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Le numérique et les publics en situation de précarité

Chargée du programme d’inclusion au numérique pour l’Agence Nouvelle des Solidarités Actives1www.solidarites-actives.com/ Et pour consulter le volet « numérique et insertion » : www.solidarites-actives.com/#Numerique_et_insertion (ANSA), Marion Liewig conduit dans plus d’une dizaine de villes des projets d’innovation sociale numérique à destination des publics en situation de précarité. Elle dresse pour la rédaction un constat des inégalités d’accès à Internet chez les jeunes et donne des pistes pour la nécessaire évolution des structures d’action sociale et culturelle.

Anne Clerc : Comment est née l’ANSA ?

Marion Liewig : L’Agence a été créée en 2006 dans le cadre de la loi de 1901 par Martin Hirsch, ancien président d’Emmaüs et Benoît Genuini, président de la société de conseil Accenture. Ils ont ainsi associé les compétences méthodologiques des entreprises privées à une cause d’intérêt général pour les mettre au service de la lutte contre la précarité et évaluer efficacement la conduite de projets. Cette alliance se reflète aujourd’hui dans les profils des employés de l’ANSA et dans l’organisation du travail2L’association a débuté par l’expérimentation du Revenu de Solidarité Active (RSA) dans une vingtaine de départements puis a guidé sa généralisation lors de l’entrée au gouvernement de Martin Hirsch en 2007, en tant que Haut-Commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté et à la Jeunesse. La mise en place du RSA a permis d’identifier les difficultés des allocataires et des personnes en recherche d’emploi. Au-delà de l’assistance financière, il s’agit surtout de proposer un accompagnement pour déterminer les freins au retour à l’emploi. L’ANSA conduit une réflexion sur des questions telles que la mobilité, l’accès aux soins, la formation professionnelle et l’inclusion financière avec la prévention du surendettement et l’éducation économique..

AC : Dans quelles circonstances démarrent les actions en direction du numérique ?

ML : Le programme d’inclusion au numérique a été lancé dès janvier 2008. Nous avons réuni durant trois mois une dizaine d’acteurs avec la délégation interministérielle des usages de l’Internet3Aujourd’hui rattachée au ministère délégué à l’Économie numérique., des entreprises, des associations, des collectivités, des institutions publiques et des allocataires du RSA pour définir les projets numériques qui méritaient d’être développés et généralisés auprès de personnes en situation de précarité. Nous avons pu identifier deux propositions : tout d’abord, équiper et connecter soixante ménages à revenus modestes dans l’Eure. Cette première expérience nous a permis d’analyser les besoins des publics.
Le deuxième projet concerne la formation des jeunes et l’emploi dans le secteur des TIC. L’ANSA a accompagné la création d’une Unité de Formation par l’Apprentissage (UFA), également portée par l’association « Réseau 20004http://reseau2000.net/ ». Basée dans le 19e arrondissement de Paris, l’UFA a accueilli trois promotions d’une quinzaine d’élèves depuis sa création et se donne pour mission de former les jeunes aux nouveaux métiers du numérique (maintenance, médiation, gestion électronique de documents, constitution de bases de données…5Voir le site dédié : http://ufa.reseau2000.net/index.php?option=com_content&view=-frontpage&Itemid=1).
Dès 2010, un appel à projets numériques a été lancé, qui comprenait un soutien financier, un accompagnement méthodologique et la mise à disposition de matériel. L’ANSA a ainsi pu soumettre son expertise pour mettre en place différentes expériences à travers toute la France. En Charente, un bus mobile de formation numérique a été inauguré : « L’Esp@ce mobile6www.espace-mobile.org/ ».

Ce véhicule itinérant circule dans les écoles, les collèges, les centres communaux d’action sociale, les médiathèques et les chantiers d’insertions du pays Sud-Charente pour proposer une formation à la recherche documentaire et informationnelle sur le Web ainsi que sur les usages plus ludiques d’Internet ; il touche ainsi les personnes âgées autant que les chercheurs d’emploi ou les jeunes. Un autre projet se déroule à Paris, dans le centre d’hébergement de la Bastille – et désormais déployé sur trois autres centres. Nous mettons à disposition dans les foyers des ordinateurs portables et du matériel informatique. Dans le même temps, en partenariat avec l’Association des Cités du Secours Catholique (ACSC)7www.acsc.asso.fr/, nous formons les travailleurs sociaux pour qu’ils deviennent médiateurs numériques et puissent à leur tour dispenser leurs connaissances aux pensionnaires. Ils peuvent de cette manière animer des ateliers et connaître les outils pour mieux les transmettre aux jeunes. Nous avons ainsi élaboré une première approche des technologies digitales et de la recherche d’informations sur le Web pour démontrer l’utilité du numérique dans les tâches quotidiennes.
Ainsi, dans une cité d’accueil à Bourges, les adolescents ont eu l’opportunité d’intervenir eux-mêmes sur le règlement intérieur à l’aide de l’ordinateur : ils ont travaillé sur le format mais aussi sur la dimension visuelle. À présent, convaincus par les possibilités offertes par le numérique, ils en profitent pour œuvrer à l’organisation d’un tournoi de foot, d’une colonie de vacances… Cela permet de les familiariser à la recherche d’informations, leur facilite le calcul d’un budget par eux-mêmes et les stimule en valorisant leurs compétences. Il faut donc partir des centres d’intérêt des jeunes sans tenter de les projeter dans un autre environnement si on veut capter ce public.

AC : Les jeunes en situation de précarité sont-ils inévitablement en rupture avec le numérique ?

ML : L’offre sociale d’abonnement Internet reste encore hors de portée pour de nombreux ménages. Il subsiste un large publics en précarité qui ne peut accéder au numérique pour des raisons financières. Ainsi, des adolescents éprouvent encore une certaine méfiance envers Internet : ce lieu auquel ils n’ont pas accès les effraie et cristallise leurs fantasmes aussi bien que leurs angoisses. Néanmoins, même en situation de chômage ou de précarité, beaucoup ont acquis des compétences informatiques, savent manier les smartphones ou les ordinateurs et communiquer à l’aide de ces outils. Cependant, leurs connaissances ne sont pas encadrées dans un contexte pédagogique d’acculturation et d’éducation au numérique. Or la formation à l’ère digitale est nécessaire au processus de construction de l’identité numérique. À défaut d’éducation parentale, une structure comme la Fabrique à Liens8http://lafabriquealiens.org/ propose des modules de formations dans les centres d’hébergement pour familiariser les jeunes à cette notion : lorsqu’ils vont chercher une information sur le Web, il faut qu’ils parviennent à dépasser une vision « court-termiste » qui tend à considérer Internet comme une simple plateforme de centres d’intérêt ou d’échanges avec des amis au lieu d’un espace de prolongement des connaissances.

(…) pour les jeunes, l’ère digitale représente un vrai levier d’insertion sociale : s’ils ne reçoivent pas aujourd’hui une éducation au numérique, ils rencontreront des difficultés dans leurs emplois de demain.

AC : Comment encadrer au mieux ces jeunes ?

ML : Leur encadrement s’inscrit autour de trois enjeux : il faut tout d’abord cerner les envies et les besoins des usagers avant de leur proposer un produit. Ensuite, une véritable segmentation des publics doit être effectuée en fonction des âges et des parcours de chacun. En effet, pour les jeunes, l’ère digitale représente un vrai levier d’insertion sociale : s’ils ne reçoivent pas aujourd’hui une éducation au numérique, ils rencontreront des difficultés dans leurs emplois de demain. Enfin, pour les professionnels, il est essentiel de savoir comment intégrer les usages numériques dans leurs pratiques : par exemple, les travailleurs sociaux traitent un nombre croissant de demandes administratives qui exigent une bonne connaissance des outils informatiques pour pouvoir aider les usagers. C’est pourquoi la formation des professionnels est essentielle afin de leur apporter les ressources nécessaires pour qu’eux-mêmes développent une méthodologie pour accompagner les publics. Le bibliothécaire, tout autant qu’un professionnel de l’action sociale, est confronté à l’intervention du numérique : il peut alors aider les jeunes à effectuer des recherches mais il n’est pas de son ressort de les former, il doit plutôt les diriger vers les Espaces Publics Numériques (EPN)9 Destiné à tous, un espace public numérique (EPN) propose à ses usagers des activités variées et encadrées, par le biais d’ateliers collectifs, mais également dans le cadre de médiations individuelles et de plages réservées à la libre consultation. Les EPN sont recensés ici : www.netpublic.fr/.

AC : Les EPN sont peu mis en avant dans vos études. Il s’agit pourtant de lieux d’accueil à promouvoir et à valoriser car ils permettent un accès à Internet libre et gratuit. Parviennent-ils à toucher les jeunes ? Pensez-vous qu’il soit plus important de développer Internet dans les foyers plutôt que dans des espaces dédiés ?

ML : En fonction des besoins des territoires, les EPN pourraient devenir de véritables pôles de ressources qui permettraient aux usagers de travailler sur des projets de quartiers, de retour à l’emploi, d’accès au droit… Des animateurs sont présents pour faciliter la tâche du public mais ces espaces ressources ne sont désormais plus suffisants, d’autant plus que l’acquisition d’équipement est devenue moins problématique ces dernières années : même les foyers en situation de précarité possèdent un ordinateur et parfois Internet. Or, l’accès au numérique n’est plus considéré comme une fin en soi mais plutôt comme un moyen. Les EPN doivent donc s’inscrire dans des enjeux de parentalité et de jeunesse pour favoriser les projets locaux plutôt que de simplement proposer un équipement numérique.
Les publics en parcours d’insertion reçoivent déjà un accompagnement multiple avec plusieurs référents car ils sont guidés par les centres d’action sociale mais aussi par les professionnels provenant d’autres structures. Aussi, ils ne fréquentent pas d’eux-mêmes les EPN bien que ceux-ci pourraient leur permettre de renforcer leurs compétences numériques. De même, ce n’est qu’en proposant aux jeunes des ateliers susceptibles de les intéresser vraiment qu’il est possible de les aiguiller par la suite vers des espaces dédiés comme les EPN : il reste primordial de s’implanter d’abord dans les lieux où se rendent les adolescents.

AC : En effet, les bibliothécaires ont souvent l’envie et les moyens de réaliser un projet numérique avec des adolescents mais ne parviennent pas à capter ce public s’il n’est pas présent dans la médiathèque.

ML : La question du « hors les murs » est essentielle pour conquérir une audience réfractaire. Ainsi, dès ses débuts l’EPN mobile de Charente partait lui-même au contact des publics. Désormais, ce sont les structures locales qui demandent sa venue. La captation du public s’opère en allant le chercher dans son propre milieu. Or, les jeunes se trouvent davantage dans les missions locales qu’en bibliothèque.

AC : Certains bibliothécaires craignent de n’être plus sollicités si leur établissement ouvre un accès Internet aux usagers…

ML : Il existe encore beaucoup de structures sociales ou culturelles qui ne disposent pas d’accès au réseau via le Wifi – alors que c’est une préconisation de l’étude de l’ANSA – de peur que cela entraîne uniquement la consommation du lieu sans le recours aux services. Or, le fait de pouvoir établir ses repères dans un espace encourage les usagers à requérir un accompagnement pour prolonger la simple connexion individuelle : le bibliothécaire doit donc être présent pour proposer son aide et ses renseignements en tant que professionnel.

AC : Quelles sont les expérimentations que vous aimeriez développer ou mettre en place dans les années à venir ?

ML : Les projets numériques concernent davantage les jeunes adultes que les adolescents car ils nous permettent de réfléchir à la formation à l’accès à l’emploi. Nous travaillons par exemple avec la mission locale de Dinan. Les jeunes sont nommés « ambassadeurs du numérique » auprès de leurs pairs et des élus locaux. Deux professionnels de l’action sociale sont formés à ces sujets puis transmettent leurs compétences à des groupes de trois ou quatre jeunes, qui vont s’occuper durant trois mois de familiariser leurs camarades au monde numérique dans les écoles ou les centres sociaux. Le trimestre écoulé, le processus recommence avec d’autres adolescents. La clé du succès de cette entreprise réside dans la brièveté du projet : les jeunes éprouvent des difficultés à s’investir longtemps dans une tâche, il faut donc leur proposer des missions ponctuelles et de courte durée pour qu’ils aient envie de revenir. Enfin, à Nanterre, nous travaillons sur un projet de réduction des dépenses contraintes des ménages à revenus modestes dans un quartier d’habitat social pour établir un diagnostic numérique des situations de mal-équipement : nous tentons ainsi de cerner si les abonnements sont correctement adaptés aux usages des familles pour éviter la surfacturation due à la multiplication des souscriptions. Nous avons également lancé une campagne de sensibilisation au numérique dans les écoles pour toucher les jeunes mais aussi leurs parents sur les questions des réseaux sociaux et d’accès au droit par Internet.

Par Anne Clerc, article paru dans la revue Lecture Jeune n° 143 (septembre 2012).

Pour aller plus loin

Marion Liewig

est responsable du programme Numérique pour tous (TIC’Actives) au sein de l’ANSA.

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Références

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    www.solidarites-actives.com/ Et pour consulter le volet « numérique et insertion » : www.solidarites-actives.com/#Numerique_et_insertion
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    L’association a débuté par l’expérimentation du Revenu de Solidarité Active (RSA) dans une vingtaine de départements puis a guidé sa généralisation lors de l’entrée au gouvernement de Martin Hirsch en 2007, en tant que Haut-Commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté et à la Jeunesse. La mise en place du RSA a permis d’identifier les difficultés des allocataires et des personnes en recherche d’emploi. Au-delà de l’assistance financière, il s’agit surtout de proposer un accompagnement pour déterminer les freins au retour à l’emploi. L’ANSA conduit une réflexion sur des questions telles que la mobilité, l’accès aux soins, la formation professionnelle et l’inclusion financière avec la prévention du surendettement et l’éducation économique.
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    Aujourd’hui rattachée au ministère délégué à l’Économie numérique.
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    Destiné à tous, un espace public numérique (EPN) propose à ses usagers des activités variées et encadrées, par le biais d’ateliers collectifs, mais également dans le cadre de médiations individuelles et de plages réservées à la libre consultation. Les EPN sont recensés ici : www.netpublic.fr/