Posté le

Rencontre avec… Clémentine Beauvais

Clémentine Beauvais a écrit plusieurs romans dans la collection Exprim’ des éditions Sarbacane. Son dernier titre, Songe à la douceur, propose une forme ambitieuse inspirée d’une tendance anglo-saxonne, le novel in verse. Ecrit après le grand succès éditorial des Petites Reines, il est inspiré d’Eugène Onéguine1Roman en vers d’A. Pouchkine, paru entre 1825 et 1832. Eugène, riche héritier pétersbourgeois, éconduit la discrète Tatiana lorsqu’elle tombe amoureuse de lui, convaincu que son tempérament mélancolique l’empêcherait de rendre la jeune fille heureuse. Quelques années plus tard, il la retrouve et se prend à son tour de passion pour elle ; mais elle est désormais mariée et, bien que toujours amoureuse de lui, ne cédera pas à ses avances. Sur son blog, Clémentine propose de découvrir diverses adaptations de cette œuvre : http://clementinebleue.blogspot.fr/2016/08/oneguineries.html, un classique de la littérature et de l’opéra russe. Cet entretien, en écho avec l’échange avec Tibo Bérard, son éditeur, dévoile les dessous de ce projet littéraire d’envergure.

Morgane Vasta : Après Les Petites Reines, comment est né le projet Songe à la douceur ?

Clémentine Beauvais : La transition n’est pas très logique ! Je voulais un livre vraiment différent, pour qu’il ne soit pas comparé aux Petites Reines. J’avais l’idée d’une adaptation d’Eugène Onéguine depuis des années. Un soir, le premier chapitre m’est venu directement en vers libres. Le projet s’est vraiment débloqué quand je me suis mise à l’écrire, après avoir passé de nombreuses années à y réfléchir et à m’approprier l’histoire. J’étais vraiment obsédée par l’opéra, que j’ai vu des dizaines de fois.

MV : Vous disposiez donc d’une matière première que vous souhaitiez travailler pour la proposer aux adolescents.

CB : En découvrant Eugène Onéguine, j’avais été frappée par le fait que cette histoire d’un homme qui pense avoir tout vu alors qu’il est très jeune pouvait toucher les adolescents : une littérature de passion, de mort, de sentiments, d’aspiration, d’amour… Même si le personnage n’est pas adolescent dans la version originale, puisque l’adolescence est un concept changeant. Tatiana est happée dans ses livres, dans son histoire d’amour ; elle est bordée de rêves, de fantasmes, d’une intensité propre à l’adolescence. L’idée n’était pas du tout de présenter ce livre aux adolescents pour leur faire connaître un grand classique de la littérature russe.

Comme Les souffrances du jeune Werther2Roman épistolaire de Goethe, 1774., il s’agit d’un de ces romans publiés avant la littérature « pour » adolescents, mais qui en étaient déjà ! Bonjour tristesse, Le Blé en herbe, L’Attrape-cœur seraient aujourd’hui publiés chez Exprim’, chez Thierry Magnier ou dans une de nos collections pour adolescents contemporaines – et ce n’est pas une insulte ! Le projet n’était donc pas d’adapter Eugène Onéguine pour l’« enseigner » aux jeunes, mais plutôt de le reprendre parce qu’il s’y prêtait déjà.

MV : Votre roman est ce que l’on appelle un novel in verse ; pouvez-vous nous expliquer ce que c’est ?

CB : Je crois qu’on peut parler d’un genre maintenant, puisqu’il existe depuis quinze ans aux États-Unis et en Angleterre. Eugène Onéguine était déjà lui-même en vers, comme l’Iliade… La tendance a émergé dans les années 1990 et s’est surtout développée depuis 2000. Même s’il en existe de types différents, les histoires portent souvent sur des personnages historiques ou sur des questions politiques assez profondes – par exemple, actuellement beaucoup traitent de l’esclavage aux États-Unis. En Angleterre, Sarah Crossan, que j’apprécie beaucoup, en a publié plusieurs dont le dernier, One, vient de gagner le prix Carnegie – la plus grande distinction de littérature de jeunesse en Angleterre.

Quelque chose, dans l’adolescence, est très porté vers la poésie, qui est une forme d’esthétique pure sans être élitiste.

Le novel in verse n’est pas un genre marginal. Sans dire qu’il est populaire, il ne surprend plus. J’ai l’impression que ces romans gagnent de nombreux prix et plaisent beaucoup, notamment aux adolescents qui lisent peu. Ces titres se lisent facilement car on passe rapidement de page en page, de vers en vers sans que l’avancée ne se fasse au détriment d’une expérience esthétique. Ce sont des romans très métaphoriques. L’adolescence est la période durant laquelle j’ai lu le plus de poésie. Lorsque j’étais au collège, j’allais au cimetière de Montparnasse sur la tombe de Baudelaire qui est constamment couverte de petits mots arrachés à des cahiers ! Quelque chose, dans l’adolescence, est très porté vers la poésie, qui est une forme d’esthétique pure sans être élitiste. Il n’est donc pas étonnant que le roman en vers rencontre un grand succès aux États-Unis et en Angleterre.

MV : La construction formelle de Songe à la douceur s’éloigne de la composition plus rigide du roman de Pouchkine, avec des mots en cascades, alignés à gauche, à droite, centrés, chutant, déconstruisant les phrases pour les transformer parfois en calligrammes. Comment avez-vous pensé et écrit ce récit ?

CB : Il était évident que le roman ne serait pas en alexandrins. Il était amusant justement, de réserver ces formes extrêmement strictes pour les dialogues avec le directeur de thèse par exemple, ou pour le moment très classique de description de la personnalité d’Eugène. L’écriture a été un mélange de spontanéité et de travail, avec des enjambements, des espacements qui sont apparus d’eux-mêmes. Ensuite je reprenais le texte et retravaillais la mise en page pour pouvoir créer d’autres espacements ou les réduire si je trouvais le texte trop haché.

MV : Dans les remerciements de votre livre, vous mentionnez qu’« une poignée de jeunes gens ont lu Songe à la douceur avant qu’il soit fini. Des lectures incroyablement précises, émouvantes, constructives, qui ont donné lieu à tant de modifications, de réflexions, d’idées et d’évolution, qu’il serait impossible de dire que ce roman aurait pu s’écrire sans leur aide »3Citation des remerciements. . Pourquoi avoir eu besoin de faire participer le jeune public ?

CB : Je ne voulais pas qu’on vende le livre comme une histoire d’amour, car j’avais peur que cela déçoive les attentes de certains lecteurs. La romance en littérature pour adolescents est assez codifiée, or Songe à la douceur ne correspondait pas vraiment à ces codes. J’ai donc demandé à Tibo Bérard, mon éditeur, si l’on pouvait faire lire mon texte à des jeunes pour avoir leurs réactions et savoir comment, eux, feraient la promotion du livre. Tibo et Anaïs Malherbe, l’attachée de presse de Sarbacane, ont choisi un certain nombre de blogueurs, pas seulement des adolescents, dont les chroniques leur paraissaient particulièrement approfondies, et leur ont fait lire une version de travail très en amont, dans laquelle figuraient des passages qui ne sont plus dans le livre, et inversement. J’ai été soulagée de découvrir leurs commentaires, qui étaient plutôt positifs.

Alice, du blog Aldiaphora4https://aldiaphora.wordpress.com/, avait écrit dans sa chronique qu’elle avait été « prise » par les vers et avait ajouté : « je n’aurais pas été étonnée de voir apparaître un calligramme ». J’ai trouvé son idée très pertinente. Nous avons donc décidé que certains moments stratégiques joueraient sur la typographie et sur la mise en page.

MV : Vous ne faites pas partie de ces auteurs qui « ne pensent pas à leurs lecteurs en écrivant »…

CB : Tant mieux si les adultes me lisent, mais ils ne sont pas ma cible principale. Il m’importe de parler à des adolescents. Pour Songe à la douceur, la période de la vie que j’avais en tête est plus large que pour Les Petites Reines. J’incluais des gens de mon âge5Clémentine Beauvais est née en 1989., qui ont pu se poser les mêmes questions autour de la vingtaine – Eugène et Tatiana ont 24 et 27 ans. Je pense beaucoup aux lecteurs en me demandant s’ils seront intrigués, touchés, choqués…

Tant mieux si les adultes me lisent, mais ils ne sont pas ma cible principale.

Il y a un lectorat très féminin à prendre en compte. Ce qui ne revient pas à avoir un esprit commercial forcené : c’est vraiment une question littéraire de se demander pourquoi on écrit.

MV : Vous entretenez tout au long du récit une forme d’ambiguïté. D’un côté vous multipliez les références contemporaines (nous sommes en 2006 puis en 2016, on utilise Skype, les mails, les smiley, vous faites référence à la culture populaire), vous ancrez votre récit dans un lieu et un temps très précis. De l’autre côté, ce sentiment universel, intemporel, domine le roman, et on a l’impression que vous faites un pied de nez au lecteur avec une passion amoureuse, ses vertiges et ses envolées lyriques dans la plus pure tradition du roman du XVIIe. Cet amour aérien s’oppose, je trouve, à l’érotisme étouffant la jeune femme devenue adulte6« Pulsant, démangé, lascif, gluant, son corps lui échappait, se jetait en avant »..

CB : L’opposition entre ancien et nouveau était très importante dans le processus de création, puisque je faisais littéralement du nouveau avec de l’ancien et qu’il me fallait donc trouver les points de connexion. Certains étaient évidents, comme les sentiments qui ont finalement peu évolué depuis : l’amour, la mort, l’honneur. Le roman contenait une grande universalité, raison pour laquelle, je pense, cette histoire m’a attirée au départ. Je ne dirais pas que je fais un « pied de nez » à ces sentiments universels. La passion amoureuse est quand même décrite de manière honnête, sincère. Pour moi, une vérité de la passion amoureuse n’est pas seulement émotionnelle, mais aussi physique. Quand vous parlez d’érotisme de la jeune femme, je pense qu’il y a aussi un proto-érotisme de l’adolescente de 14 ans, décrit au début. Il est peut-être plus explicite au moment où elle devient adulte, mais dans les rêves et dans les fantasmes de Tatiana, elle se défend de le suivre. Elle refuse d’imaginer ce qu’il y a au bout du chemin. Ses fantasmes s’arrêtent au déshabillage et reprennent le matin. Ce refus d’imaginer trop de choses est très lié à la période qui suit la puberté et évidemment, à l’âge adulte, il n’a plus lieu d’être.

MV : Je pensais à l’opposition entre les rêveries « aériennes » et le « poids » de la chair…

CB : Pour moi, ce roman porte sur la rêverie et le fantasme puisqu’il y a peu d’action à part des rêves, des rêves, des rêves… La question de la passion est intemporelle, universelle, du moins dans l’intention, mais elle se heurte à des contraintes contemporaines. Dans la version originale, Tatiana est mariée. Comme dans La Princesse de Clèves, elle est folle amoureuse mais elle ne quitte pas son mari et ne le fera pas.

De tout temps, des obstacles se sont opposés à la passion ; s’ils changent, la passion, elle, reste un sentiment universel.

Il existe une notion de respect de la promesse faite à un autre, à soi-même et à la société. Cette vertu de Tatiana à la fin de l’opéra et du livre peut être exaspérante, surtout maintenant, mais elle a fait une promesse très forte qui engage plus qu’elle. Je voulais actualiser cette idée. Ce n’est pas vraiment un pied de nez à la passion traditionnelle qui est dépeinte, mais une « mise à jour » de l’engagement qu’une femme peut avoir maintenant par rapport à l’époque. Je suis personnellement tout à fait du côté de Tatiana, à la fin7Malgré la déclaration d’amour d’Eugène, et bien qu’elle soit elle aussi amoureuse, Tatiana décide de partir à San Francisco pour vivre son rêve et travailler au Musée d’Art Moderne.. C’est un engagement mais aussi une très forte question d’honneur et de sincérité. De tout temps, des obstacles se sont opposés à la passion ; s’ils changent, la passion, elle, reste un sentiment universel.

MV : L’essence du roman ne réside-t-elle pas là, dans cette opposition entre deux systèmes, deux mondes, celui de Lensky contre celui d’Eugène, l’idéalisme – territoire fantasmé de la fiction – contre le nihilisme – des personnages qui se heurtent à la puissance destructrice du réel ?

CB : Dans l’histoire originale, Lensky et Tatiana illustrent très bien ce côté fantasmé. Ils sont constamment entre deux mondes, ils ont du mal à voir les obstacles quand ils sont jeunes. Il existe une puissance destructrice du réel, seulement dans la mesure où l’on a fait des promesses et des choix. Le réel n’est pas un bulldozer toujours en butte avec nous : nous décidons de nous créer un réel qui empêche certains autres rêves d’exister. L’incapacité à prendre des décisions n’est pas due à la réalité qui nous veut du mal, mais à nos choix qui se substituent à d’autres. Il y a une dimension tragique du destin, mais il est aussi construit par nous et par d’autres autour de nous. C’est un compromis, une négociation, un accommodement avec le réel : il pourrait se passer quelque chose, simplement le bon réseau de choix n’est pas réuni. Le réel s’oppose-t-il au rêve ou n’est-il pas plutôt toujours tissé de réseaux de rêves, de fantasmes, et de choix ? Il n’est pas possible de vivre plusieurs vies à la fois, il faut choisir. Il me paraissait très important d’ajouter la prise de conscience de Tatiana que cette relation allait changer, que la passion n’allait pas demeurer pour toujours. Elle a acquis dans l’âge adulte une conscience que les états de fait n’en sont pas car ils évoluent toujours. La scène avec Olga et son mari a été ajoutée dans les toutes dernières semaines d’écriture avec Tibo, c’est lui qui me l’a suggérée. J’étais réticente au début et finalement je pense que cette scène est très importante : c’est elle qui révèle à Tatiana ce qu’elle n’a pas voulu voir avant, que toutes les passions sont pareilles d’une certaine manière. Après avoir été vécues, elles ne dureront pas toujours.

[…] quand les gens tombent amoureux, ils disent qu’ils ont l’impression d’être un adolescent, d’avoir 17 ans. Ce n’est pas qu’ils sont adolescents, c’est qu’ils sont amoureux !

MV : Une autre opposition apparaît dans le roman, entre l’adolescence (et cet absolu que vous avez si bien décrit dans un autre entretien8http://lesmondesdeclem.blogspot.fr/2016/04/quelle-differences-entre-la-litterature.html) et le monde des adultes.

CB : Oui, cet absolu de l’adolescence se perd et se retrouve. Je pense qu’on est adolescent à plein de moments différents de la vie. J’étais très peu « adolescente » de cette manière quand j’avais l’âge de l’être, j’étais très sérieuse – et pourtant je pense qu’on le redevient. C’est drôle, quand les gens tombent amoureux, ils disent qu’ils ont l’impression d’être un adolescent, d’avoir 17 ans. Ce n’est pas qu’ils sont adolescents, c’est qu’ils sont amoureux ! Cet état qu’on appelle l’adolescence est peut-être un état d’amour ou de ferveur intense qui peut revenir à de nombreux âges de la vie. S’il y a une part d’adolescence dans l’amour, c’est peut-être qu’il est intemporel, face au monde des adultes. Ce qui fait la différence, ce sont les choix qu’on a opérés, qui nous lient et nous enchaînent, d’une certaine manière, et qui définissent l’âge adulte.

MV : Comment définiriez-vous l’adolescence ?

CB : L’adolescence a de multiples définitions, sans qu’aucune ne soit tout à fait satisfaisante. Historiquement, c’est un concept du XXe siècle ; physiquement, c’est une étape juste après la puberté ; s’y ajoute le sens qu’on lui donne en général, entre le légal, le social et le politique, à peu près jusqu’à l’âge de 18-19 ans. Pour moi, ce qui qualifie l’adolescence, c’est quand même l’engagement à corps perdu dans des causes qui peuvent être passionnelles, amoureuses, politiques, esthétiques… Il y a un « sérieux » de l’adolescence.

MV : …auquel « le roman pour adolescents » ferait écho ?

CB : Oui, je pense que le roman pour adolescents a le désir de rendre cette passion. Quand je mentionne le « sérieux de l’adolescence », je l’entends dans le sens de Sartre : la personne sérieuse, qui trouve une cause à l’extérieur d’elle-même, qui tend vers un absolu, vers un universel, et qui se focalise dessus. Ce n’est pas un compliment chez Sartre, mais je pense qu’on peut tout de même jouer avec le concept pour dire qu’il y a une absence de relativisme dans l’adolescence. Le roman pour adolescent fait écho à cet absolutisme. Les ouvrages récents que j’ai lus traitent de quêtes absolues, d’amour passionnel, de la mort, de la vie. Le bon roman pour adolescents évoque rarement de petites questions ordinaires. Je fais souvent cette blague, mais ce ne sont pas des sujets de « crise de la cinquantaine » !

Propos recueillis par Morgane Vasta et mis en forme par la rédaction

Clémentine Beauvais

Clémentine Beauvais est enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation à l’université de York (Grande-Bretagne), et auteur jeunesse en français (Les petites reines, La louve, Songe à la douceur) et en anglais.

Retrouvez tous les entretiens

Références

  • 1
    Roman en vers d’A. Pouchkine, paru entre 1825 et 1832. Eugène, riche héritier pétersbourgeois, éconduit la discrète Tatiana lorsqu’elle tombe amoureuse de lui, convaincu que son tempérament mélancolique l’empêcherait de rendre la jeune fille heureuse. Quelques années plus tard, il la retrouve et se prend à son tour de passion pour elle ; mais elle est désormais mariée et, bien que toujours amoureuse de lui, ne cédera pas à ses avances. Sur son blog, Clémentine propose de découvrir diverses adaptations de cette œuvre : http://clementinebleue.blogspot.fr/2016/08/oneguineries.html
  • 2
    Roman épistolaire de Goethe, 1774.
  • 3
    Citation des remerciements.
  • 4
  • 5
    Clémentine Beauvais est née en 1989.
  • 6
    « Pulsant, démangé, lascif, gluant, son corps lui échappait, se jetait en avant ».
  • 7
    Malgré la déclaration d’amour d’Eugène, et bien qu’elle soit elle aussi amoureuse, Tatiana décide de partir à San Francisco pour vivre son rêve et travailler au Musée d’Art Moderne.
  • 8