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Se construire grâce au roman miroir

En 2007, dans un dossier sur les lectures « psy » des ados, Jean-Marc Talpin abordait  la construction des jeunes par le biais des romans « miroirs ».

L’homme se construit tout au long de sa vie : il construit son identité, mais aussi le sentiment qu’il a de celle-ci. Il est des périodes calmes, d’autres plus mouvementées, soit pour des raisons de développement (l’adolescence en fait partie), soit pour des raisons conjoncturelles, accidentelles, qui font traumatisme. On parle communément de crise à propos de l’adolescence. Elle n’est pas forcément violente ni bruyante. Par le mot crise, il convient d’entendre, avec le psychanalyste René Kaës1Crise, rupture et dépassement, Dunod, 1979., ces transformations physiques et psychiques, qui s’imposent à lui, qu’il ne comprend pas toujours et qu’il doit aussi se représenter, c’est-à-dire symboliser. Lorsqu’il n’y parvient pas seul, ce qui est fréquent, il va chercher à un autre niveau d’organisation (la famille, le groupe de copains…) un appui, une aide et des repères. Il peut aussi trouver un étayage important dans « le trésor déjà là de la culture2Le Malaise dans la culture, Sigmund Freud, PUF, 2004. », dans les objets et les dispositifs proposés par celle-ci : les livres bien sûr, mais aussi les chansons, les films, les jeux sur ordinateur… Certains romans se présentent, de manière plus ou moins volontaire et explicite, comme miroirs pour les jeunes : ils mettent en scène et en jeu la question de l’identité, qu’elle soit centrée sur l’individu ou en relation avec les autres.

 

Miroir, miroirs…

La construction de l’identité est indissociable d’un processus réflexif qui permet au sujet, en même temps qu’il se construit, de se représenter à lui-même. C’est vrai lors de la petite enfance, ça l’est tout autant à l’adolescence, avec les difficultés que l’on connaît, tant l’image de soi est fragile et peu satisfaisante à cet âge.

Le premier miroir, tel que l’a bien montré Donald W. Winnicott3Jeu et Réalité, Gallimard, 1975 (Folio essais)., est le regard de la mère qui renvoie à l’enfant ses propres émotions contenues. L’enfant ne se représente pas tel qu’il est physiquement mais tel qu’il est (vu par la mère) psychiquement. Le second miroir, décrit par Jacques Lacan4Le Stade du miroir comme formateur du Je, Seuil, 1966., fait référence au moment où l’enfant se reconnaît dans une glace en présence de la mère. Ces deux moments clés s’accompagnent de mots. L’enfant grandit. A côté du miroir-glace, très prisé par les adolescents, le miroir de mots prend une place essentielle : il ne sert pas seulement à dire ce qui est mais aussi à le qualifier, à lier émotions et affects. Ce miroir de mots est en partie porté par les parents, les copains, mais aussi par des tiers culturels qui offrent une distance confortable à l’adolescent. Reflet de l’état psychique du jeune, ce miroir témoigne aussi du regard qu’il porte sur lui-même.

 

Les enjeux psychiques de la lecture

Dans la perspective qui est la nôtre, nous distinguerons trois grands enjeux psychiques de la lecture. Les livres proposent en effet aux adolescents des représentations du monde externe et du monde interne, qui font l’objet d’un travail psychique de mise en mots, de mise en récits, parfois aussi, dans le cas de la bande dessinée, de mise en images. Les romans, et plus encore les romans miroir, s’offrent aux jeunes comme des figures intermédiaires, qui peuvent cependant être inquiétantes pour ceux qui ont un rapport difficile au langage et au monde du livre, connoté socialement.

La lecture permet en premier lieu de figurer et de représenter ce qui était pour le lecteur du registre de l’informe, de l’irreprésenté, voire de l’irreprésentable. Le livre vient mettre des mots sur ce qu’éprouve, et qui souvent éprouve l’adolescent, sur des vécus corporels mais aussi psychiques (angoisses, fantasmes) d’une manière qui n’est ni brutale ni frontale. Il maintient une certaine méconnaissance. Les adolescents peuvent ainsi parler d’eux à travers leurs lectures, de manière inconsciente parfois. Avec leur contenu structuré, les romans permettent de se représenter ce qui ne l’était pas encore (sensations, émotions, affects), de rendre préconscient ou conscient ce qui jusque là était refoulé, pas acceptable comme tel par le moi conscient.

Ce dernier point renvoie à la deuxième fonction de la lecture développée par René Kaës à propos du conte : la légitimation5Contes et Divan. Médiation du conte dans la vie psychique, Dunod, 1984.. Le lecteur retrouve dans l’oeuvre ses propres pensées et les accepte dans la mesure où elles existent chez l’autre (auteur ou narrateur) et où de surcroît elles sont valorisées socialement du fait de leur publication. La légitimation peut concerner deux sentiments fréquents à l’adolescence : la honte et la culpabilité. La honte conduit l’adolescent à s’isoler : il se croit seul à ressentir certaines choses qu’il pense anormales. Elle concerne tout particulièrement l’idéal du moi et le narcissisme. La culpabilité, qui renvoie au surmoi, apparaît lorsque l’adolescent a le sentiment de transgresser des interdits. La légitimation ne signifie pas à l’adolescent qu’il a raison, que ce qu’il pense ou fait est bien (ou mal). Elle lui signifie qu’il n’est pas seul dans son cas et qu’il est possible d’en parler ou de l’écrire. Il en est ainsi des relations conflictuelles aux parents, telles qu’elles sont décrites dans Avec tout ce qu’on a fait pour toi6Seuil, 1995. de Marie Brantôme, du sentiment de solitude dépeint par Brigitte Smadja dans Billie7L’Ecole des loisirs, 1991 (Medium)., de ne pas aimer son corps, thème abordé par Mikaël Ollivier dans La vie en gros8Thierry Magnier, 2001., de l’attirance homosexuelle, abordée par Paula Fox dans Le cerf-volant brisé9L’Ecole des loisirs, 1997 (Medium)., et de mille autres thématiques encore.

La littérature offre enfin aux jeunes un important réservoir de figures auxquelles s’identifier, c’est la troisième fonction de la lecture. L’adolescence est à cet égard complexe : elle témoigne à la fois d’une forte appétence identificatoire, liée à de nouveaux investissements pour s’éloigner des figures parentales, mais aussi d’un refus de l’identification pour conserver (fantasmatiquement) sa pureté narcissique. En matière de lecture, l’identification est d’autant plus facile que les modèles sont fictifs, il n’y a donc aucun risque de les rencontrer et de dépendre d’eux. Cette identification s’appuie sur deux dynamiques. D’une part, l’adolescent se reconnaît dans le livre, ce qui renvoie à la représentation et à la légitimation évoquées plus haut : le livre lui permet de se raconter, de donner une cohérence à ses mouvements psychiques désordonnés. Mais il permet également de s’identifier à des personnages différents de soi, non inquiétants, voire héroïques. Cette identification à des objets en apparence lointains ne doit pas leurrer : la distance sert de couverture à une réelle proximité psychique, le déplacement étant un mécanisme de défense efficace. Il en est ainsi des romans historiques ou de science-fiction, qui jouent du déplacement dans le temps, ou des romans « ethnologiques », qui jouent du déplacement dans l’espace, dans les cultures.

 

Conclusion

Toute une gamme de romans pour adolescents, en particulier les récits de vie, visent un effet miroir. Certains se montrent complaisants, flattent les lecteurs dans le sens de leurs attentes ou fonctionnent dans une simplification qui les réduit à un trait, un symptôme, une caractéristique (sportif, en échec, surdoué, anorexique, étranger, etc). Cela peut les séduire dans un premier temps en les confortant psychiquement et narcissiquement, mais risque de les aliéner à une identification. D’autres romans prouvent au contraire qu’on peut aborder en littérature jeunesse des enjeux psychiques complexes et intriqués quel que soit le registre choisi : grave ou fantaisiste, réaliste ou imaginaire. Au-delà de ces romans qui visent explicitement un effet miroir, c’est toute la littérature qui fonctionne ainsi : le lecteur aime les livres dans lesquels il se reconnaît et se découvre, sans pour autant se mettre à nu vis-à-vis d’autrui. C’est en ceci que la lecture est un jeu, comme le souligne Michel Picard10La Lecture comme jeu, Minuit, 1986. : jeu entre monde psychique et réalité, jeu entre images et mots, jeu aussi entre soi et soi : soi au passé (personnel et familial), au présent (incertain, plus ou moins cohérent) et au futur, futur dans lequel il est difficile pour l’adolescent de se projeter, car cela impliquerait qu’il pense ses propres transformations. Le livre ne se contente donc pas de conforter les adolescents dans l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Il participe aussi à la construction et à l’image de soi, sinon au futur du moins pour le futur.

Publications

  • « Le Passage à l’acte de lire », Les adolescents et la lecture, sous la direction de S. Goffard et A. Lorant-Jolly, CRDP Créteil, 1995.
  • « Lire : de l’entre-prise à l’inter-prêt », La Lecture littéraire n°1, Klincksieck, 1996.
  • « Le lecteur séduit : du pacte à la jouissance », L’école des lettres n°14, juillet 1998.
  • « Lectures, constructions adolescentes de l’identité et réalité », Lire au lycée professionnel, CRDP Grenoble n°35-36, 2001.
  • « Des fractures du moi au Je d’écriture », Les processus psychiques de la médiation, B. Chouvier et al., Dunod, 2002.
  • « Quels enjeux psychiques pour la lecture à l’adolescence? », Bulletin des bibliothèques de France n°3, 2003.
  • « Lire à l’adolescence enjeux psychiques », La lettre de l’enfance et de l’adolescence n°61, Erès, septembre 2006.

Jean-Marc Talpin

Psychologue clinicien, maître de conférence à l’université Lumière-Lyon 2, Jean-Marc Talpin est également membre du Centre de Recherche en Psychologie et Psychopathologie Clinique. Il a soutenu en 1992 une thèse intitulée « Pour une esthétique psychanalytique de la lecture du texte littéraire : lire Marguerite Duras ». Depuis, il travaille régulièrement sur la lecture à l’adolescence et sur la littérature à destination de ce public.

http://www.univ-lyon2.fr/universite/universite-de-lyon/

Références

  • 1
    Crise, rupture et dépassement, Dunod, 1979.
  • 2
    Le Malaise dans la culture, Sigmund Freud, PUF, 2004.
  • 3
    Jeu et Réalité, Gallimard, 1975 (Folio essais).
  • 4
    Le Stade du miroir comme formateur du Je, Seuil, 1966.
  • 5
    Contes et Divan. Médiation du conte dans la vie psychique, Dunod, 1984.
  • 6
    Seuil, 1995.
  • 7
    L’Ecole des loisirs, 1991 (Medium).
  • 8
    Thierry Magnier, 2001.
  • 9
    L’Ecole des loisirs, 1997 (Medium).
  • 10
    La Lecture comme jeu, Minuit, 1986.