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Rencontre avec Christelle Dabos

Christelle Dabos a été lauréate du concours du premier roman organisé par Gallimard Jeunesse en 2012. La Passe-Miroir, son cycle qui se déploiera dans quatre tomes imposants dont deux sont déjà parus, raconte les aventures d’Ophélie, fiancée malgré elle à Thorn. Son futur mari taciturne l’emmène à la cour du Pôle où se trament complots et manipulations. Après avoir évoqué le rapport à l’écriture de l’auteur dans le n°159 de Lecture Jeune, nous abordons dans cette deuxième partie d’interview l’univers de ses romans, entre fantasy et Belle Epoque.

MM : Comment avez-vous conçu le monde de La Passe Miroir ?

Christelle Dabos : L’univers est arrivé très rapidement, sans prévenir. Je travaillais sur un autre récit, sans rapport, et je m’ennuyais car je n’arrivais pas à trouver mes repères. Lors d’une promenade, l’image du visage d’Ophélie qui sort de son miroir m’est apparue. Les principes de base de l’univers ont explosé à sa suite comme un big bang intérieur : ce personnage aurait un lien avec un objet, elle serait animiste, toute sa famille le serait, chaque famille aurait des capacités différentes, leur monde serait éclaté en morceaux… Les éléments n’étaient pas très détaillés et je n’avais pas encore idée de l’histoire, mais les personnages principaux – Ophélie, Thorn, la tante Bérénilde, Archibald… – se sont imposés d’eux-mêmes. Je les dessinais déjà dans un carnet. J’ai complètement abandonné mon travail en cours pour plonger dans ce nouveau projet. Pour donner de la cohérence, du relief et du réalisme à cet univers, j’ai fait un travail de recherche pendant l’écriture sur nos sociétés au XIXe siècle, mais aussi sur les pouvoirs des familles et leurs limites, leur déontologie…

MM : Comment avez-vous conçu l’intrigue ?

CD : A l’écriture de la première version, je découvrais les événements de l’histoire comme une spectatrice. Des ingrédients sont apparus : un livre de chair, des questions sur l’origine des familles… Les interrogations d’Ophélie sont devenues les miennes. J’ai écrit pratiquement un millier de pages sans savoir vers quoi je me dirigeais. Ensuite, le temps est venu du travail de réécriture pour éclaircir ces points, au moins pour moi. Je suis alors sortie de l’improvisation. J’ai réfléchi à la progression des révélations avec les jalons que j’avais posés et qui n’existaient pas à l’origine.

MM : Ce premier jet couvrait-il les quatre tomes ?

CD : J’avais écrit l’équivalent des deux premiers tomes et j’avais commencé le troisième. Le travail de réécriture a été tellement conséquent que plus il avançait, plus je déviais. Le premier tome a été très semblable au premier jet, le deuxième n’a plus que quelques rapports avec lui et le troisième est vraiment différent. Je ne pensais alors pas à l’édition, j’étais toujours sur Plume d’Argent1Plume d’Argent est un forum communautaire d’écriture : http://www.plumedargent.com/. Il fallait cependant que je construise mon histoire en sachant vers quoi elle se dirigeait. Lors de la publication, l’éditeur m’a demandé un synopsis de chaque volume pour avoir une idée de l’intrigue, ce qui m’a poussée à cette réflexion. Ma plus grande erreur dans l’écriture du deuxième opus a été de vouloir coller à l’ancien schéma, alors que les enjeux de l’histoire n’étaient plus les mêmes. Le manuscrit était énorme, il a fallu le dégraisser avec l’éditeur. Pour la première fois, j’ai resserré l’intrigue. J’en ai souffert, mais j’ai néanmoins beaucoup appris, notamment pour le tome suivant pour lequel je ne voulais pas reproduire la même erreur. Je ne tiens plus compte de ce que j’avais prévu au départ, je garde juste certaines scènes à intégrer qui correspondent à des étapes symboliques des personnages, mais pas forcément comme je l‘avais prévu.

A l’écriture de la première version, je découvrais les événements de l’histoire comme une spectatrice.

MM : Votre intrigue accorde une place importante à Dieu qui résonne avec l’œuvre de Philip Pullman.

CD : Pullman m’a indéniablement marquée par rapport au religieux et à Dieu. Son livre m’a fait l’effet d’une claque. Avant la découverte de ce texte, quand j’étais à la fac, j’avais eu la curiosité de lire une fois la Bible. En lisant le passage de la tour de Babel, j’avais trouvé incroyable ce dieu qui se sent menacé par les hommes au point de démanteler leur projet en semant la confusion avec différentes langues. Je me souviens du choc que m’avait fait ce passage. J’avais été tellement impressionnée que j’avais repris cette histoire de Babel dans un tout petit texte. Je suis restée avec cette idée en tête. Quand j’ai lu Pullman qui a repris la question de Dieu, de l’autorité, j’y ai trouvé un grand écho. Ensuite, il a rejailli à travers mes autres textes, mais dans La Passe-Miroir il est vraiment central. Je peux difficilement en parler sans révéler des éléments d’intrigue conséquents. Le traitement est au départ très pullmanien mais devient ensuite plus personnel.

MM : Une grande dimension politique se retrouve également dans votre œuvre avec les intrigues de cour.

CD : Trouver cet aspect dans mon livre, m’a d’autant plus surprise que je ne connais rien à la politique. Pour concevoir la cour du Pôle, j’ai été influencée par L’Allée du Roi et par les films sur l’histoire de la Cour de Louis XIV. Mon père a mené une enquête sur le Masque de Fer. A la maison, j’ai baigné dans la vie politique du XVIIe depuis des années… Ces rouages viennent peut être aussi de la cour de récréation. Pour moi la cour du Pôle est une retranscription de ce qu’on peut vivre enfant et adolescent : des clans, des règles extrêmement codifiées, la possibilité de se faire très rapidement une réputation… Des mini écosystèmes politiques sont déjà en place, sans être forcément justes. Il faut réussir à se faire une place. Ce n’est pas évident de rester fidèle à ses principes, on peut être tenté de se corrompre pour plaire. Ces aspects m’ont beaucoup marquée à l’adolescence, d’autant que j’étais plutôt maladroite, gauche, « anachronique ». Je ne savais pas du tout m’intégrer. J’ai transposé cette expérience sans m’en rendre compte.

MM : Dans votre rapport à la langue, vous jouez avec les sonorités, notamment avec l’énigmatique « Scelle tes charmes »…

CD : Il faut vraiment arriver à la fin du deuxième tome pour réaliser que c’est un défaut de prononciation… Je n’avais pas du tout cet élément à la base, c’est en développant une des grandes questions de mon histoire que je me suis dit qu’il fallait aller au bout du but que je m’étais fixé. C’est ainsi que s’est imposé ce personnage tout tordu, qui se contorsionne, sa façon de parler qui reflète ce côté un peu déformé, avec tous ces visages sans savoir s’il en a un qui lui est propre. J’ai essayé de créer des effets d’inversions, des lapsus qui donnent le fameux sens de « Scelle tes charmes ». Certains lecteurs ont été très déçus en apprenant la véritable signification de cette phrase, ils s’étaient fait une idée très romancée d’un envoûtement, de magie…

Pour moi la cour du Pôle est une retranscription de ce qu’on peut vivre enfant et adolescent.

MM : Vous avez également un rapport particulier au vocabulaire.

CD : Adolescente, j’étais extrêmement complexée par mon absence totale de vocabulaire. J’ai grandi dans une famille assez lettrée, avec des parents, un petit frère et une grande sœur qui s’exprimaient très bien alors que j’étais toujours à regarder des dessins animés, sans trop grandir ou faire évoluer mon langage. A l’adolescence, je ne prenais jamais la parole, j’étais toujours à court de mots. Je ressentais des choses que je ne pouvais pas décrire. En grandissant, j’étais toujours aussi mal dans mes mots, je faisais un énorme complexe. Dès qu’il y avait plus d’une personne devant moi, je devenais muette. J’avais du mal à suivre les conversations, les mots m’échappaient. Quand j’ai commencé à développer mon écriture, j’ai ouvert un dictionnaire des synonymes et je me suis rendue compte qu’un nombre incroyable de mots existait. Au fur et à mesure que je les apprenais, que je les apprivoisais, ils sont devenus des amis. Je suis ensuite passée au dictionnaire étymologique pour comprendre la signification originelle de chaque mot. Puis, je me suis mise à formuler par l’écriture des émotions que je ne savais pas ressentir avant de les avoir écrites. J’ai le souci de trouver le mot juste, celui qui exprime le plus la situation, l’atmosphère, le récit. Tant que je ne l’ai pas trouvé je n’arrive pas à écrire ma phrase. Pour les images, je regardais beaucoup de dessins animés quand j’étais jeune et encore plus avec le temps. Les films d’animation de Miyazaki m’ont fait découvrir un univers foisonnant de détails aux apparences extrêmement mouvantes. J’aimerais, à travers l’écriture, être capable de traduire ces ambiances dans lesquelles je me reconnais.

MM : Votre œuvre a été distinguée par le grand prix de l’imaginaire.

CD : Ce qui m’a fait très plaisir, c’est que l’illustrateur de mon livre, Laurent Gapaillard, a également été primé. Quand j’ai appris la nouvelle, j’étais presque plus contente pour lui que pour moi. J’ai une grande admiration pour les couvertures qu’il a réalisées, comme s’il avait sublimé par son dessin ce que j‘avais voulu écrire. Je ne l’avais jamais rencontré, nous avions juste échangé quelques mails dans lesquels je lui exprimais mon immense gratitude. Beaucoup de lecteurs me disent qu’ils aiment la couverture et que c’est elle qui les a amenés vers le livre. Recevoir le prix en commun avec lui, a été l’occasion de le rencontrer. Nous nous sommes très bien entendus et nous avons fait des dédicaces ensemble, c’était un moment magique.

Propos recueillis par Marieke Mille, rédactrice en chef de la revue Lecture Jeune, en juin 2016.

Christelle Dabos

Née en 1980 sur la Côte d’Azur, elle a grandi dans un foyer empli de musique classique et d’énigmes historiques. Plus imaginative que cérébrale, elle a commencé à gribouiller ses premiers textes sur les bancs de la faculté. Installée en Belgique, elle se destinait à être bibliothécaire quand la maladie a survenu. L’écriture est alors devenue une évasion hors de la machinerie médicale, puis une lente reconstruction et enfin une seconde nature. Elle a bénéficié pendant ce temps de l’émulation de Plume d’Argent, une communauté d’auteurs sur internet, ainsi que du soutien indéfectible de son compagnon, et de leurs familles respectives. C’est grâce à leur encouragement qu’elle a décidé de relever son premier grand défi littéraire : s’inscrire au Concours Gallimard Jeunesse.

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Références

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