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« Tous les adolescents sont en marge »

Charlotte Bousquet est une auteure éclectique, prolifique et engagée. Ses bandes dessinées publiées chez Gulf Stream, qui oscillent parfois entre fiction et documentaire, mettent en scène des personnages en difficulté, marginalisés par leurs pairs, par leur famille ou par la société.

La notion de marge est mouvante et complexe. Sont en marge non seulement des enfants qui enfreignent les lois d’un pays, mais aussi ceux qui ne respectent pas les lois sociales en vigueur à une certaine époque, alors même qu’ils n’ont commis aucun acte de délinquance. Or, selon les périodes, ces règles sociales peuvent varier. Véronique Blanchard, Lecture Jeune n°164, « Jeunes en marge », 2017.

Christelle Gombert : Vous publiez en janvier 2018 une nouvelle bande dessinée, Barricades1C. Bousquet, S. Rubini, Gulf Stream, 2018. , qui a pour héroïne une adolescente transgenre. Tous vos ouvrages publiés dans la collection « Les Graphiques », chez Gulf Stream, abordent une thématique particulière, comme le harcèlement, l’IVG ou encore le suicide. D’après la définition que Véronique Blanchard donne de la marge, peut-on considérer que les personnages de vos romans graphiques sont marginaux ?

Charlotte Bousquet : Oui, pour la plupart. Chloé, dans Bulles & Blues2C. Bousquet, S. Rubini, Gulf Stream, 2015. , est en marge dans sa propre famille parce qu’elle ne correspond pas aux normes, à ce que ses parents attendent d’elle. C’est une jeune fille drôle, qui dessine, qui n’est pas très adaptée au système scolaire, au sein d’une société qui met en valeur les performances. Mais pour moi, tous les adolescents sont en marge, d’une manière ou d’une autre – même ceux qui sont intégrés. Lorsqu’on grandit, lorsqu’on se construit, on est en marge car on a envie d’être différent, de ne pas être conforme aux autres. Les frontières entre conformité et marginalité sont floues, et il me semble que cela est inhérent à la construction de la personnalité à l’adolescence.

CG : Vos romans graphiques oscillent parfois entre la fiction et le documentaire. Vous écrivez par exemple, dans Barricades, cette note de bas de page : « lorsqu’une personne, quel que soit son âge, décide d’effectuer sa transition3Processus médical qui consiste à changer de sexe (ndlr). , mieux vaut se renseigner auparavant auprès d’associations comme l’ANT4Association Nationale Transgenre (ndlr). qui peuvent l’accompagner en lui évitant de tomber dans le piège de procédures médicales et juridiques souvent lentes ». Pourquoi avez-vous choisi de passer par la fiction plutôt que par le documentaire pour aborder ce sujet ?

CB : La fiction était à mes yeux la manière la plus adéquate de traiter le thème de la transition. Je voulais écrire une histoire positive sur le sujet, car c’est plutôt rare – le film Tomboy5C. Sciamma, 2011. , par exemple, était très glauque… Aujourd’hui, les personnes transgenres sont moins marginalisées, mieux acceptées qu’avant, même si cela reste hélas très difficile. Mais je voulais aussi montrer qu’il est possible que les choses se passent bien, notamment avec la famille. En tant qu’auteure de fiction, je suis tout à fait capable de me mettre dans la peau de quelqu’un, mais n’étant pas transgenre moi-même, je ne me serais peut-être pas sentie suffisamment légitime pour écrire un documentaire. Je ne suis pas non plus suffisamment renseignée sur les dernières avancées législatives dans chaque pays, par exemple. Alors qu’adopter le point de vue de quelqu’un d’autre et raconter son histoire, c’est un des rôles de l’auteur.

CG : Comment construisez-vous ces bandes dessinées ? Partez-vous de la problématique centrale pour bâtir un récit autour, ou prenez-vous un personnage comme point de départ ?

CB : Toute la collection « Les Graphiques » est issue d’une nouvelle que j’avais écrite, qui est par la suite devenue l’histoire de Rouge Tagada6C. Bousquet, S. Rubini, Gulf Stream, 2013. . Elle racontait la découverte par une jeune fille de son homosexualité et de son amour pour sa meilleure amie. Quand j’ai fait lire le texte à l’illustratrice Stéphanie Rubini, elle a proposé que nous travaillions ensemble à partir de cette nouvelle. Puis nous avons apporté le projet aux éditions Gulf Stream, qui ont immédiatement pensé à en faire une bande dessinée, alors que ni Stéphanie ni moi n’avions jamais travaillé sur ce média…
Stéphanie a commencé par dessiner une photo de classe de 4e qui représentait des ados d’aujourd’hui, mais qui nous faisait bien sûr penser à nos propres souvenirs de collège. En regardant ce dessin, des sujets ont émergé, notamment celui du harcèlement. J’ai été harcelée lorsque j’étais adolescente, et bien que j’aie longtemps eu du mal à en parler, c’était un thème qui me tenait à cœur. Ensuite, de nos différentes discussions sont issues les autres problématiques que nous voulions aborder.

CG : Vous partez donc, pour chaque roman graphique, d’un personnage de cette photo de classe ?

CB : Cela a en effet été le cas pour la série qui se déroule au collège. Pour les titres plus récents, qui se situent au lycée, c’est l’illustrateur Jaypee qui a pris le relais. Le principe est le même, mais cette fois il s’agit d’une fête lors d’une soirée plutôt que d’une photo de classe, puisque les protagonistes sont en classe de 1re. Dès que Jaypee a dessiné cette fête et ses personnages, j’ai repéré Sam, l’héroïne de Barricades, et j’ai su que je devais raconter son histoire.

CG : Quelle réflexion menez-vous pour contourner certains écueils dans la représentation d’adolescents en marge, comme la caricature ou le mélodrame ?

CB : Avec Stéphanie, pour parler du harcèlement, nous avons souhaité éviter le cliché de la personne en surpoids, ou au contraire du petit maigrichon… Nous avons voulu un personnage le plus « neutre » possible : Léa est mignonne, elle est rousse – ce qui pour nous n’avait rien de péjoratif mais que d’autres utilisent contre elle dans le texte –, c’est une fille sympathique, sans problèmes particuliers. Avoir de l’empathie pour ses personnages et respecter leur propre logique interne permet de ne pas tomber dans les stéréotypes. Par exemple, dans mon roman Là où tombent les anges7C. Bousquet, Gulf Stream, 2015. , Solange est passive face à ceux qui l’agressent. Pourquoi est-ce qu’elle ne réagit pas ? En tant que Charlotte Bousquet, j’ai envie de lui dire de bouger, mais si je me mets à sa place, je comprends que cette femme battue est enfermée dans un carcan qui l’empêche de décider, du jour au lendemain, qu’elle va tout envoyer promener ou faire une révolution. Si je lui applique ma propre logique, elle n’est plus crédible et ressemble à une caricature.

CG : Faites-vous des recherches préalables ou des observations de terrain pour chaque sujet que vous abordez ?

CB :Pour écrire Mots rumeurs, mots cutter8C. Bousquet, S. Rubini, Gulf Stream, 2014. , j’ai visité des forums ou des espaces de témoignages en ligne. Ce n’est qu’après la parution que j’ai rencontré de très nombreux jeunes, y compris dans des maisons d’adolescents, pour parler du harcèlement que j’avais moi-même subi. Pour Barricades, je me suis appuyée sur l’expérience de l’une de mes meilleures amies, qui est transgenre.

CG : Pensez-vous qu’il existe un risque, dès lors que l’on souhaite transmettre des valeurs comme la tolérance à travers un livre, d’instrumentaliser la littérature au profit d’un discours moral ?

CB : Je déteste lorsqu’on me demande : « quel message voulez-vous faire passer ? ». Je suis là pour poser des questions et raconter des histoires. Évidemment, je ne suis pas neutre. Quand on écrit sur les transitions, sur l’homosexualité, sur les manifestations, sur les politiques, sur l’écologie, les lecteurs peuvent comprendre que, globalement, je suis quand même quelqu’un d’assez engagé ! Mais ensuite, une fois que le roman est paru, il ne nous appartient plus. Je suis très heureuse que Mots rumeurs, mots cutter serve de support pédagogique pour parler du harcèlement, mais ce n’était pas son but premier. Les romans et la manière dont ils sont utilisés nous échappent.

CG : Le sujet des jeunes transgenres est plutôt à la mode en ce moment : George9A. Gino, l’école des loisirs, 2017. , Normal(e)10L. Williamson, Hachette Jeunesse, 2017. , Opération pantalon11C. Clarke, Robert Laffont, 2017. ou encore Les Porteurs12C. Kueva, Thierry Magnier, 2017. ont été publiés en 2017. Aviez-vous connaissance de ces publications quand vous avez écrit Barricades ?

CB : Pas du tout, parce que j’ai rédigé ce texte en 2016. J’avais déjà écrit sur le même sujet Si j’étais un rêve13C. Bousquet, Flammarion Jeunesse, 2015. , à propos de quelqu’un qui n’a pas encore décidé de faire cette transition.

CG : Votre livre est en effet le seul, parmi ceux que j’ai cités, qui mette en scène un personnage ayant déjà entrepris sa transition. Était-ce un élément important pour vous ?

CB : Je voulais parler de la transformation du corps quand on commence à prendre des hormones pour devenir une fille. Le travail de Jaypee a été de montrer à travers ses dessins l’évolution de Sam vers plus de féminité, par petites touches, tout au long des 4 ou 5 mois pendant lesquels se déroule l’intrigue.

CG : Dans Barricades, Sam se situe dans une marge différente de celle évoquée plus tôt : elle ne transgresse pas de règle sociale explicite, mais son corps n’est pas en phase avec une certaine norme. Sam est traitée de « freak », de monstre, et assimilée ainsi à un être en marge de l’humanité, parce que son corps n’est pas encore tout à fait féminin, mais plus totalement masculin.

CB : Lorsque mon amie a effectué sa transition, elle a été insultée, des gens lui ont dit qu’elle devait être gazée… Je trouve absolument terrible qu’on ne puisse pas exister en tant que personne, juste parce que d’autres ne supportent pas qu’on leur renvoie une image de ce qu’ils ne veulent pas être.
Mais heureusement, les choses changent. Et en littérature jeunesse également. Des personnages qui étaient en marge, les gays par exemple, sont de plus en plus intégrés à la narration de la même manière que les autres protagonistes. Il y a quelques années, j’avais proposé un manuscrit à un éditeur, qui m’a demandé : « Tu es sûre qu’il faut que l’héroïne soit lesbienne ? Parce que ce n’est pas le sujet du roman… ». Eh bien non, ce n’était pas le sujet, justement ! Et alors ? Je pense qu’aujourd’hui, cette question n’est presque plus posée par les éditeurs jeunesse.

Entretien avec Charlotte Bousquet

Propos recueillis et mis en forme par Christelle Gombert

(Extraits de la table ronde de Lecture Jeunesse, menée lors du Salon du Livre et de la Presse Jeunesse 2017)


Retrouvez notre n°164 Jeunes en marge

Retrouvez tous les entretiens

Charlotte Bousquet

Philosophe de formation, Charlotte Bousquet a publié une quarantaine de titres pour adultes et adolescents. Auteure éclectique, elle est aussi à l’aise dans les genres de l’imaginaire que dans la fiction historique, le roman graphique ou le récit contemporain. Ses textes, sincères, engagés, ont été récompensés par de nombreux prix. Parmi ses dernières publications jeunesse : Le Jour où je suis partie (Flammarion), Celle qui venait des plaines (Gulf Stream Éditeur) et Barricades (Gulf Stream Éditeur), le roman graphique présenté lors de cette table ronde.

Références

  • 1
    C. Bousquet, S. Rubini, Gulf Stream, 2018.
  • 2
    C. Bousquet, S. Rubini, Gulf Stream, 2015.
  • 3
    Processus médical qui consiste à changer de sexe (ndlr).
  • 4
    Association Nationale Transgenre (ndlr).
  • 5
    C. Sciamma, 2011.
  • 6
    C. Bousquet, S. Rubini, Gulf Stream, 2013.
  • 7
    C. Bousquet, Gulf Stream, 2015.
  • 8
    C. Bousquet, S. Rubini, Gulf Stream, 2014.
  • 9
    A. Gino, l’école des loisirs, 2017.
  • 10
    L. Williamson, Hachette Jeunesse, 2017.
  • 11
    C. Clarke, Robert Laffont, 2017.
  • 12
    C. Kueva, Thierry Magnier, 2017.
  • 13
    C. Bousquet, Flammarion Jeunesse, 2015.