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Sociabilité des adolescents dans les MMORPG

Dans leurs pratiques des MMORPG1Massive multiplayer online role-playing., les adolescents sont amenés à côtoyer des joueurs d’âges et d’origines sociales variés. Quels rapports s’établissent entre les individus dans l’espace du jeu, qui permet de camoufler son identité derrière un avatar ?

Marieke Mille : La notion d’âge intervient-elle dans les rapports entre les adolescents et les autres utilisateurs des jeux en ligne ?

Vincent Berry : Les enquêtes que j’ai menées m’ont permis de voir que les adolescents − comme les adultes − reconstruisaient partiellement leurs identités dans les jeux vidéo connectés, ou du moins en atténuaient ou en développaient certains aspects. La représentation graphique et l’absence du corps, propres aux jeux étudiés, permettent aux plus jeunes de jouer avec des adultes sans nécessairement se trahir. Ce constat renvoie à l’idée que l’adolescence, tout comme la notion d’adulte, est une construction sociale, voire un rôle social auquel les individus sont assignés, qui peut partiellement se transformer dans les mondes numériques. Les guildes de joueurs en ligne présentent une grande diversité sociale et la notion d’âge tend ainsi à s’effacer. Par exemple, j’ai interrogé un garçon de 12 ans, chef de guilde. Lorsque les joueurs se sont rencontrés, ils ont été très étonnés de voir arriver un adolescent. Évidemment, il s’agit d’un cas à part, rare. La question de l’âge dans les mondes numériques est complexe ; elle peut se modifier, mais l’identité sociale ne disparaît jamais totalement. Les références, le langage ou l’humour, sont des marqueurs qui indiquent un âge, un genre, une catégorie sociale, que les joueurs utilisent pour imaginer l’autre.

MM : Ces marqueurs freinent-ils la compréhension entre les jeunes et les adultes ?

VB : Une incompréhension existe, mais elle n’est pas plus accentuée que celle qui s’immisce parfois entre les adultes.

Au fond, dans les MMORPG, c’est moins l’homophilie2Entendue en sociologie comme la probabilité statistique de fréquenter des gens du même âge ou du même milieu que soi. qui est recherchée, qu’une « ludophilie » commune, c’est-à-dire la recherche d’une expérience de jeu partagée, peu importe l’âge, le genre ou le milieu social.

Plus que l’âge des joueurs, leurs manières de jouer créent des dissensions lorsqu’elles diffèrent. L’association entre joueurs ne naît pas tant d’un sentiment d’appartenance à un même âge ou à un même milieu social que de la nécessité d’avoir un partenaire qui « joue bien ». Les conflits vont plutôt intervenir entre la petite proportion d’adolescents compétitifs et les adultes qui cherchent davantage à incarner un personnage. Les différents sont donc liés aux cultures ludiques de chacun, celles des adultes se référant aux jeux de rôle des années 1980. L’utilisation du terme « jeu de rôle » crée ainsi un malentendu entre les joueurs : pour les adolescents, il renvoie à Zelda, alors que les plus âgés pensent à Donjons et Dragons.

MM : Comment s’exprime cette culture ludique ?

VB : Derrière les cultures ludiques, il existe des habitus de jeu : des façons de jouer, des goûts et des préférences pour un aspect ou un autre du jeu, ou pour telle ou telle façon de le pratiquer. Cet habitus se manifeste particulièrement autour des notions de fairplay. Voir d’autres joueurs tuer un ennemi dans le dos va déplaire à ceux qui prônent le combat égalitaire. De la même manière, les insultes qui s’échangent entre certains joueurs, sous couvert d’humour ou comme « joute verbale » pour provoquer les ennemis, rencontrent des réactions très controversées dans le jeu. On retrouve également cette séparation dans le rapport à l’orthographe à laquelle les individus accordent plus ou moins d’attention selon leur milieu social ou leur âge. Ce sont à la fois des dispositions sociales qui expliquent ces goûts ou ces aversions, mais aussi l’expérience ludique des joueurs, leur connaissance du jeu, leurs habitudes.

MM : Un rapport social se reproduit-il néanmoins dans l’univers du jeu ?

VB : L’univers virtuel, et les communautés qui le composent, se constituent hors des lois sociales. Dans cette sphère, les règles qui président au regroupement dans la vie sont mises entre parenthèses. Cependant, elles reprennent le dessus dès qu’il est question d’amitié en dehors du jeu. Plus de la moitié des joueurs se rencontrent en effet « IRL »3 In Real Life, « dans la vraie vie »., selon différentes logiques. Certains se connaissent déjà avant de jouer ensemble, alors que d’autres entrent en contact dans le monde virtuel. Lorsqu’une amitié numérique se développe dans l’espace physique, on retrouve alors une homophilie très forte. A l’inverse, lorsque la sociabilité réelle se prolonge dans le jeu, elle gagne souvent en qualité. Des collègues de travail, par exemple, vont découvrir leurs collaborateurs sous un jour nouveau. Souvent, le support ludique permet une sociabilité forte qui renvoie en fait à sa fonction sociale classique, celle que décrit Philippe Ariès à propos des sociabilités rurales : entretenir, éprouver, maintenir des sociabilités et des solidarités4Philippe Ariès, « Du sérieux au frivole », in Les Jeux de la Renaissance, ouvrage dirigé par Philippe Ariès et Jean-Claude Margolin, Vrin, 1982..

MM : Vous comparez dans votre travail5« Communautés et mondes virtuels : entre sociabilité ludique, agrégation homogène et carnaval », Mana : revue de sociologie et d’anthropologie, n° 16, 2009, p. 215-233. les sociabilités en ligne au carnaval, sur quels ressorts se rapprochent-t-ils ?

VB : Ce qui m’est apparu comme tout à fait frappant, c’est l’utilisation aussi bien par les jeunes joueurs que par les plus anciens, du terme « délire », « délirer ». En dehors des pratiques prescrites par le jeu (développer un avatar, acquérir des biens, explorer un monde, tuer des monstres), certains joueurs ont plaisir, à travers leurs personnages, à faire des plaisanteries, plus ou moins graveleuses, à se lancer « des vannes », à rire, à danser. En somme, si on analyse ces pratiques au regard de l’histoire du carnaval proposée par Mikhaël Bakhtine 6L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1970., on retrouve des formes très anciennes de fêtes populaires comme le carnaval, la fête des sots ou la fête des fous. Il s’agit de formes profondes de catharsis, de mise entre parenthèses des règles et des conventions sociales, au profit d’une inversion des normes : les joueurs changent de genre ; le grossier est d’une certaine façon valorisé ; l’insulte a un autre sens, etc. Là encore, ces pratiques ne sont pas partagées par tous, elles varient selon les joueurs, leur milieu social et surtout leur culture ludique. Mais il est apparu, au travers de l’observation des pratiques et de l’analyse des discours des personnes interrogées, que le carnaval était bien présent. Le personnage de jeu vidéo est un masque, un costume qui permet l’expression, le temps du jeu, d’un autre « soi ».

Propos recueillis et mis en forme par Marieke Mille, article paru dans la revue Lecture Jeune 149 (mars 2014)

Principales publications de Vincent Berry

  • L’expérience virtuelle : jouer, vivre, apprendre dans un jeu vidéo, Presses Universitaires de Rennes, 2012.
  • « Du jouet au jeu vidéo et réciproquement », in Des jouets et des Hommes, ouvrage dirigé par Dorothée Charles et Bruno Girveau, éditions de la RMN/Grand Palais/musée des Arts décoratifs, 2011.
  • « Sociologies des MMORPG et profils de joueurs : pour une théorie sociale de l’activité (vidéo)ludique », Revue des Sciences Sociales, n° 45, 2011.
  • « Communautés et mondes virtuels : entre sociabilité ludique, agrégation homogène et carnaval », Mana : revue de sociologie et d’anthropologie, n° 16, 2009, p. 215-233.
  • « Loisirs numériques et communautés virtuelles : des espaces d’apprentissage ? », in Apprendre de la vie quotidienne, ouvrage dirigé par Gilles Brougère et Anne-Lise Ulmann, Presses Universitaires de France, 2009, p. 143-153.
  • « De Pong à World of Warcraft : construction et circulation de la culture (vidéo)ludique », in La Ronde des jeux et des jouets, Gilles Brougère, Autrement, 2008, p. 22-42.
  • « Les guildes joueurs dans l’univers de Dark Age of Camelot : apprentissages et transmissions de savoirs dans un monde virtuel », Revue Française de Pédagogie, n° 160, 2007, p. 75-86.

Vincent Berry

Maître de conférences à l’université Paris-13, Vincent Berry est membre de l’équipe de recherche « Loisirs, jeux et objets culturels de l’enfance » au sein du laboratoire EXPERICE.

Ses travaux analysent l’évolution du jeu, des joueurs, de la culture ludique contemporaine (jouet, jeu de société, jeux vidéo, jeux de rôle, etc.). En attachant une attention toute particulière à la notion d’expérience, il étudie les relations entre jeux, loisirs et apprentissages.

Il est l’auteur d’une enquête sociologique sur la pratique des MMORPG, publiée en 2012 aux Presses Universitaire de Rennes : L’expérience Virtuelle : jouer, vivre, apprendre dans un jeu vidéo.

Références

  • 1
    Massive multiplayer online role-playing.
  • 2
    Entendue en sociologie comme la probabilité statistique de fréquenter des gens du même âge ou du même milieu que soi.
  • 3
    In Real Life, « dans la vraie vie ».
  • 4
    Philippe Ariès, « Du sérieux au frivole », in Les Jeux de la Renaissance, ouvrage dirigé par Philippe Ariès et Jean-Claude Margolin, Vrin, 1982.
  • 5
    « Communautés et mondes virtuels : entre sociabilité ludique, agrégation homogène et carnaval », Mana : revue de sociologie et d’anthropologie, n° 16, 2009, p. 215-233.
  • 6
    L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1970.