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Songe à la douceur, le point de vue de l'éditeurEntretien avec… Tibo Bérard

Tibo Bérard est le directeur de la collection Exprim’. Cet entretien revient sur la relation auteur-éditeur et le travail sur manuscrits, depuis les premiers romans de Clémentine Beauvais jusqu’à sa dernière parution, Songe à la Douceur.

Morgane Vasta : Comment avez-vous rencontré Clémentine Beauvais ?

Tibo Bérard : Clémentine a d’abord été en contact avec Emmanuelle Beulque, en charge du secteur « Album », à qui elle avait envoyé le manuscrit de La Pouilleuse1C. Beauvais, Sarbacane, 2012.. Le texte n’entrait pas dans le format Exprim’, il a donc été publié hors collection. Le deuxième livre, Comme des images2C. Beauvais, Sarbacane, 2014., s’inscrivait dans la collection, aussi avons-nous commencé à travailler ensemble. La collaboration a tout de suite fonctionné car nous parlons la même « langue », nous avons des parcours proches et une même vision de la littérature. Clémentine a le grand atout d’être à la fois très talentueuse et profondément humble, prête à reprendre ses manuscrits en profondeur. Elle n’estime pas que, par la grâce de son talent, tout ce qu’elle écrit est gravé dans le marbre, alors qu’à certains égards, elle pourrait. Ses premières versions sont très abouties ; mon travail consiste à l’aider à les amener un peu plus loin à chaque fois.

MV : Comment procédez-vous ?

TB : Sur Comme des images, nous avons repris la structure en profondeur, ce qui est nettement plus engageant que de simples corrections sur la forme, la langue, le développement d’un personnage ou un élément de l’intrigue. Ma technique consiste à proposer beaucoup d’idées pour que l’auteur puisse trier. Clémentine m’a ensuite fait le cadeau de raconter notre collaboration sur son blog3http://clementinebleue.blogspot.fr/2013/12/les-editeurs-qui-meditent.html, ce qui a attiré l’attention de nouveaux auteurs. Nous savions tous les deux que le livre n’aurait pas un très gros succès commercial alors que, dès le pitch des Petites Reines4C. Beauvais, Sarbacane, 2015., nous avions vu le potentiel. Clémentine met cependant la même exigence littéraire et stylistique dans tous ses projets.

Pour Les Petites Reines, nous avons travaillé la tension du road-trip – qui ne doit jamais retomber –, la cohérence des personnages et leur rapport aux émotions. Ce point est un des rares sur lesquels nous sommes en léger désaccord, il est même sujet de plaisanterie entre nous : j’ai toujours tendance à essayer d’amener Clémentine vers un peu plus d’émotion tandis qu’elle s’en méfie toujours.

Dans ma conception du roman, un personnage passe forcément par de nombreuses étapes, y compris (et surtout) « l’épreuve » de l’aveu d’émotion. En revanche, dès la première version, la structure était impeccable – et il y avait ce ton si drôle… Le succès a été au rendez-vous – au-delà de nos espérances, puisqu’il se poursuit aujourd’hui avec des réassorts constants (2 000 exemplaires qui sortent chaque mois, plus d’un an après sa sortie).

Pour un auteur, rencontrer un tel écho dans un genre précis (la comédie, en l’occurrence) peut compromettre l’écriture du livre suivant.

MV : Après ce succès, comment s’est présenté le projet suivant ?

TB : Quand on envoie à Clémentine un article paru à son sujet dans Télérama ou qu’on lui annonce qu’elle est lauréate du « Prix Lire du meilleur roman jeunesse 2015 » avec les Petites Reines, elle est très contente… mais pas « plus », en un sens, que quand elle découvre un article sur un tout petit blog de lecteur ! Elle est profondément touchée de savoir que son livre plaît et n’a vraiment pas ce rapport à l’ambition qui gêne parfois des auteurs dans leur carrière – ce que j’appelle « rêver à l’article dans Libé ». C’est aussi pour cette raison, je pense, qu’elle a réussi à nous proposer si vite Songe à la Douceur5C. Beauvais, Sarbacane, 2016., son troisième Exprim’, « malgré » le succès du précédent. Le succès aurait pu l’inhiber, mais elle a su éviter ce risque avec brio. Pour un auteur, rencontrer un tel écho dans un genre précis (la comédie, en l’occurrence) peut compromettre l’écriture du livre suivant. Ma mission, quant à moi, a d’abord été de me museler dans l’attente de ce nouveau projet, de m’empêcher de demander à Clémentine de repartir sur une comédie – j’avoue que je n’y ai pas toujours réussi, pour être sincère ! Cela dit, j’ai vite senti qu’elle n’avait pas envie de courir le risque de se répéter et j’ai donc tenté d’être à l’écoute pour l’accompagner au mieux.

Elle m’a demandé de lire les trois premiers chapitres. Deux heures plus tard, j’avais la conviction que, non seulement ce serait génial, mais qu’en plus, on ferait un carton.

Pour la petite histoire, quand elle m’a exposé le projet de Songe à la douceur, j’ai craint le pire… (rires). Elle m’a demandé de lire les trois premiers chapitres. Deux heures plus tard, j’avais la conviction que, non seulement ce serait génial, mais qu’en plus, on ferait un carton. Avant de le lire, je me doutais que le projet pouvait être très beau, mais je ne pensais pas qu’il serait aussi accessible ni doté d’un tel potentiel commercial.

MV : Pouvez-vous nous expliquer la genèse de Songe à la douceur ?

TB : Le travail avec Clémentine s’affine d’un roman à l’autre, mes propositions deviennent donc plus précises et plus affutées. Au départ, je n’avais pas lu le classique de Pouchkine, je l’ai découvert après. Les questions importantes pour Clémentine portaient en premier lieu sur la tension narrative. Compte tenu de cette forme très singulière, versifiée, ne perdait-on pas de vue l’enjeu narratif ? Elle s’interrogeait également sur la crédibilité des transpositions modernes par rapport au classique. La scène du duel devient par exemple une sorte d’accident malheureux, dans la version de Clémentine ; quant à la fin du roman, elle diffère forcément : dans le texte originel, quand Eugène retrouve Tatiana, elle est mariée et à l’époque, cela suffit à expliquer le fait que leur passion ne pourra plus être vécue… alors que de nos jours, évidemment, cet argument n’aurait plus été crédible. Je pense que Clémentine avait aussi envie de faire émerger un propos féministe – du point de vue littéraire – c’est-à-dire qu’elle voulait créer une héroïne qui ferait un choix autre que celui de la pure passion amoureuse, mais pas parce qu’elle aurait été mariée : parce qu’elle aurait eu d’autres ambitions.

MV : Ces éléments avaient-ils été proposés d’emblée par Clémentine Beauvais ?

TB : Elle avait toutes les pistes en tête, et je me suis surtout employé à en discuter avec elle, à essayer d’exprimer de façon claire tout ce que je comprenais des premiers chapitres pour lui donner mes impressions, d’être le réceptacle du texte. Quand la suite est arrivée, nous avons ajusté les personnages – par exemple, Eugène, qui était un peu fade par rapport à Tatiana. La fin ouverte était plus abrupte qu’aujourd’hui.

[…] elle voulait créer une héroïne qui ferait un choix autre que celui de la pure passion amoureuse, mais pas parce qu’elle aurait été mariée : parce qu’elle aurait eu d’autres ambitions.

Nous avons beaucoup parlé de la mise en scène de la passion amoureuse, de ce qui fait que, lorsqu’on retrouve un amour de jeunesse, la relation échoue alors qu’elle aurait pu « prendre ». Clémentine a ajouté la scène dans laquelle Tatiana rend visite à sa sœur. Je lui avais laissé entendre qu’à mon avis, l’argument de la carrière professionnelle ne suffisait pas, je ne voyais pas l’héroïne renoncer à un grand amour pour cette seule raison. Nous discutions des grands exemples de passions qui échouent, de Belle du seigneur6A. Cohen, Gallimard, 1968.ou Anna Karénine7L. Tolstoï, 1877. – références qui sont présentes derrière Songe à la douceur. En parlant de Belle du seigneur – un de mes romans préférés –, nous avons évoqué la thématique de la médiocrité liée à l’habitude dans le couple, ce qui a donné naissance à une scène. Enfin, il y a les petits ajustements stylistiques – mais depuis notre première collaboration, cette étape relève vraiment du jeu entre nous. Je lui fais des propositions qu’elle reformule à sa manière. Dans ce travail de précision, Clémentine est particulièrement efficace. En fait, elle arrive aussi bien à prendre du recul pour penser à la structure, à la tension narrative, aux personnages, qu’à se « resserrer » subitement, pour traquer les problèmes concernant la ponctuation, le lexique, les effets de rimes… Nous avons échangé sur un registre assez ludique, parce que je me sens en confiance avec elle, et je sais qu’elle s’amuse à partir de ce que je lui propose. La dernière étape, sur ce genre de texte – déjà tellement fin au départ –, c’est vraiment de la dentelle !

Nous discutions des grands exemples de passions qui échouent, de Belle du seigneur ou Anna Karénine – références qui sont présentes derrière Songe à la douceur.

MV : Les remerciements mentionnent qu’« une poignée de jeunes gens ont lu Songe à la douceur avant qu’il soit fini ». Pourquoi ce besoin de faire participer le public ?

TB : Cette idée vient vraiment de Clémentine, ce n’est pas la mienne. Nous avions conscience de nous lancer dans un projet littéraire très ambitieux, et Clémentine se posait beaucoup de questions sur la réception du public : est-ce que les adolescents accrocheraient à la forme versifiée, à la thématique de la nostalgie amoureuse et du regain de la passion…

Nous savions que Songe à la douceur se voulait être une relecture amusée, narquoise, pétillante du thème de la tragédie amoureuse plutôt qu’un texte purement romantique – on est assez loin de Nos étoiles contraires8J. Green, Nathan jeunesse, 2013., par exemple. Et Clémentine voulait savoir si les jeunes accrocheraient à ce décalage-là, à cette forme d’ironie. Elle souhaitait donc soumettre le texte en amont, à de jeunes lecteurs. Nous avons sélectionné avec Anaïs Malherbe quelques lecteurs et lectrices, des blogueurs âgés pour certains de 13 ou 14 ans9Nous avons fait une vidéo sur Songe à la douceur avec eux : https://www.youtube.com/watch?v=Bif5WwyioFs.

MV : Ont-ils eu une lecture différente de la vôtre ?

TB : Oui, leur lecture est plus intense, plus passionnée, moins réflexive – et cependant, tous ont été sensibles à la forme. Ils ont comparé la lecture du texte versifié à une « glissade », rapide et vive ; ce qui nous a confirmé que c’était un roman très facile d’accès. Quelques idées d’ordre graphique ont aussi émergé – par exemple le calligramme, dans le roman, est une suggestion d’une des blogueuses. Leur lecture a également incité Clémentine à insérer un peu plus de fougue romantique.

MV : Très peu de « romans en vers » contemporains sont publiés ou traduits en français (il existe quelques traductions anglo-saxonnes en littérature générale chez Grasset). Pourtant, dans les pays anglo-saxons, le genre semble populaire chez les jeunes. À votre avis, pourquoi n’a-t-il pas encore percé en France ?

TB : Je pense qu’il y a plusieurs raisons. La première, c’est que le phénomène ne date que d’une petite dizaine d’années. Il faut un peu de temps avant que les mouvements littéraires et les tendances s’importent en France. En l’occurrence, les novels in verse commencent juste à être assez anciens pour qu’on trouve étonnant qu’ils ne soient pas arrivés jusqu’ici. La deuxième raison, c’est qu’il y a sans doute encore une frilosité des éditeurs, qui ont pu se demander si le roman en vers prendrait en France – sans oublier, pour finir, le challenge que représente la traduction d’un texte versifié. Les scouts qui font des remontées aux éditeurs français sur les parutions étrangères ont peut-être hésité à promouvoir des textes dont l’abord ne semble pas évident (même s’ils se révèlent finalement bien plus simples qu’on ne le pense).

MV : L’année 2012 marque un tournant dans la collection Exprim’, avec l’envie de se détacher d’une attention portée trop exclusivement au style pour se concentrer sur la narration et la manière dont l’histoire peut toucher les lecteurs ; Songe à la douceur pourrait-il illustrer cette évolution de la collection ?

TB : Attention, je n’ai pas abandonné le style au profit de la narration ; j’ai voulu m’affranchir d’un goût un peu trop prononcé pour la virtuosité du style, afin que la collection puisse être plus globalement dévolue au plaisir de la narration. En ce sens, Songe à la douceur est bien le parachèvement de ce tournant. Il porte un peu de cette virtuosité stylistique des romans Exprim’ « première époque » et, en même temps, il contient la comédie, l’emballement, les rebondissements des Petites Reines. Si j’avais senti que ce n’était qu’une belle prouesse stylistique, j’aurais hésité. Ce qui m’a rassuré, c’est que j’ai été emporté par l’histoire, j’ai noté le soin apporté aux personnages, le travail effectué autour de la narratrice invisible qui hante le roman.

Plusieurs ont écrit que c’était l’un des livres les plus importants qu’ils aient lu ces dernières années.

Dans le roman de Pouchkine, il y a déjà un narrateur qui intervient régulièrement pour commenter l’action, souvent de façon décalée et narquoise. Clémentine a repris l’idée, qu’elle a poussée plus loin encore : sa narratrice va jusqu’à interpeler ses personnages pour s’adresser directement à eux, dans un geste qui peut évoquer certains romans du XVIIIe comme Jacques le Fataliste.

MV : Vous avez eu, dès la sortie du livre, des commentaires très positifs des lecteurs…10 Cet entretien a été mené juste après la sortie du roman en librairie.

TB : Les retours des blogueurs sont à l’image de la frénésie ressentie par toute l’équipe après la lecture du texte : tout le monde est soufflé, stupéfié par ce roman. Des lecteurs disent qu’on sort de ce livre « complètement bouleversé », on entend que « c’est un roman d’exception, un tour de force impressionnant, éblouissant », etc. Plusieurs ont écrit que c’était l’un des livres les plus importants qu’ils aient lu ces dernières années.

MV : Comment interprétez-vous le fait que ce soit « l’un des livres les plus importants qu’ils aient lu ces dernières années » – y compris du côté des lecteurs adultes ?

TB : Pour moi, Exprim’ est une collection ados/adultes ; je fais très peu de distinctions entre les deux lectorats, et j’estime que les romans de la collection peuvent toucher tous les lecteurs, quel que soit leur âge. Il y a simplement une attention particulière portée aux jeunes, une touche de modernité qui leur ressemble et qui explique que les romans ne paraissent pas en littérature générale (alors qu’ils le pourraient).

Je suis prêt à parier qu’ils seront nombreux à ressentir un vrai plaisir à avoir été confronté à un livre exigeant… et cependant facile d’accès. »

Je crois que Songe à la douceur peut être l’ambassadeur de cette vision. Le livre tombe au bon moment, en un sens ; il peut faire partie de ceux qui donnent ses lettres de noblesse au rayon ado-adulte – comme l’avait fait Le Livre de Perle de Timothée de Fombelle11Gallimard jeunesse, 2014., par exemple. On l’a senti à la ferveur des libraires, dithyrambiques dès les premières pages lues. Pour l’instant, les premiers retours viennent de bons lecteurs ; nous verrons comment le recevront des lecteurs moins aguerris, mais je suis confiant. On peut aussi voir naître chez certains une fierté à sentir que le livre est tourné vers eux, sa stature de futur classique qui se démarque, qui compte. Même s’ils ne repèrent pas toutes les références à la poésie du XIXe ou à l’opéra, je suis convaincu qu’elles accompagnent leur lecture. Je suis prêt à parier qu’ils seront nombreux à ressentir un vrai plaisir à avoir été confronté à un livre exigeant… et cependant facile d’accès. Et de l’autre côté de la « frontière », des lecteurs habitués à ne lire que de la littérature générale se voient forcés d’admettre la puissance d’un livre pareil… Ils en sont les premiers surpris ! D’où le rôle d’ambassadeur de ce roman.

Propos recueillis par Morgane Vasta et mis en forme par la rédaction

Tibo Bérard

Après des études littéraires classiques, Tibo Bérard a travaillé comme assistant de rédaction pour le magazine Topo, du premier au dernier numéro paru. Il rencontre par la suite l’équipe de Sarbacane avec l’envie de « secouer » le monde du livre, en proposant aux jeunes – bien au-delà des questions de tranches d’âge – une « littérature non pas formatée à leur intention mais dont la modernité, l’inventivité, l’audace, entreraient en résonance avec eux ». La collection « Exprim' » fêtera ses sept ans en novembre, avec près de 70 titres publiés, dont une grande majorité de premiers romans et quelques beaux succès.

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Références