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L'adolescence à l'épreuve du virtuel : entre construction identitaire et excès

Si la lecture sur écran sollicite de nouvelles compétences, les réseaux sociaux engendrent également des modifications dans la construction identitaire des adolescents. Comme le souligne Michael Stora, les jeunes internautes transforment les images, endossent des rôles – sous la forme d’avatars ou de pseudos – et se confrontent à leurs pairs dans les jeux vidéo. Une inquiétude peut émerger lorsque ces univers numériques ou autres mondes persistants permettent d’éviter la confrontation au réel avec toutes les désillusions qu’il comporte.

Sonia de Leusse-Le Guillou : Qu’est-ce qui, selon vous, caractériserait le rapport des adolescents au numérique ?

Michael Stora : Les 15 -25 ont quasiment tous abandonné la télévision du salon pour l’écran d’ordinateur dans leur chambre : la question du fossé générationnel se joue concrètement autour des écrans, même si, paradoxalement, les adultes passent beaucoup plus de temps devant l’ordinateur chaque jour. Pour moi, qui travaille depuis plus de 10 ans sur les phénomènes numériques, cette culture est une forme de contre-culture de l’image idéale et « vraie » de la télévision. Les digital natives ont une capacité à manipuler des avatars, à jouer avec des images comme avec n’importe quel objet (ils se jouent des images comme elles peuvent se jouer d’eux). On pourrait parler d’une culture du « bal masqué » dans laquelle domine l’idée d’avoir la mainmise sur un monde qui d’habitude leur échappe. Un enjeu de maîtrise évident se manifeste quand on tient une souris, une tablette tactile ou une manette : la main serait la métaphore du Moi qui tente de serrer le monde dans son poing fermé.

SLG : Qu’est-ce qui vous semble intéressant dans la pratique d’Internet des jeunes ?

MS : Les adolescents vont utiliser les réseaux sociaux et les blogs comme un espace de construction identitaire – parfois avec un risque d’addiction ou de cyberdépendance. Plus les médias, les parents diabolisent les jeux vidéo et les réseaux sociaux, plus les adolescents s’attachent à cette culture qui devient pour eux un espace de transgression.

SLG : Est-ce à dire que les adolescents se rebellent désormais en ligne ?

MS : La crise d’adolescence actuelle est de plus en plus virtuelle. L’adolescent ne veut plus prendre le risque de sortir du corps de la maison. Il s’enferme dans sa chambre pour s’ouvrir sur le monde à l’aide de l’ordinateur ; il exprime sa rage sur les écrans, alors que, paradoxalement, l’accès à Internet ou à certains jeux vidéo est financé par les parents. On en vient alors à se demander si cette crise d’adolescence virtuelle n’est pas qu’un ersatz de crise.

SLG : Comment décririez-vous la parentalité ? A-t-elle évolué ?

MS : La parentalité a changé : les parents ne tiennent pas toujours le rôle d’un Surmoi clair et constitutif. On peut observer une parentalité plus fragile qui a basculé du côté de l’idéal du Moi. Par exemple, dans La Promesse de l’aube de Romain Gary, la mère élève le héros avec l’idée qu’il sera guerrier, homme politique et écrivain. En effet, il devient les trois ! Les adolescents sont comme une forme de prolongation narcissique des idéaux parentaux. Or, l’idéal est finalement beaucoup plus tyrannique qu’une autorité claire. L’enfant devient une sorte d’image à investir, aussi le fameux stade du miroir1Entre 6 et 18 mois, pour Lacan, l’enfant se constitue comme « je » face à l’Autre. L’enfant se découvre à travers le miroir auquel il est présenté dans les bras de ses parents. C’est donc par le dire et le regard de ceux-ci que le sujet conçoit son unité. décrit par Lacan s’en trouve-t-il modifié.

SLG : Y-a-t-il une spécificité de cette jeune génération ?

MS : Nous avons affaire à une génération de héros aux ambitions grandioses qui existent même dans le monde des entreprises : les trentenaires qui arrivent diplômés sur le marché du travail ne supportent plus le rapport hiérarchique habituel et tentent de le remettre en question.

La crise d’adolescence actuelle est de plus en plus virtuelle. L’adolescent ne veut plus prendre le risque de sortir du corps de la maison.

SLG : Si les adolescents se jouent des images, comment se manifeste leur capacité de distanciation ?

MS : Lorsqu’on surfe sur Internet, on peut mesurer l’importance du second degré. C’est ce que l’on appelle la « culture du fake ». Le mensonge que l’on répand sur la toile contient souvent une forme de vérité. En voici un exemple. Je dirige depuis cinq ans la cellule psychologique de la plateforme de blogs Skyrock.com2Il y a près de 34 millions de blogs – beaucoup moins depuis l’arrivée de Facebook– sur cette plateforme. Le service de modération m’envoie l’adresse de certains adolescents qui expriment leurs souffrances, leurs désirs d’en finir avec la vie (scarifications, anorexie…). À travers ce signalement, je rentre en contact avec les adolescents par mail et les interroge pour les aider, les orienter vers des structures de soins. Dans certains cas urgents, on récupère l’adresse de l’adolescent grâce à son IP puis on envoie les cyber-gendarmes chez lui. Aucun réseau social ne fait un tel travail de modération psychologique.. Le service de modération m’avait transféré un lien vers le blog d’une adolescente qui exprimait son envie de mourir avec une force littéraire impressionnante. Je lui ai envoyé un mail en lui demandant ce qui l’avait poussée à écrire ce texte. Sa réponse commençait par deux accents circonflexes – qui chez les adolescents expriment le second degré (^^) – et me précisait de ne pas m’inquiéter : « avec cet article, j’ai eu 400 commentaires et 3 000 clics. D’ailleurs, j’ai trois autres blogs ». Dans la « culture du fake », la souffrance peut être réelle. La blogueuse s’est servie de la créativité de l’écriture pour la sublimer avec un talent littéraire certain. Elle a également utilisé des images et des photographies, modifiées avec Photoshop qui permet de travailler cette mise en scène de soi. Je suis allée voir ses autres blogs. L’un était plutôt obscur et triste. Un autre traitait de la sexualité3On y trouvait une mise en page rose, des questions sur le sexe et une mise en scène de soi qui pouvaient choquer : la fille s’était prise en photo en plongée pour dévoiler sa poitrine naissante.. En dépit d’une tonalité plutôt comique, le troisième, plus édulcoré, n’offrait rien de franchement créatif (photos de son chien, de sa famille)4 Il s’agissait sans doute de celui que l’on montre à ses parents.. Enfin, le dernier type de blog (plus généralement masculin) est celui à vocation de fan (autour d’un film, d’un groupe…).

SLG : Tout devient donc signifiant dans ces jeux d’identité virtuels ?

MS : Oui, on peut vraiment reprendre l’analogie avec le « bal masqué » que j’avais évoquée, et qui reste pertinente quand on observe les sites de rencontres tels que Meetic. Les internautes s’autorisent à être un autre. Par exemple, une fille un peu timide va s’appeler « pétillante75 » ! Les adolescents jouent beaucoup sur cette question du masque. Comme le dit Oscar Wilde : « j’en saurais plus lorsque tu portes ton masque que lorsque tu l’enlèves ». Le choix du masque en lui-même est très révélateur. Nous sommes dans une ère du jeu, nécessaire à la construction psychique. Il s’agit d’un espace de récréation dans l’idée d’une recréation des frustrations et tensions, que nous, adultes, pouvons ressentir.

SLG : Le blog (aujourd’hui en perte de vitesse) serait un espace de construction de soi expérimental ?

MS : L’adolescent est un être particulier, à multiples facettes. Il doit vérifier que chacune est compatible avec le reste du monde. Le blog devient un moyen d’exposer ses facettes et de vérifier laquelle remporte l’adhésion. C’est une sorte de laboratoire de la quête identitaire qui permet de mettre en scène ses multiples personnalités que les clics et les commentaires viennent confirmer ou infirmer. Des blogs aux réseaux sociaux, ces espaces révèlent également des facettes qu’un individu ne veut pas forcément montrer mais expose presque malgré lui. La réalité virtuelle ressemble à la réalité psychique : une part de l’inconscient se met en scène alors qu’on est dans la culture du secret et de la honte, notamment en France.

L’adolescent est un être particulier, à multiples facettes. Il doit vérifier que chacune est compatible avec le reste du monde. Le blog devient un moyen d’exposer ses facettes et de vérifier laquelle remporte l’adhésion.

SLG : Les médias ou les parents expriment encore régulièrement leurs craintes face aux pratiques numériques des jeunes. Les partagez-vous ?

MS : Philippe Gutton, spécialiste de l’adolescence, parle de la création comme processus adolescent. Pour valoriser ce phénomène, nous avons créé avec Marie-Rose Moro5Marie Rose Moro est psychiatre pour enfants et adolescents, psychanalyste, docteur en médecine et en sciences humaines. De formation philosophique, elle est aussi écrivaine. C’est la chef de file actuelle de l’ethnopsychanalyse et de la psychiatrie transculturelle en France. un atelier blog à la Maison des Adolescents. J’imposais 10 articles et laissait libre le dernier. Alors qu’il rédigeait son texte sur le thème de l’amour, un adolescent est venu me voir pour demander en quelle couleur et dans quelle police écrire le mot « amour ». Pour des jeunes, c’est un choix crucial : la forme donne du poids au monde. Facebook a appauvri ce processus créatif mais je perçois cependant un élément positif : les adolescents se bercent moins d’illusions que leurs parents. Les familiers de Photoshop, par exemple, savent que le monde lisse et brillant des programmes publicitaires est faux, mensonger. Les jeunes ont un rapport aux images bien plus lucide que les adultes. La crainte que je pourrais exprimer, en tant que clinicien, serait celle des no-life, ceux qui tentent d’éviter à tout prix le réel pour s’enfermer et ne vivre que dans le virtuel.

SLG : Comment expliquez-vous ce rejet du monde « réel » par les no-life ?

MS : J’ai reçu pendant 6 ans 200 jeunes de 15 à 25 ans, en majorité des garçons – sauf une fille –, souvent déscolarisés, qui passaient leur temps à incarner un elfe ou un troll dans World of Warcraft et préféraient le combat virtuel à celui, trop coûteux, de la réalité. Ce jeu, très esthétique est aussi addictif, mais pas dans le mauvais sens du terme. Il s’agit d’un monde sans fin, qu’on ne peut pas terminer. De plus en plus de jeunes sont pris dans une quête de l’idéal, de la performance… Qu’en est-il lorsque tout d’un coup, ces enfants « idéaux » sont confrontés à l’échec scolaire ? Ce choc se produit souvent vers la 5e/4e ou la 3e. La chute des notes peut être désastreuse pour l’enfant car celles-ci correspondent souvent à un enjeu d’amour – d’où le sentiment d’un effondrement total lorsqu’elles diminuent. Or, les jeunes peuvent trouver dans ces mondes virtuels une quête commune possible à continuer quoi qu’il arrive.

SLG : Qu’est-ce qui explique l’attachement très fort de ces jeunes aux jeux vidéo ?

MS : Dans la réalité, les adolescents sont perturbés par l’idée que l’autre puisse être un ennemi. Reprenons l’exemple de World of Warcraft. Nous sommes face à un monde manichéen très clair : on identifie facilement gentils ou méchants. La question de l’ambivalence semble évacuée. Des guildes se constituent, qui réunissent jusqu’à 50 ou 60 joueurs, avec une organisation militaire très structurée (officiers, sous-officiers…). Il faut présenter un CV et une lettre de motivation pour y rentrer (et on peut être exclu également) ! J’ai reçu beaucoup de jeunes qui, plus ou moins inconsciemment, recherchaient des limites qu’ils ne trouvaient plus dans la réalité. 90 % de ceux que je recevais étaient dits « précoces » ou HPI (Haut Potentiel Intellectuel). Vers l’âge de 6 ou 7 ans, leurs parents découvraient que leur enfant avait un QI de 130. Confondant compétences cognitives et maturité affective, ils s’adressaient parfois à leur enfant comme à un mini-adulte. Cela renforce un sentiment de toute puissance qui devient inquiétant à l’adolescence, car l’enfant ne sent plus les limites. Aussi les jeunes se réinventent-ils des rituels de passages par la montée en puissance de leur avatar et la reconnaissance du groupe qui leur confère un statut d’adulte en devenir. Cependant, ce rituel de passage n’est qu’un ersatz.

SLG : Plutôt que de décrier les jeux vidéo et craindre l’usage d’Internet, ne peut-on pas souhaiter leur intégration dans l’apprentissage scolaire ?

MS : Le numérique commence à être inclus à l’école et prend de plus en plus d’importance. Lors d’une table ronde organisée par le ministère de la Culture à la Villette6Rencontre nationale des Espaces Culture Multimédia, « Pratiques culturelles numériques des jeunes », Paris, Cité des sciences et de l’industrie, 5- 6 octobre 2007., une enseignante exposait son utilisation pragmatique des jeux vidéo en classe. Ainsi demandait-elle à ses élèves de jouer à un jeu sur le commerce maritime au XVIIIe siècle puis de le résumer. Dans un troisième temps, elle vérifiait avec eux la véracité historique du contenu. Passer d’un média à un autre, tout en s’appropriant une histoire à laquelle on donne du sens, me semble une perspective très enrichissante. Toutefois, le concept de gamification (mettre du ludique dans l’apprentissage) reste encore peu usité et difficile à mettre en œuvre. Pourtant, le fonctionnement du jeu vidéo est intéressant pour les cancres qui se sentent isolés du reste du monde car c’est en perdant qu’on apprend à gagner. Il faut s’y essayer à plusieurs reprises, élaborer des stratégies pour avancer… C’est un processus pédagogique bénéfique que l’école ne prend pas encore en compte.

Par Sonia de Leusse le GUillou, article paru dans la revue Lecture Jeune n° 143 (septembre 2012).

Quelques publications de Michael Stora et contributions à des ouvrages collectifs

  • « Image », in Le Breton David et Marcelli Daniel (dir.), Dictionnaire de l’adolescence et de la jeunesse, Éditions Quadrige-Presses Universitaires de France, Paris, 2010.
  • Les écrans, ça rend accro…, Hachette Littérature, Coll. « Ça reste à prouver… », Paris, 2007
  • Missonnier Sylvain, Stora Michael, Tisseron Serge, L’enfant au risque du virtuel, Dunod, coll. « Inconscient et Culture », Paris, 2006.
  • Guérir par le virtuel, une nouvelle approche thérapeutique, Éditions les Presses de la Renaissance, Paris, 2005.
  • « Marcher dans l’image : une narration  sensorielle », Cahiers des sciences humaines, « Pratique du Jeu Vidéo, virtualité ou réalité ? », sous la direction de Mélanie Roustan, L’Harmattan, Paris, 2003. Disponible sur : http://www.omnsh.org/spip.php?page=imprimer&id_article=8

Articles

  • « Le blog à l’épreuve de l’adolescence », EMPAN, n° 76, Edition Ères, 2009.
  • « Jouer au jeu vidéo ; entre rêve et passion. Un self-interactif à portée de  main », Psychiatrie Française, n° 3,  2009.
  • « Rêve et réalité : une clinique du jeu vidéo comme médiation thérapeutique », Revue Dialogue,  « De l’imaginaire au virtuel », n° 186, Éditions Érès, 2009.« Ça ne regarde que les autres, la  blogthérapie », Enfance et psy, 2008.

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Michael Stora

est psychologue et psychanalyste. Il fonde en 2000 l‘Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (www.omnsh.org). En 2002, il crée un atelier jeu vidéo au sein du Centre médicopsychologique de Pantin pour enfants et adolescents et fait figure de pionnier dans l’utilisation thérapeutique des jeux vidéo. Il publie trois livres et une dizaine d‘articles sur ce nouveau lien qu’est l‘interactivité. Expert auprès de différents ministères et consultant auprès d’éditeurs de jeux vidéo, il travaille actuellement sur le serious game en santé mentale. En 2013, son prochain livre, Clinique du virtuel, de l‘addiction à la médiation sortira chez Dunod.

Références

  • 1
    Entre 6 et 18 mois, pour Lacan, l’enfant se constitue comme « je » face à l’Autre. L’enfant se découvre à travers le miroir auquel il est présenté dans les bras de ses parents. C’est donc par le dire et le regard de ceux-ci que le sujet conçoit son unité.
  • 2
    Il y a près de 34 millions de blogs – beaucoup moins depuis l’arrivée de Facebook– sur cette plateforme. Le service de modération m’envoie l’adresse de certains adolescents qui expriment leurs souffrances, leurs désirs d’en finir avec la vie (scarifications, anorexie…). À travers ce signalement, je rentre en contact avec les adolescents par mail et les interroge pour les aider, les orienter vers des structures de soins. Dans certains cas urgents, on récupère l’adresse de l’adolescent grâce à son IP puis on envoie les cyber-gendarmes chez lui. Aucun réseau social ne fait un tel travail de modération psychologique.
  • 3
    On y trouvait une mise en page rose, des questions sur le sexe et une mise en scène de soi qui pouvaient choquer : la fille s’était prise en photo en plongée pour dévoiler sa poitrine naissante.
  • 4
    Il s’agissait sans doute de celui que l’on montre à ses parents.
  • 5
    Marie Rose Moro est psychiatre pour enfants et adolescents, psychanalyste, docteur en médecine et en sciences humaines. De formation philosophique, elle est aussi écrivaine. C’est la chef de file actuelle de l’ethnopsychanalyse et de la psychiatrie transculturelle en France.
  • 6
    Rencontre nationale des Espaces Culture Multimédia, « Pratiques culturelles numériques des jeunes », Paris, Cité des sciences et de l’industrie, 5- 6 octobre 2007.