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Les amateurs sont-ils perçus comme des critiques ?

La popularisation des blogs sur internet a conduit à un essor des critiques amateurs, y compris dans le domaine du livre. Quelles sont les spécificités de ces critiques ? Sont-elles reconnues par les éditeurs ? Concurrencent-elles les prescripteurs traditionnels de la presse ? Olivier Vanhée, qui a mené avec Géraldine Bois, Emilie Saunier et Anne-Cécile Nentwig une étude sur des blogs de lecteurs1Géraldine Bois, Emilie Saunier et Olivier Vanhée, « La critique littéraire amateur sur les blogs de lecteurs : une concurrence limitée de la critique littéraire professionnelle », Reset n°5 (à paraître, 2016). a accepté de répondre aux questions de Sonia de Leusse-Le Guillou.

Sonia de Leusse-Le Guillou : Y a-t-il, pour vous, une spécificité des blogs littéraires par rapport aux blogs de critique sur les objets culturels en général ?

Olivier Vanhée : J’aurais du mal à vous répondre car nous manquons de point de comparaison concernant les blogs tenus par des amateurs. Cependant, dans leur ouvrage intitulé Promouvoir les œuvres culturelles2Jean-Samuel Beuscart et Kevin Mellet, Promouvoir les œuvres culturelles. Usages et efficacité de la publicité dans les industries culturelles, La Documentation française, 2012., Jean Samuel Beuscart et Kevin Mellet montrent que dans le domaine du livre, les professionnels ne se sont pas autant convertis à la promotion et à la publicité en ligne que dans les secteurs du cinéma, de la musique ou du jeu vidéo. Par ailleurs, avec mes collègues Géraldine Bois, Anne-Cécile Nentwig et Emilie Saunier, nous avons pris en compte des blogs portant sur des ouvrages de littérature française contemporaine (littérature « générale »), la promotion en ligne et l’investissement des blogueurs étant certainement plus répandus pour d’autres types d’ouvrages.

SLG : Qu’est-ce qui pourrait expliquer ce retard ?

OV : Peut-être que dans le domaine littéraire, des autorités critiques sont établies depuis des décennies, avec les grands titres de la presse culturelle et quotidienne et des émissions reconnues à la télévision et à la radio, le lectorat des romans français contemporains étant sûrement plus sensible à ces formes traditionnelles de prescription. Le degré d’institutionnalisation de la critique littéraire est plus fort que dans les domaines de la série ou du jeu vidéo. Anne Sophie Béliard 3Anne-Sophie Béliard, « Jeux croisés entre critique amateur et critique professionnelle dans les blogs de séries télévisées », Réseaux n° 183, p. 95-121, 2014. montre par exemple que la critique de séries télévisées est un domaine émergent dont l’« institutionnalisation et [la] professionnalisation restent en construction ». Des blogs peuvent y être reconnus au même titre que certaines critiques spécialisées dans la presse et les médias audiovisuels, ce qui est moins le cas dans le domaine du cinéma ou de la littérature.

SLG : Quelle importance les éditeurs de votre étude accordent-ils aux blogueurs ?

OV : Les éditeurs interviewés se sont progressivement saisis des différents outils de visibilité en ligne et ont en particulier intégré les blogs de lecteurs dans leurs pratiques de promotion des livres, mais les éditeurs nationaux « grands » et « moyens » (en termes de catalogue, de nombre de publications annuelles et de salariés) accordent moins de temps et d’argent aux blogueurs qu’aux médias traditionnels. S’ils leur prêtent de l’attention, c’est soit pour promouvoir des ouvrages moins faciles à vendre, soit en misant sur une forme de « viralité » d’internet et en attribuant au blog des qualités spécifiques, jugées propices à la captation de nouveaux lecteurs. Ils apprécient dans les blogs les commentaires basés sur l’émotion, le ressenti, les interactions, et des formes de prescriptions plus horizontales. Mais c’est aussi une manière de cantonner les blogs au domaine de l’amateurisme : les éditeurs font une hiérarchie très claire entre le pouvoir de prescription des médias traditionnels et celui des blogs, perçus comme un outil supplémentaire et peu coûteux, mais qui ne se substitue pas à leurs activités promotionnelles classiques. Le recours important et quotidien aux blogs concerne seulement, au sein de notre population d’éditeurs, les plus petits d’entre eux, comme la responsable d’une maison d’édition associative régionale, employant deux personnes et publiant un à trois ouvrages par an.

Capter un public moins sensible à la critique littéraire formelle et ceux qui pourraient être réfractaires à la critique savante mais plus sensiles au partage de goûts littéraires

SLG : Malgré cet espace de parole nouveau, on retrouve la coexistence de deux formes de critiques déjà établies, l’une savante et lettrée, l’autre, la lecture ordinaire qui repose sur l’expérience du lecteur.

OV : Les grands et moyens éditeurs qui font des partenariats avec les blogs misent sur cet aspect : capter un public moins sensible à la critique littéraire formelle et ceux qui pourraient être réfractaires à la critique savante mais plus sensibles au partage de goûts littéraires, à la convivialité qu’il peut y avoir sur les blogs. Mais nous avons aussi observé des commentaires savants et analytiques sur certains blogs. On retrouve ces deux types de critique amateur sur le site web Allociné étudié par Dominique Pasquier, Tomas Légon et Valérie Beaudouin4Dominique Pasquier, Valérie Beaudouin, Tomas Legon, Moi, je lui donne 5/5. La critique amateur en ligne, Presse des Mines, 2014. Voir l’entretien de S. de Leusse avec Valérie Beaudouin ICI. Ces différences renvoient à la socialisation des blogueurs littéraires interrogés (la plupart ont suivi des études supérieures mais pas nécessairement littéraires) et à la façon dont ils envisagent leur blog (comme un espace pour s’exprimer et « partager ses goûts » au sein de la blogosphère ou comme un espace pour prendre position au sein de l’univers littéraire).

SLG : On reproduit donc des modèles existants.

OV : Cela ne remet pas en cause la hiérarchie entre la critique littéraire traditionnelle dans la presse écrite ou les médias audiovisuels, et la critique littéraire amateur sur internet qui est utilisée comme un moyen supplémentaire d’occuper l’espace médiatique, peu coûteux en temps et en argent. Mais ces grands et ces moyens éditeurs font preuve de beaucoup moins de respect envers les blogueurs : ils n’hésitent pas, par exemple, à interrompre leurs services de presse si les critiques ne leur plaisent pas, alors qu’ils ne se permettraient pas d’agir ainsi avec Le Monde des Livres ou Télérama. C’est faute de mieux, et à défaut d’avoir accès aux grands médias qui ont un pouvoir prescriptif fort, que les éditeurs de petite taille investissent plus massivement les outils en ligne, qu’il s’agisse des blogs, des comptes Facebook et Twitter ou des liens vers des sites de booktubers.

Ces grands et ces moyens éditeurs font preuve de beaucoup moins de respect envers les blogueurs

SLG : Lorsque vous parlez d’un pouvoir prescriptif fort, faites-vous référence à la reconnaissance acquise ou aux retombées économiques d’un livre ? Car un papier dans un journal, même à forte notoriété, ne génère pas forcément un grand nombre de ventes. Avez-vous relevé des éléments tangibles dans l’enquête, qui permettent d’attester qu’un papier fait plus vendre qu’un influenceur sur un blog ?

OV : Nous n’avons pas d’élément objectif pour mesurer quantitativement l’effet d’un billet de blog sur les ventes, mais des enquêtes de Livres Hebdo tendent à souligner que les professionnels accordent un poids plus important en termes de « prescription » à certaines émissions littéraires et à certains titres de presse. Nous avons analysé de notre côté les croyances des éditeurs, les pouvoirs qu’ils assignent à ces blogs. Une éditrice d’une grande maison d’édition nous disait que les retombées de notoriété et de ventes étaient incomparables entre un papier dans Télérama et un billet de blog, alors qu’une petite éditrice était beaucoup plus sensible à l’efficacité de la prescription sur les blogs, et voyait les liens entre les ventes en ligne et les billets. Elle était plus disposée à croire en l’efficacité prescriptive des blogs parce qu’elle n’avait pas accès à d’autres supports promotionnels.

SLG : Serait-ce parce qu’elle n’a pas de représentation forte dans les médias que la littérature jeunesse – et plus particulièrement la littérature jeune adulte dans ce cas précis –, semble pionnière en tout cas plus investie, dans sa prise en compte des blogs puis des réseaux sociaux de lecteurs ? 

OV : Dans les entretiens que nous avons menés avec les éditeurs, le recours au blog concernait certains genres moins visibles dans les médias, comme des formes de littérature étrangère ou de genre, pour lesquelles les éditeurs faisaient de la promotion en ligne et des partenariats, avec Babelio par exemple, ou des blogs spécialisés sur le policier, la bande dessinée, sur lesquels il y a des contributeurs qui peuvent faire des critiques très argumentées. Dans notre étude, nous nous sommes restreints à la littérature française contemporaine et nous n’avons pas pris en compte une partie de la production éditoriale et des genres littéraire, ni les blogs de fans portant sur un seul auteur ou un seul genre. Le recours à des outils numériques est certainement plus important dans ces secteurs que nous n’avons pas étudiés, et le public plus jeune et familiarisé avec ces outils. Les éditeurs de manga sont par exemple plus enclins à faire de la publicité en ligne, des annonces de parutions (et même des bandes annonces), des interventions sur des forums de fans, à envoyer des services presse à certains blogueurs.

SLG : Aucune maison d’édition jeunesse ne figurait dans votre étude ?

OV : Il pouvait y avoir des romans jeunesse dans leur catalogue, mais nous avons sélectionné des maisons d’édition publiant de la littérature française contemporaine, en faisant varier leur niveau de légitimité (de l’éditeur publiant des ouvrages de divertissement à grand tirage à l’éditeur publiant des ouvrages « exigeants » et reconnus littérairement) et leur taille (diffusion nationale ou régionale, importance du catalogue et des publications, appartenance ou non à un grand groupe, etc…).

[Les éditeurs] ne reconnaissent pas – ou rarement – de qualités littéraires à leurs commentaires. Ils sont également réticents quand les blogueurs prétendent se professionnaliser.

SLG : Vous dîtes que reconnaitre l’indépendance financière des blogueurs comme étant leur spécificité, qui leur assure leur légitimité, est aussi ce qui les cantonne dans une place de second rôle et d’amateur.

OV : Effectivement, les éditeurs apprécient à la fois l’indépendance financière des blogueurs et leur indépendance de jugement. Mais la reconnaissance de ces qualités relègue les blogs du côté de l’amateurisme : les éditeurs grands et moyens  apprécient leur enthousiasme en tant que lecteur amateur et une forme d’innocence préservée des intérêts professionnels, mais ils ne reconnaissent pas – ou rarement – de qualités littéraires à leurs commentaires. Ils sont également réticents quand les blogueurs prétendent se professionnaliser. Les blogueurs ont des gratifications matérielles sous forme de service presse parce qu’ils sont appréciés en tant que lecteurs amateurs mais pas en tant que critiques professionnels. Cela est moins vrai pour les petits éditeurs, qui apprécient la qualité des commentaires publiés sur certains blogs, jugés aussi compétents et plus désintéressés que des critiques professionnels de la presse écrite. Certains des blogueurs, minoritaires, assument d’ailleurs ce rôle et se présentent comme des concurrents des critiques de la presse écrite et des médias : ils prennent position sur la littérature en train de se faire en rédigeant des commentaires savants et érudits, en cherchant à promouvoir certains auteurs ou éditeurs peu médiatisés, etc… Le fait que nous utilisions le seul prénom des blogueurs, leur identité complète ou bien un pseudonyme, est en soi significatif de la manière dont ces blogueurs considèrent leur activité de critique de livres. Selon Dominique Cardon5Dominique Cardon, « Le “design de la visibilité”. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux n° 152, p. 93-137, 2008., « l’identité en ligne » procède en effet des « traits identitaires » que chacun choisit de mettre en avant et de « projeter » sur son blog, et des « systèmes d’enregistrement et de description signalétique » propres aux interfaces des différents sites Web. L’un des blogueurs interrogés, Éric Bonnargent, mentionne uniquement sur son blog son identité civile (réduite à ses seuls nom et prénom) sans évoquer sa vie personnelle ou son quotidien, ce qui renvoie à son envie de peser dans le domaine de la critique littéraire. Deux autres blogueuses interrogées ont choisi un pseudonyme pour tenir leur blog, mais elles y évoquent leur vie personnelle. Elles ne se considèrent pas comme des concurrentes des critiques professionnels mais plutôt comme des lectrices souhaitant partager leurs goûts. Cette question de l’identité en ligne se pose un peu différemment pour les Booktubers, qui apparaissent physiquement dans des vidéos, mais qui ne dévoilent pas non plus nécessairement leur identité civile ni des éléments de leur vie personnelle.

Bibliographie

Géraldine Bois, Emilie Saunier et Olivier Vanhée, « La critique littéraire amateur sur les blogs de lecteurs : une concurrence limitée de la critique littéraire professionnelle », Reset n°5 (à paraître, 2016).

Géraldine Bois, Emilie Saunier et Olivier Vanhée, « L’investissement des blogueurs littéraires dans la prescription et la reconnaissance des livres de littérature : compétences et ambitions », ConTextes (à paraître, 2016).

Géraldine Bois, Emilie Saunier et Olivier Vanhée, « La promotion des livres de littérature sur Internet. L’agencement du travail réputationnel des éditeurs et des blogueurs », Terrains & Travaux n°26, 2015.

Géraldine Bois, Anne-Cécile Nentwig, Emilie Saunier et Olivier Vanhée, Le rôle des blogs de lecteurs dans la mise en visibilité des livres de littérature : une analyse sociologique de l’activité des blogueurs et de la prise en compte des blogs par les acteurs traditionnels de l’univers littéraire, rapport de recherche, DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication, 2013.

Christine Détrez et Olivier Vanhée, Les mangados : lire des mangas à l’adolescence, Editions de la BPI, 2012.

Olivier Vanhée et Marianne Woollven, traduction de l’ouvrage de l’historien américain Lawrence Levine, Culture d’en haut, culture d’en bas. L’émergence des hiérarchies culturelles aux Etats-Unis, La Découverte, 2010.

Olivier Vanhée

Ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon, agrégé de sciences économiques et sociales et doctorant en sociologie à l’université Lyon 2 (équipe Dispositions, pouvoirs, cultures, socialisations, Centre Max Weber) sous la direction de Bernard Lahire. Sa thèse porte sur les modes d’appropriation et les processus de légitimation des mangas en France.

Source : Mangados

Références

  • 1
    Géraldine Bois, Emilie Saunier et Olivier Vanhée, « La critique littéraire amateur sur les blogs de lecteurs : une concurrence limitée de la critique littéraire professionnelle », Reset n°5 (à paraître, 2016).
  • 2
    Jean-Samuel Beuscart et Kevin Mellet, Promouvoir les œuvres culturelles. Usages et efficacité de la publicité dans les industries culturelles, La Documentation française, 2012.
  • 3
    Anne-Sophie Béliard, « Jeux croisés entre critique amateur et critique professionnelle dans les blogs de séries télévisées », Réseaux n° 183, p. 95-121, 2014.
  • 4
    Dominique Pasquier, Valérie Beaudouin, Tomas Legon, Moi, je lui donne 5/5. La critique amateur en ligne, Presse des Mines, 2014. Voir l’entretien de S. de Leusse avec Valérie Beaudouin ICI
  • 5
    Dominique Cardon, « Le “design de la visibilité”. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux n° 152, p. 93-137, 2008.