquiète parfois les adultes ou les prescripteurs, réticents à conseiller des titres aux adolescents. Ressentez-vous une forme de censure ?

AG : Ces romans noirs suscitent nombre de questionnements parentaux, presque exclusivement maternels. Contrairement à l’audiovisuel ou aux jeux vidéo, loisirs dans lesquels les parents n’ont plus aucune prise et ne cherchent plus à en avoir, le livre semble être, pour certains, le dernier rempart où se réfugier, un monde qui doit être idéal et hors de la réalité. Les adolescents, eux, veulent goûter à une littérature de genre qui flirte avec la littérature adulte ou qui en utilise les codes. Or, nous savons à quel point l’on peut être sidéré par une séquence, par des mots : c’est la raison pour laquelle notre responsabilité est engagée.

SLG : Comment traitez-vous la violence dans un texte de littérature jeunesse ?

AG : Nous avons délimité une frontière qui nous impose de justifier la violence. Si un récit suivait un serial killer, il décrirait les troubles psychologiques du personnage pour expliquer l’origine de sa cruauté. De même, nous faisons très attention au vocabulaire employé.

SLG : Vos couvertures témoignent également de cette préoccupation très forte pour l’âge de votre lectorat.

AG : Effectivement, nous sommes vigilants par rapport à l’esthétique de la violence que nous exposons. Certains éditeurs jouent sur une érotisation de la mort, des cadavres. Avant le lancement de la collection, nous avons beaucoup observé les visuels de couverture de nos concurrents pour forger notre identité graphique et cerner notre ligne éditoriale. Il nous est alors clairement apparu que nous ne voulions surtout pas aller dans cette direction !

SLG : Vos livres s’adressent à des préadolescents et à des adolescents. Après « Heure Noire » et « Rageot Thriller », viserez-vous les jeunes adultes ?

Anne Leblond (responsable communication) : Nous ne revendiquons pas la tranche d’âge young adult. À mon sens, c’est une formule marketing employée par des maisons d’édition de littérature générale avec pour objectif d’atteindre un marché jeunesse qu’ils ne touchaient pas. Pour moi, Harry Potter est du cross over mais pas du young adult. Chez Rageot, nous ne segmentons pas nos collections ainsi : le young adult n’est pas une réalité éditoriale pour nous.

Propos recueillis par Sonia de Leusse-Le Guillou, directrice de Lecture Jeunesse et de la rédaction de Lecture Jeune en mars 2014.

Publications

Série du monde d’encre :

Cœur d’encre, Hachette Jeunesse, 2004 (réed. Gallimard Jeunesse, 2009)

Sang d’encre, Gallimard Jeunesse, 2009

Mort d’encre, Gallimard Jeunesse, 2010

Série Reckless :

Le Sortilège de pierre, Gallimard Jeunesse, 2010

Le Sortilège de pierre, Gallimard Jeunesse, 2010

Le Retour de Jacob, Gallimard Jeunesse, 2014

Série Capitaine Barberousse :

Capitaine Barberousse et sa bande d’affreux, Bayard Jeunesse, 2004

Capitaine Barberousse sur l’île au trésor, Bayard Jeunesse, 2007

Autres :

Le Cavalier du dragon, Hachette Jeunesse, 2005

Le Prince des voleurs, Hachette Jeunesse, 2003

Le Mystérieux Chevalier sans nom, Bayard Jeunesse, 2005

Le Petit Frère le plus fort du monde !, Bayard Jeunesse, 2006

Agnès Guérin

Née à Nancy en 1961, Agnès Guérin a suivi des études littéraires supérieures et fait Sciences Po Paris. Rédactrice, éditrice aux éditions Fleurus de 1988 à 2000, elle travaille dans le service Religion puis Jeunesse (docu et fiction). En novembre 2000, elle intègre l’équipe de Rageot-Editeur qui publie de la littérature jeunesse et beaucoup d’auteurs français de différents générations, parmi lesquels Christian Grenier, Pierre Bottero, Fabien Clavel, Samantha Bailly, Carole Martinez, Manon Fargetton, Jean-Christophe Tixier.

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Références

  • 1
    Titres à partir de 10 ans.
  • 2
    Titres à partir de 12 ans.
  • 3
    Christian Grenier, Rageot « Heure Noire », 1997, Rageot Editeur.
  • 4
    Christian Grenier, Rageot « Heure Noire », 1994, Rageot Editeur.
  • 5
    Christian Grenier, série de la collection « Heure Noire », 1994-2013, Rageot Editeur.
  • 6
    Paul Thies, Rageot « Heure Noire », 2004, Rageot Editeur.
  • 7
    Agnès Laroche, Rageot « Heure Noire », 2011, Rageot Editeur.
  • 8
    Gabrielle Lord, Rageot poche, 2009, Rageot.
  • 9
    Fabien Clavel, « Rageot Thriller », 2012, Rageot.
  • 10
    Le Dernier Testament, Au Diable Vauvert, 2005, Grand Prix de littérature policière en 2005.