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Réseaux de lecteurs en ligne : la lecture en partage

Certains sites, comme Goodreads ou Babelio, attirent des milliers de lecteurs. Ces derniers les utilisent pour mettre à jour leurs « piles à lire » ou partager leurs dernières lectures. Les adolescents et les jeunes adultes ne sont pas en reste. Louis Wiart a mené une enquête auprès des moins de 25 ans inscrits sur ces sites dédiés à la lecture. Il dresse ici un aperçu de leurs usages et de leur profil : principalement des grands lecteurs, ou plutôt des grandes lectrices. Quant aux éditeurs qui lancent leur propre plateforme, ils s’inscrivent dans une démarche commerciale de fidélisation.

Une simple recherche sur le réseau Booknode, qui revendique à ce jour (automne 2016, ndlr) 186 000 membres, nous informe que le premier tome de la saga Twilight a été lu par plus de 24 000 lecteurs inscrits, suscitant dans le même temps environ 3 000 critiques et 5 000 notes. De telles statistiques témoignent du caractère potentiellement massif de l’engagement des internautes sur ce type de plateforme, mais aussi de la popularité de séries romanesques pour adolescents et jeunes adultes comme Hunger Games, Journal d’un vampire, Divergente, Harry Potter, Percy Jackson, La Cinquième vague ou encore 16 Lunes, pour n’en citer que quelques-unes.
Apparus dans les années 2000 avec le développement du web social, les réseaux sociaux dédiés au livre occupent une place à part entière dans la cybersphère littéraire. En tant qu’espaces de prise de parole personnelle et d’échange entre internautes, ils s’inscrivent dans une perspective à la fois individuelle et communautaire. Ce phénomène numérique, qui concerne tout autant le public de la littérature jeunes adultes que les stratégies de communication des maisons d’édition, mérite d’être décrypté.

Un réseau social littéraire, mais pour quoi faire ?

En page d’entrée des réseaux, des slogans tels que « Connectez vos bibliothèques », « Le plaisir de lire et de partager » ou « Découvrez vos lectures de demain » accueillent l’internaute qui s’y connecte. Mais que vient-on faire exactement sur ce genre de plateformes ? L’idée est de proposer aux internautes un ensemble de fonctionnalités articulées autour du livre et de la lecture. Ainsi, le lecteur est invité à se créer un profil, à rendre visible sa bibliothèque virtuelle, c’est-à-dire à indiquer ce qu’il lit à mesure qu’il progresse dans ses lectures, à publier des critiques et à consulter celles des autres, à participer à des jeux et à toutes sortes d’activités en rapport avec les livres. Et puis, il peut échanger avec les autres membres du réseau et se constituer une liste d’« amis », dont il va suivre les activités en ligne. En naviguant, il est amené à faire des découvertes, à s’orienter vers de nouvelles lectures, notamment grâce aux avis publiés, aux moteurs de recommandation informatisés (« vous avez aimé ceci, vous aimerez cela »), ainsi qu’aux classements et aux listes de livres.

Ce sont donc des espaces où l’on peut mettre en scène son quotidien de lecture, partager ses expériences individuelles et interagir

Ce sont donc des espaces où l’on peut mettre en scène son quotidien de lecture, partager ses expériences individuelles et interagir tout à la fois avec des internautes et avec la plateforme. D’une certaine façon, ces réseaux sociaux littéraires renouvellent le processus par lequel l’internaute accède à des informations sur les livres et opère des choix de lecture. C’est pourquoi ils peuvent être envisagés comme une alternative aux médias de masse et à leur schéma traditionnel de communication. En effet, les mécanismes de production et de valorisation de l’information sur ces réseaux s’appuient sur de toutes autres logiques, organisées autour de l’activité des internautes. D’une part, les réseaux sociaux littéraires fonctionnent en agrégeant les expériences individuelles d’une multitude de lecteurs, dont les contributions (notes, critiques, citations, listes, etc.) sont compilées, hiérarchisées et rendues visibles sur les pages web de présentation des livres. D’autre part, ils proposent des formes de personnalisation des services, puisque l’information à laquelle les internautes accèdent peut être sélectionnée par des « amis » avec lesquels ils partagent des centres d’intérêt, ou encore par des outils informatiques qui vont les renvoyer vers des livres susceptibles de les intéresser à partir de l’analyse algorithmique des données disponibles.

L’édition jeunesse en première ligne

Le secteur de l’édition pour adolescents et jeunes adultes est directement concerné par ces évolutions. Il est vrai que les réseaux sociaux littéraires généralistes comme Babelio, Libfly et Lecteurs, mais plus encore Booknode et Livraddict, accueillent une audience largement intéressée par les publications destinées à un jeune public. D’ailleurs, à côté de ces plateformes initiées par des acteurs indépendants, des maisons d’édition jeunesse se sont emparées de la problématique en cherchant à animer leurs propres communautés de lecteurs. Dès 2008, Hachette a joué un rôle pionnier en lançant Lecture Academy, un réseau social entièrement organisé autour des livres jeunesse publiés par l’éditeur et qui a décollé à peu près au même moment que la série Twilight. Dans son sillage, d’autres maisons d’édition ont mis en place leur site Internet consacré à la jeunesse, comme Gallimard (On lit plus fort), Nathan (Lire en Live), Flammarion (Flam Like You), Michel Lafon (Lire en série), Pocket Jeunesse (A blog ouvert) et Rageot (Livre Attitude). Selon les cas, leur démarche oscille entre le simple blog, sur lequel la maison d’édition s’exprime à travers une série de billets susceptibles d’être commentés par tout un chacun, et une forme plus ou moins aboutie de réseau social, avec la possibilité pour les lecteurs de bénéficier d’un espace personnel à part entière et d’accéder à un répertoire de fonctionnalités pour cataloguer, critiquer et partager des lectures.

Dès 2008, Hachette a joué un rôle pionnier en lançant Lecture Academy, un réseau social entièrement organisé autour des livres jeunesse publiés par l’éditeur

Quel est l’intérêt, pour un éditeur jeunesse, de disposer d’une communauté de lecteurs ? Au-delà d’une indéniable fonction de vitrine pour son catalogue, il s’agit de fédérer un ensemble d’internautes autour de ses livres. De tels sites fonctionnent comme des instruments de promotion des publications, qui sont sans cesse présentées et mises en avant, mais aussi de construction d’une image de marque, processus auquel la communauté d’internautes est associée. Les formes promotionnelles mobilisées entretiennent une relation étroite avec la communauté, qui se trouve engagée dans la dynamique de valorisation des livres et des auteurs publiés. Non seulement les sites sont alimentés en contenus éditoriaux (news, extraits d’œuvre, interviews avec des auteurs, bandes annonces, etc.), mais les internautes sont également invités à commenter les actualités et à participer de diverses façons à l’activité quotidienne de la plateforme.

L’idée est de fidéliser un lectorat, de rassembler une communauté qui apprécie les livres de l’éditeur et qui n’hésite pas à en parler

Les ressorts de la gamification, c’est-à-dire le recours en matière de communication à des techniques empruntées au domaine du jeu, sont utilisés à travers l’organisation de concours, de sondages et de challenges. L’aménagement d’espaces destinés aux fanfictions permet également aux internautes de prolonger, par l’écriture et la lecture, l’univers d’un roman ou d’une série. Indispensable, l’interconnexion avec d’autres réseaux sociaux, Facebook et Twitter en tête, favorise la circulation des informations au-delà du site web. On le comprend, l’idée est de fidéliser un lectorat, de rassembler une communauté qui apprécie les livres de l’éditeur et qui n’hésite pas à en parler, avec en ligne de mire la recherche d’un effet positif sur les ventes. Dans le même temps, la communauté en ligne peut servir à rester à l’écoute des lecteurs, à les interroger sur des choix éditoriaux, à tester auprès d’eux des textes et des couvertures, et à détecter les tendances qui émergent.

Quel profil de lecteur ?

Les réseaux sociaux littéraires et les communautés en ligne d’une manière générale, à plus forte raison lorsque l’édition jeunesse y constitue la thématique centrale, ne manquent pas d’attirer un public d’adolescents et de jeunes adultes. Tout bien considéré, la présence d’un jeune public sur de tels espaces de communication est susceptible de renvoyer à deux registres d’explication. D’un côté, la prise en compte d’aspects purement sociologiques souligne l’appétence d’un public plus jeune pour les nouveaux médias. D’un autre côté, des considérations d’ordre médiatique renvoient au fait que, généralement moins traitée dans les médias traditionnels, la littérature destinée aux jeunes adultes est amenée à investir d’autres espaces de visibilité, en particulier dans l’univers numérique.
L’enquête par questionnaire que nous avons menée en 2013, diffusée sur treize réseaux sociaux littéraires toutes catégories confondues et complétée par près d’un millier de répondants, nous a notamment permis de dégager des éléments de compréhension du public spécialement engagé sur des réseaux jeunes adultes. Il ressort tout d’abord de l’étude que nous avons affaire à 95 % de femmes et à 77 % de personnes dont l’âge ne dépasse pas les 25 ans. Majoritairement des collégiens, des lycéens, des étudiants, et dans une moindre mesure des employés, ces internautes apparaissent en même temps comme de grands lecteurs : 67 % d’entre eux déclarent lire plus de 20 livres par an, principalement dans les domaines de la littérature jeunesse, de la science fiction, de la fantasy et du fantastique. Alors que 60 % des répondants estiment lire des livres exclusivement en format imprimé, 38 % cumulent en revanche la lecture de livres imprimés et celle de livres numériques.

L’intervention des professionnels de la prescription est reléguée au second plan par rapport aux critiques qui circulent sur Internet

Comme nous l’avons dit, l’une des caractéristiques des réseaux sociaux littéraires est de modifier profondément les moyens par lesquels les lecteurs se renseignent sur les œuvres. Interrogés sur les éléments qui influencent leur décision de lire tel ou tel ouvrage, les internautes inscrits sur des réseaux jeunes adultes répondent d’abord et plutôt unanimement, le sujet du livre (cité par 89 % des répondants), notamment à travers son thème, son genre et son résumé, suivi par la couverture (58 %), les critiques sur Internet (46 %), l’auteur (40 %), la recommandation d’un proche (37 %), l’éditeur ou la collection (20 %), loin devant la recommandation d’un libraire ou d’un bibliothécaire (9 %), le prix du livre (7,5 %), les critiques dans les médias traditionnels (5,5 %), les publicités (3 %) ou encore l’obtention d’un prix littéraire (1 %). On le voit, l’intervention des professionnels de la prescription est reléguée au second plan par rapport aux critiques qui circulent sur Internet.
En comparant ces résultats avec ceux obtenus pour les internautes qui fréquentent des réseaux sociaux littéraires à vocation généraliste, il est possible de relever des lignes de rupture. À les écouter, les choix de lecture des individus inscrits sur des réseaux jeunes adultes sont, par rapport aux autres internautes, moins orientés par la figure de l’auteur, mais aussi par les formes traditionnelles de la prescription portées par les médias, les libraires et les bibliothécaires. Dans le même temps, les lecteurs qui fréquentent les réseaux jeunes adultes sont plus réceptifs à l’identité éditoriale (éditeur, collection) et aux signaux visuels qui s’incarnent directement dans l’objet-livre (illustration). Tous ces éléments paraissent aller dans le sens d’une littérature jeunes adultes prise dans des logiques marketing qui imposent une marque éditoriale puissante et suscitent un attachement à des séries, à des univers et à des collections.

Quelles activités en ligne ?

Les internautes font part d’une présence active sur une pluralité de médias sociaux. Derrière Facebook (76 %) qui est le site le plus fréquemment cité, on retrouve les plateformes de partage de vidéos comme Youtube ou Dailymotion (37 %), les blogs personnels (29,5 %), les forums de discussion (27 %) ou encore les plateformes de microblogging dont Twitter est le représentant le plus notoire (25 %). A côté de ces espaces en ligne, les internautes appartiennent donc à des réseaux sociaux consacrés à la littérature jeunes adultes, sur lesquels ils se connectent très régulièrement : 45 % des répondants déclare s’y rendre tous les jours et 43 % de manière hebdomadaire. Ce degré d’engagement élevé est sans doute accentué par la méthodologie de l’enquête, qui a retenu l’attention des individus les plus concernés.

Les critiques de livres publiées en ligne semblent souvent l’occasion d’énoncer des jugements revendiqués comme subjectifs, centrés sur l’affectivité

Lorsque les lecteurs visitent ce type de réseau, c’est d’abord pour consulter les contenus disponibles (86 %), puis pour ajouter des livres à leur bibliothèque virtuelle personnelle (77 %), attribuer des notes (65 %), rédiger des critiques (61 %), échanger avec d’autres personnes (43 %) et participer à des jeux (41 %). Ce qui ressort ici, c’est notamment le fait que les internautes paraissent privilégier les interactions avec la plateforme, avec les outils et les contenus qu’elle propose, plutôt qu’avec les autres membres. Le réseau fonctionne alors comme un « tableau noir », pour reprendre l’expression de Michel Gensollen, utilisé par les internautes pour publier et consulter des contenus, sans nécessairement multiplier les échanges entre eux.
Les contributions mises en ligne par les internautes représentent une ressource essentielle au fonctionnement de n’importe quel média social, qui s’articule par définition autour de l’activité de ses membres. A ce titre, 83 % des internautes engagés sur des réseaux jeunes adultes déclarent y publier des contenus, de quelque nature que ce soit, et plus de la moitié d’entre eux le font au moins une fois par semaine. A bien y regarder, les critiques de livres publiées en ligne semblent souvent l’occasion d’énoncer des jugements revendiqués comme subjectifs, centrés sur l’affectivité et les sensations éprouvées, de se mettre en scène à travers la lecture et de se situer par rapport à d’autres opinions. L’envie de partager, d’exprimer son point de vue et de faire connaître des livres se situe à la base de l’engagement des internautes. Mais la prise de parole personnelle n’est pas le seul moteur des activités de publication, qui obéissent également à une autre logique : garder une trace de ce qu’ils lisent, conserver une archive de leurs impressions au fur et à mesure de leurs lectures, constitue une motivation indéniablement présente dans l’esprit de nombre de lecteurs.

Beaucoup d’internautes affirment lire des avis simplement pour se tenir au courant de l’actualité, pour les comparer avec leur propre opinion ou encore pour acquérir une culture littéraire

Assez logiquement, choisir des livres en se basant sur les informations disponibles sur les réseaux sociaux littéraires est une attitude répandue. Parmi les internautes inscrits sur des réseaux jeunes adultes, 30 % d’entre eux explique suivre toujours ou presque toujours les avis de lecture publiés par d’autres membres, tandis que 56 % s’y réfère de temps en temps. C’est l’envie de faire des découvertes qui guide d’abord leurs actions, c’est-à-dire le fait de trouver de nouveaux auteurs et de nouvelles idées de lecture susceptibles de les intéresser. D’un autre côté, il s’agit pour eux de réduire la prise de risque en s’assurant à l’avance de la qualité d’un livre, en se renseignant sur ce qu’il contient et sur ce que d’autres personnes en ont pensé auparavant. Mais le répertoire des motivations est plus large et beaucoup d’internautes affirment lire des avis simplement pour se tenir au courant de l’actualité, pour les comparer avec leur propre opinion ou encore pour acquérir une culture littéraire.
Ce à quoi les réseaux sociaux littéraires donnent écho, c’est une passion pour la lecture, un besoin d’expression et de partage, de rencontre avec des lecteurs et des livres qui recouvre de multiples dimensions. Les nouvelles approches communautaires tentées par les maisons d’édition et certains acteurs du web littéraire, notamment dans le champ de la littérature jeunes adultes, s’efforcent de prendre en compte cette facette des pratiques virtuelles des lecteurs. Dans ce cadre, on peut parler avec Emmanuelle Ruette-Guyot et Serge Leclerc d’une stratégie de communication qui devient « iter-active », à la fois envisagée sous l’angle de l’interactivité avec le lecteur qu’on associe à la dynamique de valorisation des œuvres, et comme un processus itératif, c’est-à-dire en constant réajustement en fonction des attentes, des besoins, des réactions.

ARTICLE DE LOUIS WIART
PARU INITIALEMENT DANS LA REVUE LECTURE JEUNE N° 158, L’ÉCRITURE DES JEUNES ET LES JEUNES AUTEURS, AUTOMNE 2016

Louis Wiart

docteur en sciences de l’information et de la communication
Il a soutenu une thèse consacrée à la prescription littéraire sur les réseaux socionumériques de lecteurs qui paraîtra courant 2017 aux Presses de l’Enssib. Il poursuit actuellement ses recherches en tant que chercheur postdoctoral (LabSIC / Labex ICCA).