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Univers transmédias : quand le spectateur devient créateur

Une série télé dévoile les coulisses de la vie des super-héros Marvel. Les livres imaginaires écrits par un héros de série se retrouvent dans des librairies bien réelles. Des jeux permettent d’incarner les personnages d’un film. Au sein de ces univers complexes, les lecteurs-spectateurs savent désormais naviguer. Les fans, loin de récepteurs passifs, s’emparent de ces modes de narration multiples. À leur tour, ils créent et réinventent les univers fictionnels, redéfinissant ainsi la notion même d’œuvre.

Aujourd’hui, la notion d’univers fictionnel est au centre des préoccupations. Il ne s’agit plus seulement de raconter une histoire, mais de construire un monde duquel émergeront de nombreux récits et personnages. La multiplication des supports (livres, séries télévisées, films, jeux vidéos, jeux de plateaux, cartes, jeux de rôles, etc.) et l’importance d’internet impliquent des modifications dans la narration, mais aussi dans le rapport à la fiction. Pour le jeune lecteur, habitué aux écrans, il est aisé de passer d’un médium à l’autre, pour puiser le contenu qu’il recherche dans la diversité de l’offre. Dès lors, quelle interactivité se met en place entre le lecteur et l’œuvre, et quelles en sont les conséquences ? Comment définir une œuvre ou un canon dans ce contexte ? Quels liens se tissent entre le réel et la fiction, lorsque la fiction envahit l’expérience du réel ?

Développement d’univers fictionnels sur de multiples supports

La place du livre dans la création d’univers multimédias est très diverse. Le contenu littéraire peut être à l’origine de l’univers fictionnel, comme c’est le cas de la série télévisée The Vampire Diaries, adaptée des romans Journal d’un vampire publiés chez Hachette Romans en 1991. Dans d’autres cas, les textes sont produits dans un second temps. La série télévisée Buffy contre les vampires, par exemple, a été étendue sous forme de comics. Parfois, le livre peut être présent à tous ces stades de la création. Pour The Walking Dead, la série de comics publiée chez Delcourt et son adaptation télévisée se développent en parallèle ; des romans complémentaires sont également édités depuis 2012. Ces différents modes opératoires brouillent les hiérarchies traditionnelles et construisent un univers fictionnel tentaculaire. Dans certains cas, ces déclinaisons servent surtout à promouvoir le produit considéré comme central. Néanmoins, parfois, elles s’inscrivent dans une véritable démarche créative, où chaque support apporte sa spécificité. Ainsi, la temporalité de la série télévisée s’intègre dans le quotidien du spectateur, contrairement au cinéma. La série Agents of S.H.I.E.L.D., par exemple, est une sorte de coulisses des grands films Marvel1Comme l’a montré Mehdi Achouche dans sa communication, « La place et le rôle de la série télévisée Agents of S.H.I.E.L.D. au sein de l’univers partagé Marvel », séminaire « Narrations sérielles et Transmédialité », université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, 7 novembre 2014. ; la perte de la dimension épique est compensée par une plus grande proximité avec le spectateur.

D’autres formes émergentes ces dernières années, comme les webséries, développent leurs propres codes, en dehors des chaînes de télévision. Si leurs budgets sont souvent plus limités, elles possèdent cependant une plus grande liberté de format et de contenu. Cette création fictionnelle est nettement caractérisée par une hybridité, une réflexivité et une conception à la frontière entre le monde professionnel et le monde amateur.

Les fans, traqueurs d’indices et décodeurs de fictions

Les lecteurs/spectateurs, conscients du fonctionnement de ces codes narratifs et fictionnels, y sont de plus en plus habitués. Leurs attentes évoluent en conséquence. Ils ont développé, notamment autour des séries télévisées, de véritables compétences de lecture et d’analyse. Ils sont donc aujourd’hui tout à fait acclimatés à des procédés réflexifs ou métafictionnels et, de manière générale, à des fictions complexes. Or, cette complexité est particulièrement intéressante à exploiter dans un contexte crossmédia ou transmédia. Le transmédia consiste à développer une narration sur plusieurs supports, chacun apportant des informations complémentaires ; le crossmédia, lui, est l’adaptation d’un même récit sur plusieurs supports.
Par exemple, dans la série Castle, les romans écrits par le protagoniste de la série ont été publiés dans le monde réel. Par ailleurs, le personnage possède son propre site internet, sa page Facebook et son compte Twitter, comme s’il s’agissait d’une personne existante. Ce dispositif joue sur le métafictionnel et sur les différents niveaux de fiction. Au premier abord, le changement de support donne un effet de réel. Ainsi le livre, image à l’écran, devient un objet concret. Bien entendu, il s’agit d’une stratégie promotionnelle, puisque chacun des produits renvoie à l’autre, créant ainsi de la publicité en interne, mais surtout ces objets résonnent entre eux en matière de narration et de fiction. Heat Wave, le premier roman issu de Castle publié dans la réalité, fonctionne ainsi comme un bonus, donnant accès aux pensées des personnages. Si le roman ne remplace pas la série, il se place à côté pour y renvoyer constamment, de manière ludique. Cette démarche résonne avec un des paradigmes dominants de la fiction contemporaine, celui de l’indice. Les fans traquent l’information et utilisent tous les moyens techniques à leur disposition pour scruter la fiction – ce que Jason Mittell désigne par l’expression « forensic fandom ». Par ailleurs, les fans mettent en commun les informations, par exemple dans des wiki, sortes d’encyclopédies collaboratives. C’est la raison pour laquelle Henry Jenkins parle d’« intelligence collective2H. Jenkins, Convergence Culture : Where old and new media collide, New York University Press, 2006. ». L’idée de décrypter la fiction n’est pas nouvelle, mais est devenue une modalité d’approche très commune.

Dans la série Castle, les romans écrits par le protagoniste de la série ont été publiés dans le monde réel. Par ailleurs, le personnage possède son propre site internet, sa page Facebook et son compte Twitter

Deux éléments essentiels sont ainsi apparus dans le contexte contemporain : l’aspect ludique et l’interactivité et, d’autre part, la réflexion sur le réel. Il est désormais incontournable pour une série télévisée de posséder un site internet proposant divers contenus et interactions aux spectateurs, soit avec l’univers fictionnel (comme un jeu), soit avec les auteurs ou les acteurs. Les réseaux sociaux ont beaucoup contribué à ce que les internautes aient l’impression d’accéder aux coulisses de la production.
Non seulement, le lecteur/spectateur se renseigne, mais il commente, critique et crée du contenu autour de l’univers. Dès lors, la réception individuelle vient s’articuler avec la réception collective. Même s’il n’est pas nouveau d’échanger autour de séries, l’échelle instaurée par internet n’est plus la même. L’interactivité ici ne se joue pas entre le téléspectateur et l’œuvre directement, puisque le téléspectateur n’a pas d’emprise sur la création originale. Pourtant, il va se l’approprier en déclinant divers motifs, en s’identifiant à un personnage dans un jeu, en cherchant une information sur l’univers. L’industrie devance les attentes du lecteur/spectateur en fournissant des espaces pour ces pratiques, bien que cela n’empêche pas les fans de créer également leurs propres espaces.

Lire un roman, une expérience déjà interactive

Avec internet, la notion d’interactivité autour du récit et de la fiction est devenue primordiale. Ainsi, le site internet de The Walking Dead propose quatre menus, watch / explore / play / get (regarder, explorer, jouer, obtenir). Cette répartition représente bien les différentes modalités d’appréhension de la fiction. Dans les faits, plutôt qu’une interactivité, une mise en activité du lecteur/spectateur s’opère souvent. Comme si, finalement, le simple fait de lire ou de regarder un programme était une activité passive, et qu’il fallait engager davantage le lecteur. Pourtant, ces dispositifs, et en particulier ceux proposés par l’industrie, sont la plupart du temps périphériques. Le lecteur/spectateur se sentira-t-il réellement plus impliqué dans l’univers en en incarnant un personnage dans un jeu ? La réponse n’est pas évidente. Bien sûr, le jeu permet d’agir dans l’univers fictionnel. Mais face à un roman, le lecteur n’est pas passif : il réfléchit, il imagine, il s’approprie le contenu, il lui donne éventuellement une suite et s’y investit émotionnellement. La notion d’interactivité, omniprésente sur internet, doit être relativisée. Il ne suffit pas de cliquer sur un lien pour la générer. En revanche, l’expérience est interactive lorsque le lecteur/spectateur est placé au centre du dispositif, lorsque c’est lui qui construit sa propre version de l’univers fictionnel. L’œuvre n’est alors plus seulement un point de départ pour d’autres créations. Elle devient un point de convergence reliant divers éléments préexistants.

L’écriture de fanfiction, une preuve de distance critique

Les théories de la fiction établissent souvent des rapports binaires entre distance et immersion. Mais la réalité des pratiques est plus complexe. La pratique du vidding, qui consiste à créer des montages d’images sur une chanson, montre la complexité du rapport des publics avec l’univers fictionnel. De plus en plus connu et massif, le vidding existe depuis les années 1970 et bien avant le web et les technologies numériques. Cependant, l’évolution des technologies ont favorisé l’accès aux images et à des outils de montage. Internet permet en outre d’échanger avec d’autres fans et de créer des communautés bien plus facilement. Ces vidéos peuvent rendre hommage à une œuvre, en souligner un aspect, énoncer un commentaire ou une critique, développer leur univers ou leurs personnages ou encore les détourner.

Être fan, c’est parfois bien plus qu’aimer quelque chose : c’est choisir d’appartenir à une communauté créative

Les fans s’approprient donc un contenu existant pour en produire un autre, comme dans le cas des fanfictions, hors du système de production habituel et de ses règles. Les fanvids (vidéos de fans) sont une matérialisation des rapports qu’entretiennent les lecteurs/spectateurs avec les œuvres : ce qu’ils pensent sur les œuvres, ce qu’ils imaginent à partir d’elles, etc. Ces créations audiovisuelles prouvent des capacités de montage, un sens du rythme, une compréhension de la manière dont se construit une image ou un discours par l’image animée. On pourrait penser que ces vidéos témoignent d’une immersion complète dans la fiction, mais en fait elles témoignent plutôt d’une compréhension de ses mécanismes qui implique une distance analytique. Elles constituent aussi une manière de se situer par rapport à l’industrie, de revendiquer une création libre, hors des circuits commerciaux. Être fan, c’est parfois bien plus qu’aimer quelque chose : c’est choisir d’appartenir à une communauté créative.

Univers alternatifs : chacun sa vérité ?

Dans ce contexte, la question du canon se pose souvent : où se situe le matériau de base, l’œuvre de référence ? Les lecteurs/spectateurs, eux, ont désormais l’habitude des fictions complexes aux multiples visages. Le contexte transmédia et les productions de fans entrent tout à fait dans ce schéma : plusieurs versions du même univers coexistent sans que l’on puisse déterminer lequel est le vrai, car tous le sont, en fonction de critères différents. La conscience d’investir un monde fictionnel implique la possibilité de le manipuler à l’envi. Après tout, si tel événement se passe aujourd’hui dans ce monde, peut-être que demain une version où cet événement ne se déroule pas sera préférée par le public. Les dispositifs transmédia permettent une appropriation forte de l’œuvre, en tant qu’œuvre, sans nuire pour autant à l’immersion dans la fiction, mais demandant simplement une modulation de cette immersion.

S’il y a bien une tendance, dans la fiction contemporaine, à placer au centre, non le récit mais l’univers, une autre orientation devient majeure : la mise en avant du fait de raconter. Castle en est un bon exemple puisque, en tant que romancier, le protagoniste analyse constamment le réel à l’aune de la fiction. La série How I Met your mother, elle, est entièrement centrée sur un personnage de conteur et sur une question : comment raconter une histoire ? Les personnages qui se construisent eux-mêmes une identité fictionnelle sont fondamentaux dans la fiction contemporaine, parce qu’il s’agit d’un moyen de se situer par rapport au monde contemporain : puisque la fiction est partout, autant prendre la liberté de se définir soi-même. À l’heure des fake news, tout devient potentiellement fiction. Le réel semble se dissoudre dans la multiplication des images, des discours et l’abondance d’information. Les récits fictionnels possèdent alors une pertinence accrue, car ils interrogent l’une des caractéristiques du monde contemporain.

PROPOS RECUEILLIS ET MIS EN FORME PAR ANNE CLERC
ENTRETIEN PARU INITIALEMENT SOUS LE TITRE « IDENTITÉS ADOLESCENTES À L’ÉPREUVE DU VIRTUEL »
PUBLIÉ DANS LE N°126 DE LECTURE JEUNE, À L’HEURE DU VIRTUEL, JUIN 2008

Claire Cornillon
maîtresse de conférences en littérature comparée

Claire Cornillon est agrégée de lettres et docteure en littérature comparée. Ses recherches portent essentiellement sur la littérature et le cinéma de science-fiction, ainsi que sur les séries télévisées et le transmédia. Elle codirige le projet « Narrations sérielles et transmédialité » mené à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Elle est par ailleurs directrice de la rédaction du site d’actualités culturelles www.lintermede.com.

Références

  • 1
    Comme l’a montré Mehdi Achouche dans sa communication, « La place et le rôle de la série télévisée Agents of S.H.I.E.L.D. au sein de l’univers partagé Marvel », séminaire « Narrations sérielles et Transmédialité », université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, 7 novembre 2014.
  • 2
    H. Jenkins, Convergence Culture : Where old and new media collide, New York University Press, 2006.