Dark romance : entretien avec Océane Ghanem et Jenn Guerrieri

La dark romance s’impose depuis quelques années comme l’un des genres les plus lus — et les plus débattus — parmi les jeunes lecteurs et lectrices. Popularisée par des autrices comme Penelope Douglas, L.J. Shen ou, plus récemment, Sarah Rivens en France, elle mêle passions sombres, dynamiques toxiques et récits de reconstruction psychologique. Si le genre séduit un lectorat avide d’émotions fortes, il soulève aussi des critiques : romantisation de la violence, confusion des repères, saturation de trigger warnings

Dans cet entretien, Océane Ghanem et Jenn Guerrieri, autrices emblématiques issues de la plateforme Wattpad et aujourd’hui publiées dans les plus grandes maisons d’édition de romance contemporaine, comme Plumes du Web, reviennent sur leur parcours, leur vision de la littérature sentimentale et les enjeux de l’écriture cathartique. À travers leurs réponses, elles interrogent aussi la réception genrée de la romance, la place de la santé mentale dans leur métier, et les frontières floues entre fiction et société.

À la croisée de la littérature populaire et de l’intime, les œuvres d’Océane Ghanem et de Jenn Guerrieri participent du renouveau contemporain de la romance, en particulier dans sa déclinaison dite « dark ». Revenant sur leurs parcours d’autrices, leurs choix esthétiques et les controverses suscitées par le genre, elles interrogent les fonctions cathartiques et sociales de l’écriture romanesque, tout en mettant en lumière les enjeux professionnels et psychiques de leur activité.

Emeline de Chevron Villette : Pourquoi avez-vous choisi d’écrire de la romance ?

Océane Ghanem : À l’origine, je suis une passionnée de fantasy, et en particulier de bit-lit[1] : j’ai beaucoup lu Nalini Singh, Patricia Briggs, Karen M. Moning… Mes premières affinités littéraires allaient vers ces livres aux plumes soignées et aux univers riches. Ce sont d’ailleurs ces imaginaires qui ont porté mes premiers écrits. Je me suis peu à peu tournée vers la romance parce que c’est ce que je préférais écrire : je parvenais mieux à m’identifier à mes personnages, à développer mes idées avec authenticité. Concernant mes sources d’inspiration, ce sont avant tout certaines thématiques qui me touchent : lorsqu’un sujet m’émeut, je l’explore dans un récit, c’est un moyen pour moi de mieux me comprendre et de reprendre la main sur certains aspects de ma propre vie.

Jenn Guerrieri : Je suis pour ma part une lectrice assidue de romances, en particulier de romances sombres, psychologiques. Je suis entrée dans cet univers notamment avec L.J. Shen et Pénélope Douglas. Cette passion m’a ensuite naturellement donné envie d’écrire et, lorsque je me suis lancée, j’ai découvert à quel point c’était thérapeutique pour moi. Je suis particulièrement inspirée par les univers artistiques, comme la danse, la musique, la peinture, etc.

Lamia Gormit : Qu’est-ce qui fait une bonne romance selon vous ?

JG : En tant qu’autrice, il me semble essentiel de diversifier les thématiques que j’aborde pour exprimer ma créativité. J’aime sortir de ma zone de confort, mes histoires sont très différentes les unes des autres. Du reste, cela dépend aussi des attentes du lecteur : certains ont besoin de s’évader, de se divertir, d’autres sont plus sensibles à la qualité du style ou aux personnages.

OG : Je considère qu’une bonne romance, c’est avant tout une belle plume. J’ai une préférence pour les plumes soignées, poétiques, capables de transmettre des émotions profondes. Dans une dark romance, je pense que la psychologie des personnages est primordiale : lorsque l’on aborde des thématiques sombres, voire dérangeantes, il faut maîtriser ses personnages, qu’ils soient crédibles et nuancés.

LG : De nombreuses romances francophones se déroulent aux États-Unis. Est-ce un attendu du genre ?

JG : Quand nous avons commencé à écrire, aux alentours de 2017, les romances se situaient effectivement souvent aux États-Unis, un pays qui suscitait beaucoup de fascination à l’époque. À mon sens, une histoire campée dans un pays étranger permet au lectorat de s’évader, de voyager. Aujourd’hui, je trouve que les décors sont de plus en plus variés. On voit émerger des histoires ancrées en Europe, au Royaume-Uni ou au Brésil, je pense notamment au roman de Marine M.L., Le Serpent et la Mule. Avec Océane, nous avons aussi coécrit un roman dans un décor parisien, L’Art du trompe-l’œil, où l’on aborde les beaux-arts.

OG : À mon avis, si l’on écrit une romance qui se déroule dans un environnement familier, nous avons tendance à y projeter des éléments de notre quotidien, voire des convictions personnelles ou politiques. Or, ce sont des choses que les lecteurs ne recherchent pas forcément dans une œuvre destinée à divertir. Le choix d’un cadre étranger nous permet donc une plus grande liberté narrative : une société que l’on connaît moins a une influence moindre sur notre écriture, ouvrant davantage de possibilités créatives. Lorsque nos lectrices françaises ont lu L’Art du trompe-l’œil, par exemple, elles n’ont sûrement pas reconnu le Paris dans lequel elles évoluent au quotidien. C’est un Paris romanesque, idéalisé, en décalage avec ce tout qu’elles connaissent !

LG : L’écriture de dark romance est-elle pour vous une forme de catharsis ? 

JG : Oui, tout à fait. Dans mon dernier livre, Blue Savior, une dark romance centrée sur la dépression, je me suis directement inspirée de mon propre vécu. L’écriture m’a permis de mieux comprendre ce que je traversais, de mettre des mots sur cet état que j’avais moi-même connu. Dans L’Art du trompe-l’œil, nous avons aussi abordé avec Océane le cyberharcèlement parce qu’on l’a toutes les deux vécu. Écrire à ce sujet relevait autant, je crois, du besoin de témoigner que de celui de guérir. L’écriture est plus qu’un moyen d’expression pour moi, c’est un exutoire, voire une thérapie. 

LG : Les détracteurs de la dark romance lui reprochent de romantiser des violences extrêmes. Que leur répondez-vous ?

OG : Ces violences renvoient à une réalité sociale, celle d’une société encore très violente à l’égard des femmes. On ne peut pas reprocher aux autrices d’écrire sur ce qu’elles connaissent et subissent au quotidien. Il me semble qu’aborder les violences sexistes et sexuelles dans les dark romances est effectivement une forme de réappropriation, une manière de traiter un fait de société en montrant qu’il est souvent possible de s’en relever et de dépasser un statut de victime. J’exclus de mon propos les livres qui idéalisent ou banalisent le viol : ces thématiques doivent être traitées avec sérieux et de manière respectueuse.

JG : Oui, et le genre a beaucoup évolué. Aujourd’hui, les dark romances mettent en lumière de plus en plus de figures féminines fortes, comme le personnage de King qu’a écrit Océane dans Les Oiseaux de la liberté, ou mon personnage dans L’Aube écarlate, une femme déterminée, loyale et dévouée à sa famille, qui se bat. Par ailleurs, concernant les détracteurs, la romantasy est quasiment épargnée par les critiques, alors qu’on y trouve des thématiques similaires à la dark romance : personnages maltraités, traumatismes, violence… Je pense que les détracteurs de la dark romance la connaissent finalement assez peu ; à mon sens, il faut éviter les généralisations relatives au genre, et évoquer plutôt les livres en eux-mêmes.

EdCV : Que pensez-vous des trigger warnings ?

JG : Lorsque j’ai publié ma première romance, en 2019, les trigger warnings n’étaient pas vraiment pris en compte. Aujourd’hui, nous veillons à inclure en début d’ouvrage une liste d’avertissements sur les thématiques sensibles abordées, parfois accompagnée d’un mot de l’auteur ou de l’autrice afin de contextualiser et de prévenir le lectorat. Je crois que le succès de la dark romance a pris tout le monde de court, notamment après le phénomène Captive, de Sarah Rivens. Il est donc essentiel, selon moi, de poursuivre ce travail de mise en garde, et de mieux informer les libraires et l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre et de la médiation. On voit encore trop de jeunes adolescents avec des livres qui devraient être réservés à un public majeur.  

OG : À mon sens, il faut également redéfinir et insister sur les différentes branches de la romance : le new adult[2] n’est pas du young adult[3], le premier implique des scènes de smut[4] destinées à un public adulte et averti. De plus, les couvertures de new adult font parfois penser à du young adult, le milieu éditorial jouant avec cette limite floue entre les deux. Ce ne sont pas les jeunes eux-mêmes qui verront le problème avec des scènes particulièrement graphiques ou explicites dans certains livres, il faut que l’on puisse les conseiller correctement.

LG : Selon vous, à quel public vos œuvres s’adressent-elles ?

OG : Cela dépend des livres. Meri Jaan, par exemple, ne me semble pas adapté à un public de moins de 18 ans. Le roman contient de nombreuses scènes explicites et aborde frontalement la question de la sexualité féminine, qui peut être mal comprise ou mal interprétée sans une certaine expérience et maturité. À l’inverse, Losers’ Fraternity, coécrit avec Jenn, porte des messages positifs et peut, selon moi, être lu dès 15 ans.

JG : Je situe mon cœur de cible entre 16 et 25 ans, même si, en salon, nous rencontrons aussi des lecteurs et lectrices beaucoup plus jeunes ou plus âgés. Il me semble que cela dépend aussi en grande partie de la maturité de chacun. Je conseillerais par exemple Tainted Hearts à partir de 16 ans, tout en soulignant l’importance de bien prendre connaissance des trigger warnings. Le roman aborde le thème de la reconstruction après un viol, avec notamment une scène explicite présentée sous forme de flashback dans le deuxième tome. Par ailleurs, la relation entre les deux protagonistes est toxique, haineuse, ce qui nécessite un certain recul : les jeunes lectrices doivent être en mesure de distinguer clairement la réalité de la fiction.

EdCV : Pensez-vous que les romances sont aussi souvent décriées car écrites majoritairement par des femmes ?

OG : Oui, il existe encore beaucoup de misogynie, même chez certains professionnels du livre comme les commerciaux ou les libraires – j’en ai moi-même fait l’expérience. La romance souffre aussi souvent d’une forme de mépris, sans doute parce qu’elle est accessible, alors que c’est cette accessibilité qui lui permet de toucher un très large public en abordant des thématiques universelles. C’est de plus un genre qui évolue avec son temps : notre conscience collective s’affirme, nos engagements sont plus visibles et les réseaux sociaux peuvent porter notre voix. Ce genre a toujours été un espace d’expression et de prise de position, mais aujourd’hui je trouve qu’il est plus assumé. Les nouvelles générations sont plus conscientes de ce qu’elles lisent et revendiquent ce qu’elles ont envie de lire.

JG : J’ai été pour ma part assez épargnée par les remarques sexistes concernant mes livres mais je sais que ce type de commentaires reste fréquent. La romance a longtemps souffert de cette réputation injuste, reléguée au « roman de gare ». Aujourd’hui, elle a en effet beaucoup évolué, on y aborde des sujets de société importants comme la santé mentale, le harcèlement scolaire, la diversité, etc. Des thématiques qui résonnent particulièrement auprès des jeunes. C’est un genre qui offre un espace d’évasion mais qui est aussi un moyen de s’identifier, de se sentir écouté. Aujourd’hui, l’aspect communautaire autour de la romance est très fort et porté par les réseaux : il y a de plus en plus de clubs de lecture 100 % romance, de salons 100 % romance, d’influenceurs, etc.

LG : Y-a-t-il des questions que vous aimeriez qu’on vous pose en tant qu’écrivaines ?

JG : La question de la santé mentale des auteurs et autrices ! Dans notre entourage, beaucoup ignorent les phases sombres que l’on peut traverser. C’est un privilège de vivre de sa passion mais, en coulisses, certaines réalités sont vraiment difficiles. Ce qui me pèse le plus, c’est la précarité de ce métier : la source de revenu est instable, elle ne permet aucune projection à long terme. C’est une dimension ignorée du milieu, qui concerne aussi celles et ceux qui ont énormément de succès.

OG : La pression est aussi très difficile : une phrase mal formulée peut tout faire basculer, la peur de décevoir les lectrices est constante. À cela s’ajoutent effectivement la précarité, l’isolement face à l’écran. La cadence est particulièrement exigeante en romance, c’est l’un des seuls genres où l’on attend autant de publications de la part des auteurs. Nos éditrices nous soutiennent, mais les échanges restent avant tout professionnels. Nous avançons dans la tempête en essayant de préserver notre santé mentale, alors même que nous sommes les moins rémunérées. C’est un équilibre précaire, assez anxiogène.

Propos recueillis et mis en forme par Lamia Gormit, rédactrice en chef de la revue Lecture Jeune, et Emeline de Chevron Villette, assistante de la rédaction

Entretien avec Océane Ghanem et Jenn Guerrieri, autrices de romances sombres, publié préalablement dans Lecture Jeune

Découvrez d’autres entretiens et articles de spécialistes dans le numéro spécial romance et dark romance de Lecture Jeune.

N’hésitez pas à vous former sur la question en vous inscrivant au parcours « 50 nuances de romances : de la comédie romantique à la dark romance, appréhender la romance et son public »


[1] Sous-genre littéraire de fantasy urbaine qui met en scène des vampires, des monstres et des créatures surnaturelles

[2] Terme créé pour le différencier du young adult, parce que concernant des livres s’adressant à un public plus âgé et plus averti 

[3] Catégorie éditoriale se référant aux livres destinés à un public entre 12 et 18 ans

[4] Scènes érotiques explicites

Amener les adolescents à la lecture : la mission de Lecture Jeunesse

rapport d'activité 2024 Lecture Jeunesse

L’année 2024 marque une étape majeure pour Lecture Jeunesse, association qui célèbre son cinquantenaire en poursuivant sa mission : accompagner les médiateurs de la lecture et de l’écriture dans leur compréhension des pratiques culturelles des jeunes à l’ère des grandes mutations culturelles et numériques. Comment amener les adolescents vers la lecture et l’écriture ? Le rapport d’activité 2024, récemment publié, met en lumière une année riche en actions de terrain, en réflexions prospectives et en engagements concrets en faveur de la jeunesse, de la diversité et de l’égalité des chances.

Intelligence artificielle et lecture des adolescents : une priorité renforcée

Au cœur des priorités figurant dans le rapport d’activité, l’impact de l’intelligence artificielle sur les pratiques culturelles des adolescents y a toute sa place.  Depuis 2021, Lecture Jeunesse a initié une analyse autour de l’intelligence artificielle avec la revue Lecture Jeune n°180. Elle souhaite maintenant mieux comprendre comment les outils d’IA transforment la manière dont les jeunes lisent, écrivent et accèdent à l’information. Cette réflexion, structurée par l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents, se prolongera en 2025 avec des actions concrètes :

  • mise à disposition de ressources pédagogiques ;
  • accompagnement des professionnels ;
  • sensibilisation des jeunes à une utilisation critique et éthique de ces technologies.

La lecture, un droit culturel affirmé lors du colloque de l’Observatoire

L’un des temps forts de l’année fut sans conteste le colloque organisé au Parlement européen, dans le cadre prestigieux de Strasbourg Capitale mondiale du livre UNESCO 2024. Le rapport d’activité montre que cet événement a marqué une ouverture européenne forte pour Lecture Jeunesse. Il a réuni experts, chercheurs, enseignants et décideurs publics autour des enjeux de la lecture à l’ère numérique. Les différentes contributions affirment la volonté de l’association :

  • d’amener les adolescents à la lecture ;
  • de lutter contre le décrochage scolaire ;
  • de favoriser l’accès à la culture aux lecteurs empêchés.

Lutter contre les stéréotypes de genre dans la littérature jeunesse

L’année 2024 a également été marquée par la publication d’une étude inédite. Celle-ci analyse la représentation des filles dans les ouvrages de littérature jeunesse à contenu scientifique. Cette recherche met en lumière une amélioration notable. En effet, la majorité des ouvrages étudiés intègrent désormais des personnages féminins actifs et valorisés dans les sciences. Dans un tiers des cas, il en ressort une volonté explicite de lutter contre les inégalités de genre.

Cependant, l’étude révèle aussi la persistance de stéréotypes, notamment l’image des filles scientifiques comme des figures d’exception, surdouées et à part, ou encore leur association fréquente à des qualités émotionnelles ou liées au care. Ces représentations dans les livres contribuent à entretenir des normes implicites dès le plus jeune âge, freinant l’identification des adolescentes aux domaines scientifiques.

En mettant ces biais en lumière, Lecture Jeunesse entend sensibiliser les acteurs du livre, de l’éducation et de la culture. Il s’agit de les inciter à promouvoir des représentations plus justes, plus inclusives et véritablement émancipatrices pour les adolescentes.

Numook, Cortex, Utop : des projets pédagogiques pour amener les adolescents à la lecture

En 2024, Lecture Jeunesse a consolidé ses trois projets emblématiques : Numook, Cortex et Utop. Ces dispositifs sont déployés dans toute la France, y compris les territoires ultramarins. Ils permettent aux jeunes de s’emparer d’outils numériques pour créer, écrire et débattre. Chacun à leur manière fait entendre la voix des jeunes :

  • Numook permet la réalisation de livres numériques collaboratifs grâce à des ateliers d’écriture ;
  • Cortex initie à l’esprit critique par des débats argumentés sous forme de podcasts ;
  • Utop explore les imaginaires futurs à travers des ateliers de fiction spéculative et de lecture.

Ces projets, dont le but est d’amener les adolescents à la lecture, incarnent la volonté de Lecture Jeunesse de valoriser l’expression des jeunes, leur créativité et leur pensée critique.

Éducation hors cadre scolaire : aller à la rencontre de tous les jeunes

Une des nouveautés de l’année réside dans l’expérimentation d’interventions en milieu extra-scolaire, notamment avec le CLAVIM. Cette expérience a démontré tout le potentiel des outils de Lecture Jeunesse pour toucher un public plus large. Aller vers des jeunes parfois éloignés des institutions culturelles ou éducatives traditionnelles est essentiel. Ce succès ouvre la voie à une extension vers les espaces périscolaires, associatifs ou informels. L’association a pour ambition de faire de la lecture un levier d’inclusion.

Un fil rouge entre formations et revues

Le rapport met également en lumière les liens entre la richesse éditoriale de 2024 et l’offre de formation. L’Observatoire a publié plusieurs études sur la lecture et l’écriture et revues thématiques sur les pratiques culturelles des jeunes qui nourrissent la réflexion des professionnels de la culture et de l’éducation. Lecture Jeunesse a notamment animé un webinaire sur la dark romance et prévoit de sortir en juin 2025 une revue professionnelle sur le sujet. L’ensemble de ces actions témoigne d’une dynamique collective et collaborative, au service de la démocratisation de la lecture des 11-18 ans.

Retrouvez le rapport complet ici

Pratiques de lecture des jeunes : décryptage du rapport 2025 du CNL

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Lecture Jeunesse accueille avec intérêt la 6ème édition du baromètre 2025 « les Français et la lecture » menée par le Centre national du livre (CNL) en partenariat avec IPSOS, et vous propose une analyse centrée sur les pratiques de lecture des jeunes âgés de 15 à 24 ans. Globalement, la part des adolescents se déclarant lecteurs réguliers se stabilise autour de 51 %, tandis que ce taux diminue chez les Français plus âgés, notamment entre 35 et 64 ans. Toutefois, la proportion de jeunes lisant plus de cinq livres par an chute de 7 points. En moyenne, les 15-24 ans lisent 21 livres par an, soit une baisse de 8 livres par rapport à 2023. Quels sont les genres de livres qui rencontrent un succès auprès des adolescents ? Comment décrypter leurs habitudes de lecture ? Retrouvez les points essentiels du rapport du CNL 2025.

Les usages numériques des jeunes peuvent avoir des liens avec leurs pratiques littéraires

Concernant les pratiques littéraires des adolescents, l’étude met en évidence la concurrence entre temps de lecture et temps d’écran. Ces deux utilisations s’entremêlent de plus en plus dans le quotidien des jeunes. Le temps de lecture quotidien des adolescents est en baisse – 28 minutes en moyenne – face aux cinq heures passées sur les écrans. Pourtant, ces usages numériques nourrissent aussi l’envie de lire : 75 % des 15-19 ans déclarent avoir eu envie de lire un livre après avoir vu son adaptation, et 91 % des 15-24 ans ont été incités à acheter un livre découvert sur Internet. Ils sont également les plus gros consommateurs de livres audio (58 %).

Mieux comprendre les adolescents pour mieux les accompagner

Face à ces pratiques de lecture hybrides, il est essentiel de mieux comprendre les comportements des moins de 25 ans. Lecture Jeunesse s’appuie sur une démarche scientifique rigoureuse pour analyser les usages de lecture des jeunes et fournir des outils concrets aux professionnels de l’éducation, de la culture et du livre. L’objectif est clair : accompagner les jeunes sans opposer numérique et lecture, mais en valorisant toutes les formes de lecture – fictionnelle, documentaire, informationnelle.

L’enjeu : réinventer les pratiques de lecture des jeunes

Il devient donc nécessaire de changer les représentations de la lecture pour en faire une pratique collective, en résonance avec l’importance du groupe à cet âge. Travailler sur les complémentarités entre lecture et écrans, c’est aussi reconnaître les nouvelles formes d’accès aux récits et susciter un engagement durable des jeunes lecteurs.

Zoom sur un phénomène littéraire marquant : la romance chez les adolescents

Dans ce contexte, les romans sentimentaux – notamment la New Romance – occupent une place centrale chez les 15-19 ans. Ce genre représente désormais 47 % de leurs lectures romanesques. De plus, 27 % d’entre eux lisent de la Dark Romance, contre seulement 6 % chez les 35-49 ans. Ce phénomène ne peut être ignoré : il nécessite d’être compris, accompagné et analysé avec nuance.

Une posture éducative adaptée : comprendre les goûts littéraires des jeunes sans les juger

Les adultes – parents, enseignants, médiateurs – doivent s’approprier ces nouvelles pratiques de lecture avec bienveillance. Lecture Jeunesse propose des ressources pour les aider :

  • bibliographies adaptées ;
  • analyses critiques ;
  • formations professionnelles.

Le webinaire de décembre 2024 sur la Dark Romance, rapidement complet, témoigne de l’intérêt croissant pour ces sujets. Il est désormais disponible en replay sur demande.

Des ressources concrètes pour les professionnels du livre et de l’éducation

La revue Lecture Jeune de juin 2025 approfondira cette thématique sous l’angle « L’économie du désir : de #MeToo à la Dark Romance », avec une bibliographie élaborée par une enseignante de collège. En complément, une formation intitulée « 50 nuances de romances : De la comédie romantique à la Dark Romance » sera proposée en octobre 2025 pour mieux appréhender ces lectures et leur public.

Agir maintenant pour les lecteurs de demain

Si la baisse tendancielle de la pratique de la lecture chez les jeunes suscite des inquiétudes légitimes, elle appelle surtout à l’action. Comprendre les pratiques culturelles des adolescents d’aujourd’hui est indispensable pour les aider à devenir, demain, des lecteurs engagés. Il est possible d’éveiller leur curiosité, de leur transmettre le goût des mots, et de les reconnecter à leur bibliothèque de quartier, espace vivant d’exploration et de partage.

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Journée internationale des femmes et des filles de science : événement « Filles, sciences et culture »

Le 11 février, Journée internationale des femmes et des filles de science, met à l’honneur leur accès et leur participation aux sciences. C’est donc tout naturellement que Lecture Jeunesse a choisi cette date symbolique pour organiser, au sein de la Maison Poincaré, l’événement « Filles, sciences et culture » soutenu par le Ministère de la Culture et le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.
Comment valoriser les disciplines scientifiques auprès des adolescents et les ouvrir plus largement aux filles ?

L’événement a été suivi en direct par 160 professionnels, et la vidéo diffusée sur la page de l’Institut Poincaré a cumulé 420 vues avant d’être mise en ligne sur la chaîne YouTube de Lecture Jeunesse.

Un contexte alarmant pour les filles et les sciences

L’ouverture de la journée a été marquée par l’intervention de plusieurs acteurs institutionnels, soulignant les inégalités persistantes entre les hommes et les femmes dans les filières scientifiques. Comme l’a rappelé Marie-Christine Ferrandon, Présidente de Lecture Jeunesse, le Baromètre de l’esprit critique d’Universcience montre que, bien que 69 % des sondés s’intéressent aux sciences, il persiste des disparités notables en termes de genre et de milieux socio-professionnels1https://www.universcience.fr/fr/esprit-critique/barometre-esprit-critique-2024.

Olivier Marco, Chef du département des relations entre science et société du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a insisté sur l’importance de lutter contre les biais de genre qui freinent la société de bénéficier des talents féminins. Il a rappelé que les efforts pour renforcer l’esprit critique des jeunes passent par un changement des représentations culturelles.

Gaëlle de Naurois, Chargée de mission pour la culture scientifique et le dialogue Sciences-Société au Ministère de la Culture, a également souligné que l’accès à la culture scientifique reste biaisé par des stéréotypes genrés, surtout dans les mathématiques, où les chiffres sont frappants : même si 40 % des enseignants chercheurs sont des femmes, il y a seulement 22 % de femmes professeures de mathématiques à l’université, et 14 % dans le domaine des mathématiques pures. Gaëlle de Naurois a également rappelé l’importante pour le Ministère de favoriser la lecture plaisir des sciences auprès des jeunes filles.

Conférence introductive : le grand chantier pour l’avenir de l’égalité filles-garçons en sciences se joue sur les réseaux sociaux

Emmanuelle Larroque, entrepreneuse sociale, Fondatrice de Social Builder, association pionnière de l’accès des femmes aux métiers d’avenir et du numérique, et autrice de « Tu seras scientifique, ma fille ! » (Vuibert, 2024)2https://www.vuibert.fr/ouvrage/9782311151060-tu-seras-scientifique-ma-fille a livré une conférence sur le rôle crucial des réseaux sociaux dans l’orientation des jeunes filles vers les sciences.

En France, la proportion de filles dans les disciplines mathématiques a chuté de 5 % et elles ne représentent plus que 28% des inscriptions en écoles d’ingénieur. Le monde technocentré qui nous entoure va cependant requérir des filles et des femmes de maîtriser des compétences scientifiques et numériques.
Une part non négligeable de jeunes déclarent être inspirée par les réseaux sociaux dans leurs choix de carrières3Enquête DEWALT et WorldSkills International, 2025. Les filles entre 12 à 15 ans passent en moyenne deux heures par jour sur les réseaux sociaux. Ce sont des vecteurs importants de socialisation et de construction identitaire. Selon Emmanuelle Larroque, ces plateformes représentent donc une opportunité unique de promouvoir des modèles féminins et des parcours scientifiques accessibles.

Toutefois, des défis existent, comme le harcèlement et les violences sexistes en ligne (notamment via le détournement du hashtag #GirlMath, souvent dirigées contre les femmes visibles dans ces domaines4Voir un article de presse sur le sujet du Huffington Post : « Girl Math’, cette tendance TikTok sur les femmes et l’argent joue avec des clichés sexistes » (Huffington Post, 2023). La conférencière rappelle ainsi la nécessité de trouver une façon de sécuriser les jeunes filles sur cet espace.

Emmanuelle Larroque a souligné l’importance de créer des contenus intergénérationnels pour sensibiliser aussi bien les jeunes filles que leurs parents, qui jouent un rôle déterminant dans les choix d’orientation. Elle a plaidé pour la mise en place de formations pour accompagner l’usage des réseaux sociaux, ainsi que de temps de partage autour des programmes culturels qui intégreraient aussi de la prévention, en impliquant les familles.

Conclusion de l’étude sur les représentations féminines scientifiques dans la littérature ado contemporaine : c’est bien mais… peut mieux faire !

Notre association a ensuite présenté les résultats de son étude « Science au féminin » qui explore les représentations des femmes scientifiques dans les ouvrages destinés aux adolescents de la production éditoriale très contemporaine (2021-2024). Christine Mongenot et Aurore Mantel, co-rédactrices du rapport, ont respectivement introduit l’étude et présenté les résultats les plus saillants.
Les stéréotypes culturels s’installent dès le plus jeune âge et produisent des normes implicites et intériorisées qui vont expliquer les disparités en sciences. Celles-ci sont transmises aussi à travers les objets culturels variés (films, réseaux sociaux, jeux vidéo, livres, etc.). Comment la production éditoriale véhicule-t-elle des stéréotypes qui se construisent au sein des ouvrages ? L’étude essaye notamment de se détacher d’une approche purement quantitative, ainsi que d’embrasser l’ensemble des catégories de livres pour analyser les stéréotypes genrés.

L’étude a mis en avant des progrès, avec une intention des acteurs éditoriaux de revaloriser la place des femmes en sciences (parfois avec une démarche très explicite : 32 % des ouvrages affichent une démarche explicite de lutte contre les inégalités de genre en science ou mentionnent cet enjeu), et une augmentation des figures féminines fictives et réelles dans les livres (95 % des récits comportent au moins un protagoniste féminin et 77 % des récits mettent en scène des personnages féminins actifs dans l’histoire, qui prennent des décisions, agissent et influencent le cours des événements). Les femmes sont de plus en plus représentées comme des sachantes ou des médiatrices dans des positions de savoir scientifique.

Cependant, il persiste des écueils et une sous-représentation des femmes scientifiques réelles.
Il existe notamment des stéréotypes assez répandus dans les fictions, de filles qui aiment les sciences représentées comme des surdouées un peu à part, ce qui a tendance à véhiculer l’idée que les filles qui réussissent en sciences sont une exception avec un don inné (48 % des ouvrages de fiction analysés). Il y a aussi l’association des figures féminines à des qualités émotionnelles, et elles sont souvent associées à la nature et au care (70 % des ouvrages du corpus).

La table ronde : vers une inclusion systémique dans les actions de médiation

La table ronde animée par Agathe Franck a réuni plusieurs intervenantes, dont Héloïse Dufour, directrice du Cercle FSER, Leïla Bessila, doctorante et créatrice de l’exposition « Lumière sur les Femmes de Sciences » et intervenante pour la Fondation l’Oréal, et Noémie Lozac’h-Villain, directrice de l’association de culture scientifique Accustica. Héloïse Dufour et Noémie Lozac’h-Villain sont aussi membres du consortium ETOS (Egalité, Territoires et Orientation Scientifique). Les discussions ont abordé l’importance d’intégrer les inégalités de genre dès le plus jeune âge dans la médiation scientifique, et d’impliquer l’ensemble des acteurs de la société : enseignants, parents, psychologues, et communautés scientifiques.

Noémie Lozac’h-Villain a partagé la vision de son association, Accustica, qui s’efforce de transformer la société en brisant les stéréotypes de genre. Elle a souligné que les interventions isolées, bien qu’importantes, ne suffisent pas à changer durablement les mentalités. Accustica a notamment organisé l’exposition Les filles, osez les sciences, à Laval, pour sensibiliser aux inégalités dans les parcours scientifiques féminins. Toutefois, Noémie Lozac’h-Villain a insisté sur la nécessité de dépasser cette approche, qui fait porter la responsabilité du changement aux filles elles-mêmes, et de réfléchir à un changement systémique. Il est donc important de former non seulement les élèves, mais aussi les chercheurs, les enseignants et les parents pour lutter contre les stéréotypes.

Elle a rappelé que la question du genre ne doit pas être isolée des autres formes de discrimination, en particulier dans les régions rurales où les jeunes, filles comme garçons, sont parfois éloignés des études supérieures.

Leïla Bessila a, quant à elle, partagé l’expérience de son exposition, qui cherche à avoir un impact grâce à la diversité des femmes scientifiques présentées, inspirant non seulement les filles, mais aussi les garçons. Elle a insisté sur l’importance de montrer des modèles qui résonnent avec les jeunes de toutes origines sociales et géographiques.

Enfin, Héloïse Dufour a présenté brièvement l’expérimentation du parcours sur l’année scolaire mené par le Cercle FSER qui consiste en une session sur les biais inconscients, une rencontre en speed-meeting avec des chercheurs et chercheurs, d’une visite de laboratoire et d’un wikithon.

L’un des grands sujets abordés durant la table ronde fut celui de la non-mixité dans les initiatives visant à encourager l’orientation des filles vers les sciences. Plusieurs arguments ont émergé quant aux avantages et aux limites de cette approche.

Les discussions ont montré que la non-mixité temporaire offre un espace sécurisé aux filles pour échanger librement et s’approprier des modèles scientifiques féminins. Cet isolement temporaire permet aux filles de prendre confiance en elles et de s’extraire des pressions sociales ou des stéréotypes véhiculés par leurs pairs masculins. Des actions en non-mixité, comme des visites dans des facultés ou des rencontres avec des femmes scientifiques, ont parfois eu des effets positifs sur la motivation et l’implication des filles dans les disciplines scientifiques. L’utilisation de la non-mixité permet aussi parfois d’adapter les activités proposées, pour favoriser par exemple les expériences et l’utilisation du dessin pour donner aux jeunes filles confiance en elles.

Cependant, cette approche soulève aussi des questions. Il est essentiel de ne pas exclure les garçons du dialogue sur les stéréotypes de genre, car les inégalités dans les sciences sont un problème de société dans son ensemble, et non exclusivement féminin. Si les garçons ne sont pas sensibilisés et éduqués sur ces questions, ils continueront à reproduire les biais et les stéréotypes dans leurs rôles futurs, que ce soit en tant que collègues, recruteurs ou même parents. De plus, la non-mixité peut parfois être perçue comme une division artificielle, ne reflétant pas la réalité des environnements de travail mixtes dans lesquels les filles seront amenées à évoluer.

Ainsi, il est apparu qu’il est nécessaire de trouver un équilibre : proposer des moments en non-mixité pour permettre aux filles de s’affirmer, tout en incluant aussi les garçons dans la réflexion pour créer un environnement globalement plus égalitaire.

Un autre sujet central de la table ronde portait sur la question de l’évaluation des initiatives visant à promouvoir l’égalité des genres dans les filières scientifiques. Les intervenantes ont souligné que, bien que de nombreuses actions aient été mises en place, leur efficacité n’est pas toujours mesurée de manière cohérente ou systématique. Pour rendre ces actions durables et efficaces, il est essentiel de mettre en place des indicateurs communs afin d’évaluer leur impact sur les jeunes filles et sur la société en général. Ces indicateurs doivent permettre de mesurer non seulement le nombre de filles orientées vers les sciences, mais aussi des critères plus qualitatifs comme la manière dont elles se perçoivent dans ces domaines, leur confiance en elles, et leur sentiment de légitimité.

Enfin, il a été rappelé que les facteurs sociaux et culturels varient selon les contextes. Dans certaines régions, comme les zones rurales, la question du genre n’est pas toujours la priorité. Il est donc nécessaire d’adapter les interventions en fonction des réalités locales et de ne pas appliquer des solutions standardisées. Une évaluation des besoins spécifiques à chaque territoire est un préalable essentiel pour garantir la pertinence des actions menées.

Il est possible de consulter d’autres leviers pour les actions de médiation scientifique dans le dernier rapport de Lecture Jeunesse :

Pourquoi l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents de Lecture Jeunesse ?

Cet événement se place dans la lignée des travaux de l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents : depuis son lancement en 2017, celui-ci a notamment porté son attention sur les pratiques de lecture des jeunes concernant des sujets scientifiques, sur l’incidence des différents types et genres de lecture dans la construction d’une démarche critique et/ou scientifique. Cela fait donc plus de 8 ans que l’Observatoire file cette thématique à travers ses colloques, ses publications et plusieurs enquêtes, en s’efforçant de fournir aux médiateurs de la lecture une information éclairée sur une problématique très actuelle et des conclusions concrètes qui leur permettent de repenser leurs choix de corpus choisis lorsqu’ils conçoivent leurs dispositifs. L’événement s’inscrit donc dans une démarche d’une grande cohérence. En repartant de certains résultats de l’enquête menée par Clémence Perronnet pour Lecture Jeunesse5« L’influence des objets et des pratiques culturelles sur l’orientation des filles dans des filières scientifiques » (2023), qui s’intéressait plus globalement au rôle des objets culturels, toutes catégories confondues, dans l’orientation des filles vers les filières scientifiques, l’association s’est recentrée sur le livre via deux études publiées début 2025.

Pour aller plus loin

Références

L’intelligence artificielle générative : Un nouvel acteur de la désinformation ?

Le 9 janvier 2025, l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents de Lecture Jeunesse a pu assister à une conférence sur les liens entre l’intelligence artificielle (IA) générative et la désinformation, organisée dans le cadre du cycle proposé par l’initiative « IA responsable » de SCAI (Sorbonne Université). Cet événement, labellisé par le Sommet mondial pour l’action sur l’IA 2025, s’inscrit dans un contexte où les nouvelles technologies, et en particulier l’IA, sont devenues omniprésentes dans notre quotidien (seulement 1 à 2% de la salle n’avait consulté aucun réseau social ou IA dans les 3 derniers jours). Loin d’être une simple avancée technologique, l’IA, et notamment l’IA générative, s’impose comme un enjeu majeur pour notre société, posant de nombreuses questions éthiques et politiques.

L’objectif de la conférence était de sensibiliser le public aux dangers que ces technologies représentent, particulièrement dans la sphère de la désinformation. En effet, l’IA générative, avec sa capacité à produire des contenus réalistes, mais faux, modifie en profondeur notre manière d’accéder à l’information et de nous forger une opinion. Côté Lecture Jeunesse, cette problématique nous intéresse particulièrement puisque, face à cette nouvelle donne, les adolescents, grands consommateurs de contenu en ligne et utilisateurs fréquents des réseaux sociaux, se retrouvent en première ligne.

Elle était notamment particulièrement d’actualité suite à l’annonce de Mark Zuckerberg de cesser la vérification des informations (fact checking) humaine sur Facebook1Damien Leloup, Alexandre Piquard (2025) « La fin des partenariats de fact-checking chez Meta, un revirement symbolique« , Le Monde ; https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/01/07/la-fin-des-partenariats-de-fact-checking-chez-meta-un-revirement-symbolique_6486896_3234.html.

Un panel d’intervenants d’expertise variée

Pour aborder cette problématique complexe, un panel d’experts multidisciplinaires est intervenu. Chacun, dans son domaine respectif, a éclairé les participants sur les multiples facettes de l’IA et ses effets potentiels sur la désinformation :

  • David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS et au CAMS de l’EHESS, directeur de l’Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France, a abordé les aspects scientifiques et sociaux de l’IA générative. Selon lui, ces technologies peuvent devenir de véritables accélérateurs de campagnes de manipulation de l’opinion publique, notamment sur les réseaux sociaux. Avec 60 % de la population mondiale active sur ces plateformes, et 38 % des Français qui s’y informent, les réseaux sociaux sont devenus des terrains fertiles pour la désinformation, influençant massivement les adolescents. Ces technologies sont déjà utilisées sur le terrain, notamment la génération de faux contenus en période de vote pour influencer la population à des fins politiques.
  • Fabrice d’Almeida, professeur d’histoire contemporaine et des médias à l’Institut français de presse, a retracé l’histoire de la désinformation. Bien que celle-ci ne soit pas nouvelle – elle existait déjà à l’époque antique – les outils numériques et l’IA ont transformé la tactique et l’ampleur des campagnes de manipulation. L’apparition des deepfakes et de l’IA générative, en particulier ces dernières années, a créé de nouvelles formes de manipulation beaucoup plus sophistiquées, ce qui nécessite une adaptation rapide des moyens de régulation et d’éducation des jeunes publics.
  • Gérald Holubowicz, journaliste et entrepreneur en médias numériques, a quant à lui évoqué l’impact de l’IA sur le journalisme et l’économie des médias. Il a alerté sur les dangers de la prolifération de contenus produits par IA, non seulement en termes de désinformation, mais aussi sur l’effondrement du modèle économique de la presse. La possibilité pour le public de consulter des résumés ou des informations générées par IA sans vérifier les sources menace la pérennité d’un journalisme de qualité.
  • Ewa Kijak, enseignante-chercheuse de l’Université de Rennes à l’Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires (IRISA), a expliqué les défis techniques liés à la détection des contenus générés ou manipulés par l’IA, en insistant sur l’importance de développer des outils capables d’identifier les fausses images ou vidéos. Elle a présenté les méthodes actuelles de détection, comme l’analyse des incohérences physiques dans les images ou la recherche de « bruits » spécifiques ajoutés par les modèles d’IA.
  • Celia Zolynski, professeure de droit privé à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et spécialiste du droit des technologies de l’information et de la communication, s’est concentrée sur les aspects légaux et la régulation de l’IA. Elle a souligné les efforts de l’Union européenne, pionnière dans la régulation des données, qui tente également de mettre en place des règles strictes pour encadrer l’utilisation des technologies d’IA, notamment les deepfakes. Elle a insisté sur la nécessité de distinguer les contenus créés par des humains et ceux produits par l’IA, une mesure importante pour protéger nos démocraties et garantir une information de qualité.

L’IA et les adolescents : une génération vulnérable ?

Les adolescents, par leur exposition constante aux réseaux sociaux et leur habitude de consommer rapidement l’information, sont des cibles privilégiées des campagnes de désinformation orchestrées grâce à l’IA générative. Leurs pratiques numériques, marquées par une utilisation massive des plateformes comme TikTok, Instagram ou Twitter, les exposent à des contenus souvent non vérifiés. David Chavalarias est également revenu sur deux autres risques : 1/ l’impact de l’IA sur la science : de plus en plus de traces d’utilisation de l’IA ont été détectées récemment dans les articles scientifiques, technique notamment utilisée pour augmenter la publication de papiers frauduleux2Cabanac, G., & Labbé, C. (2021). Prevalence of nonsensical algorithmically generated papers in the scientific literature. Journal of the Association for Information Science and Technology, 72(12), 1461–1476. https://doi.org/10.1002/asi.24495 ; 2/ baisse de la contribution authentique (prenant notamment l’exemple du déclin de Stack Overflow3Consulter notamment l’article sur Techzine : « Stack Overflow is dying: is it being replaced by AI? » ; https://www.techzine.eu/news/devops/127669/stack-overflow-is-dying-is-it-being-replaced-by-ai/, ce qui fait par ailleurs écho aux récentes déclaration d’Elon Musk4Un article sur The Guardian revient sur les déclarations d’Elon Musk selon qui « les données humaines utiles à l’entraînement des IA sont épuisées » : « Elon Musk says all human data for AI training ‘exhausted‘ » ; https://www.theguardian.com/technology/2025/jan/09/elon-musk-data-ai-training-artificial-intelligence) ; 3/ un effet global boomerang de baisse d’expertise.

Tous ces élément peuvent concourir à semer la confusion, et pas seulement auprès des jeunes qui n’ont pas toujours les outils critiques pour démêler le vrai du faux.

Il est donc essentiel que des programmes d’éducation aux médias continuent d’être développés pour aider les adolescents à développer leur esprit critique face à cette déferlante de contenus produits par IA, et surtout que ces programmes soient mis en cohérence avec la vitesse de développement et de propagation de ces outils, qui met même les scientifiques en situation de difficulté.

Propositions pour contrer la désinformation alimentée par l’IA

Parmi les solutions évoquées lors de la conférence, plusieurs pistes d’amélioration concrètes ont été mises en avant. Certaines pourraient avoir un impact direct sur les jeunes générations et leur rapport à l’information :

  1. Encourager une régulation stricte des IA génératives : Les intervenants ont unanimement souligné l’importance de réguler ces nouvelles technologies pour éviter leur utilisation à des fins malveillantes. L’Union européenne s’est déjà engagée sur cette voie avec des initiatives comme le Digital Services Act5http://data.europa.eu/eli/reg/2022/2065, qui impose aux plateformes de contrôler et labelliser les risques systémiques qu’elles génèrent, y compris la désinformation.
  2. Développer des outils de détection de la désinformation : Ewa Kijak a souligné les efforts de la communauté scientifique pour mettre au point des systèmes capables de détecter les contenus générés par IA. Ces outils pourraient aider les adolescents à identifier plus facilement les deepfakes ou les fake news qui circulent sur leurs réseaux sociaux préférés.
  3. Former les adolescents à l’esprit critique : Les jeunes doivent être sensibilisés aux risques que posent ces nouvelles technologies, et apprendre à vérifier les informations qu’ils consomment. Cette formation est cruciale pour lutter contre la désinformation à long terme.
  4. Impliquer les plateformes dans la lutte contre la désinformation : Célia Zolynski a rappelé que les grandes plateformes numériques doivent être tenues pour responsables de la diffusion de contenus manipulés. Les adolescents doivent avoir la possibilité de filtrer les contenus qu’ils voient et de savoir si une information a été générée par une IA.
  5. Agir collectif pour nos espaces numériques : Aller vers des produits transparents sur leurs conceptions, notamment via le mouvement HelloQuitteX6https://www.helloquitx.com/MANIFESTO-HelloQuitteX.html.
  6. Stratégie de réinvestissement du réel : réinvestir les espaces de rencontres et de présence humaine, notamment pour les journalistes.

Cette conférence a montré à quel point l’IA générative peut être une arme redoutable dans les campagnes de désinformation, et opère des changements drastiques sur l’environnement géopolitique actuel. Les intervenants ont mis en lumière la nécessité d’un cadre législatif solide pour réguler l’utilisation de l’IA, tout en appelant à la responsabilité collective pour protéger les jeunes utilisateurs. Car si l’IA générative représente une avancée technologique majeure, elle doit être encadrée pour ne pas devenir un danger pour nos démocraties.

Pour en savoir plus

Par Agathe Franck, responsable de l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents chez Lecture Jeunesse

Références

Les prix littéraires jeunesse font-ils lire les adolescents ?

Les prix littéraires jeunesse se revendiquent souvent comme des outils de médiation de la lecture. Mais, au-delà des discours, qu’en est-il des pratiques réelles mises en place par les médiateurs effectifs que sont les bibliothécaires, les enseignants ou les documentalistes ? A quelles conditions ces prix peuvent-ils véritablement constituer des outils de médiation ?  Comment s’en saisir concrètement pour mettre en place une démarche motivante et engageante pour tous les adolescents, y compris ceux qui sont éloignés de la lecture ?

Les intervenantes du dernier panier du médiateur organisé par Lecture Jeunesse le 23 janvier dernier ont exploré ces questions. Animée par Aurore Mantel, chargée d’études à l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents, la séance a réuni Lydie Laroque, maîtresse de conférences en littérature et formatrice dans le master de littérature jeunesse de l’INSPE de Versailles, Camille Labat, chargée de mission groupes jeunesse et bande-dessinée au Syndicat National de l’Edition (SNE) et Claire Rouveron, professeure documentaliste et membre de l’équipe organisatrice du Prix Passerelle(s). Les interventions ont offert un double éclairage théorique et pratique sur les enjeux des prix littéraires jeunesse, tant du point de vue des concepteurs que de celui des médiateurs.

Les enjeux des prix littéraires jeunesse : quelles spécificités ?

En prenant appui sur différents travaux de recherche, Lydie Laroque a ouvert la séance en exposant la spécificité du fonctionnement et des enjeux des prix littéraires jeunesse. Contrairement aux distinctions décernées dans le domaine de la littérature générale, qui souvent cherchent à promouvoir un auteur spécifique, les prix littéraire jeunesse ont vocation à mettre plus largement en lumière la littérature jeunesse, dans le but de légitimer ce segment éditorial longtemps dévalorisé. Ils visent également à développer chez les jeunes un rapport de plaisir à la lecture en mettant l’accent sur le partage d’expériences et les échanges entre pairs ainsi qu’entre adolescents et professionnels du livre, et notamment les auteurs. Leur objectif est aussi de former le goût littéraire des jeunes en les orientant vers des ouvrages de qualité au sein d’une production éditoriale abondante, et de développer leur esprit critique en les encourageant à produire un point de vue argumenté sur les livres. Ces prix sont une manière de valoriser les points de vue, les choix et les goûts des adolescents en leur donnant le droit d’attribuer un prix à une œuvre. Ils contribuent enfin à rapprocher les jeunes et les adultes en familiarisant ces derniers avec une littérature contemporaine, non patrimoniale, qu’ils méconnaissent généralement quoique qu’elle soit plus proche des adolescents, son écriture les prenant réellement en compte comme sujets lecteurs.

Tendances actuelles de l’offre éditoriale jeunesse et présentation du Prix Vendredi

En introduction de son intervention, Camille Labat a souligné le dynamisme du segment éditorial du roman adolescent qui porte le marché de la littérature jeunesse. Les effets du pass Culture ainsi que les nouvelles formes de prescription via les réseaux sociaux (Instagram, TikTok) sont les deux principaux facteurs évoqués pour expliquer cette vitalité. Pour autant, malgré son dynamisme, le secteur jeunesse peine à être connu et reconnu comme une littérature légitime. C’est donc dans une perspective de valorisation de la littérature jeunesse contemporaine qu’a été créé le Prix Vendredi en 2017 à l’initiative du groupe des éditeurs jeunesse du SNE. Ce prix, qui récompense chaque année un ouvrage francophone parmi une sélection de 10 titres, entend jouer un rôle prescripteur pour orienter les lecteurs et les médiateurs vers des œuvres de qualité au sein d’une offre éditoriale foisonnante. Camille Labat a ensuite détaillé les modalités de fonctionnement du prix (temporalité, modalité de soumission des œuvres, constitution de la sélection, composition du jury, etc.) en revenant en particulier sur la création en 2023 d’un jury adolescent dans le but de s’adresser directement au lectorat de la littérature jeunesse. Elle a ensuite exposé les différentes étapes du fonctionnement de ce jury, depuis la sélection des 7 jurés jusqu’au vote pour élire le lauréat du prix adolescent, en parallèle de celui du jury officiel. En conclusion, Camille Labat a présenté plusieurs initiatives très récentes mises en place autour du prix.  Dans une volonté de s’adresser aux jeunes via les canaux qu’ils utilisent, des activités autour du prix ont été organisées sur les réseaux sociaux, notamment des jeux concours mettant en avant la sélection ou encore une collaboration avec l’influenceuse Audrey Tribot dont le compte Le souffle des mots sur Instagram et YouTube réunit au total 200k abonnés.

Des outils de médiation de la lecture pour tous les adolescents

L’intervention de Claire Rouveron a permis d’envisager les prix littéraires jeunesse non plus depuis la perspective des concepteurs, mais avec le point de vue des médiateurs. Elle a commencé par présenter le Prix Passerelle(s), une initiative locale portée par plusieurs établissements ruraux de l’académie de Limoges avec l’objectif d’inviter la culture dans les zones rurales. Ce prix propose deux sélections de quatre romans jeunesse, destinées respectivement aux élèves de CM2-6ème et à ceux de 3ème-2nde, l’objectif étant, à travers les activités mises en place autour de ce prix, de construire des « passerelles » entre ces niveaux scolaires charnières.

En prenant appui sur des projets menés par plusieurs enseignants (professeurs-documentalistes, enseignant de français, enseignants de sciences) autour du Prix Passerelle(s), Claire Rouveron a présenté plusieurs exemples d’activités pédagogiques : fiches de lecture revisitées, bandes annonces littéraires, carnets de bord, images interactives, cartes postales sonores, etc. La présentation du fonctionnement du Prix Passerelle(s) et de ces exemples de médiation a permis d’identifier plusieurs leviers d’engagement de l’ensemble des adolescents, y compris des « petits lecteurs ». Claire Rouveron a ainsi souligné l’importance de proposer une sélection diversifiée d’œuvres, à la fois en termes de genre et de niveau de difficulté, afin de correspondre aux différents types de jeunes lecteurs. Elle a également mis en avant l’oralité comme levier d’inclusion de tous les adolescents : sont ainsi prévues des lectures en classe ainsi que l’enregistrement des versions audio des livres sélectionnés pour inclure les adolescents présentant des handicaps visuels, moteurs ou cognitifs. Elle a également souligné la dimension engageante des outils multimédias pour impliquer des adolescents ayant un niveau de lecture plus faible. Enfin, ces exemples ont permis d’aborder les aspects pratiques de l’organisation de ces projets comme l’articulation de ces activités avec le programme scolaire, la collaboration entre enseignants, et le partage de ces activités entre le temps en classe et le temps libre des adolescents.

La réflexion ouverte par cette session autour des enjeux des prix littéraire jeunesse mériterait d’être poursuivie en se penchant davantage sur les effets de ces projets sur les adolescents, leurs représentations et pratiques de lecture. Quel regard en effet les adolescents portent-ils sur ces expériences qui leur sont proposées ? La prise en compte du retour des élèves mériterait d’être systématisée en intégrant au sein du protocole pédagogique de ces activités un volet dédié au recueil et à l’analyse de l’évaluation des projets par les élèves.

Par Aurore Mantel, chargée de mission pour l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents chez Lecture Jeunesse

Lectures et vocations scientifiques chez les filles

La lecture peut-elle contribuer à réduire les inégalités de genre en sciences en suscitant chez les filles des vocations scientifiques ?

C’est autour de cette question que se sont réunis Clémence Perronnet, sociologue et chercheuse à l’Agence Phare, Michèle Salifou, médiathécaire à la Maison de Solenn et François Millet, co-fondateur du Dôme[1] de Caen lors d’un webinaire organisé le 3 octobre dernier par Lecture Jeunesse avec le soutien du Ministère de la Culture. Agnès Saal, haute-fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations au Ministère de la Culture a introduit la séance avec Camille Vincent, directrice de Lecture Jeunesse. Animées par Marine Doinel, coordinatrice de projets chez Lecture Jeunesse, les trois interventions ont ensuite examiné l’influence de la culture sur le rapport des filles aux sciences et proposé des exemples concrets de médiation et de lectures pour favoriser l’engagement des filles vers les sciences.

Lutter contre les inégalités de genre en sciences par la culture : une priorité commune du Ministère de la Culture et de Lecture Jeunesse

Agnès Saal a souligné en introduction la priorité donnée par le Ministère de la Culture à la lutte contre toutes les formes de discriminations en général, et celles liées au genre en particulier. Après avoir rappelé l’enjeu majeur de société que représente l’accès des filles aux filières scientifiques, elle est revenue sur l’engagement du Ministère de la Culture en faveur de la déconstruction de certains contenus culturels afin de lutter contre les stéréotypes. Camille Vincent a poursuivi en présentant l’intérêt de longue date de Lecture Jeunesse pour l’étude de la culture scientifique juvénile, intérêt porté par la conviction que la capacité à lire des ressources à caractère scientifique est indispensable à la construction de l’esprit critique des citoyens de demain.  

Investir le pouvoir incluant de la fiction

Clémence Perronnet a ensuite présenté les principaux résultats de son étude sur l’influence des objets culturels sur l’orientation des filles en sciences. Après avoir dressé un état des lieux des inégalités de genre dans ces domaines, elle a examiné l’influence des pratiques culturelles sur les représentations qu’ont les filles des sciences, puis discuté de la manière dont ces pratiques pourraient constituer un levier pour agir contre ces inégalités. La chercheuse a d’abord pointé l’absence de loisirs scientifiques chez la grande majorité des adolescentes interrogées, et montré comment cette absence pouvait alimenter un sentiment d’incompétence en sciences. Elle a ensuite souligné l’invisibilisation et la stéréotypisation des femmes scientifiques dans les objets culturels potentiellement fréquentés par les filles, avant de conclure sur l’importance de proposer, dans la production culturelle, des modèles de femmes scientifiques ordinaires et accessibles auxquelles les adolescentes puissent s’identifier.

Encourager les lectures scientifiques à travers des médiations

Michèle Salifou a ensuite présenté un projet de médiation scientifique[2] conduit pendant un mois avec un groupe d’adolescents constitué d’une majorité de filles. Ce projet avait pour objectif d’encourager la lecture de différentes ressources en lien avec les sciences (ouvrages de vulgarisation, bandes-dessinées, articles de journaux, ouvrages documentaires, etc.) en vue de la préparation d’un débat autour du transhumanisme. Si ce projet a tout d’abord révélé une certaine distance des filles à l’égard des ressources scientifiques ou traitant de questions scientifiques sous une forme fictionnelle, il a également permis à certaines d’entre elles de dépasser cette réserve initiale en suscitant un réel intérêt et une curiosité pour le thème scientifique étudié. C’est ce qu’explique l’une des participantes lors du bilan du projet : « J’aime pas forcément lire tout ce qui est science-fiction, tout ça… mais là ça m’a emmenée et j’ai pu découvrir que cela me plaisait plutôt bien. ». Dans tous les cas c’est le projet de débat qui a motivé l’entrée des filles dans ces lectures, en permettant de dépasser leurs résistances premières.

Renouveler les références à proposer en lecture aux adolescentes

Lors d’une dernière intervention, François Millet a présenté une sélection de bandes-dessinées mettant en scène des personnages féminins évoluant dans des univers scientifiques. Couvrant différents genres (vulgarisation, reportage scientifique, histoire, science-fiction, etc.), ce balayage bibliographique, non exhaustif, a offert aux médiateurs des pistes de lecture à proposer aux adolescentes. Ces ouvrages mettent en avant des femmes scientifiques non stéréotypées pouvant favoriser un processus d’identification chez les adolescentes et ainsi leur donner envie au de s’intéresser aux sciences. Ils peuvent aussi servir de base, lors de cercle de lecture incluant les adolescents garçons, à d’intéressantes discussions pour mettre à distance stéréotypes et représentations convenues des métiers.

Marine Doinel a clôturé la séance en soulignant à nouveau l’acuité avec laquelle se pose la question de la présence des femmes dans les filières scientifiques. Outre les statistiques signalant un déclin de la part de filles dans les matières scientifiques après la réforme du bac en 2018[3], les résultats récents de l’évaluation à l’entrée en 6ème montrent les filles plus en difficulté que les garçons sur certaines questions mathématiques[4]. Or, compte-tenu des enjeux de la société de demain – les évolutions technologiques et les questions écologiques vont nécessiter des compétences scientifiques – le développement de l’appétence des filles pour les sciences constitue donc un enjeu crucial. C’est pourquoi il faut identifier des leviers à activer pour favoriser cette appétence. Une piste possible est de travailler sur les représentations qui font obstacle à l’investissement féminin dans ces domaines.

Les pouvoirs publics, conscients du problème, œuvrent dans ce sens : l’Institut Poincaré, musée consacré aux mathématiques récemment créé sous l’impulsion de Cédric Villani, accorde une place importante à la mise en valeur des femmes au sein de son espace.

Des associations – et Lecture Jeunesse en fait partie au premier titre – ont aussi un rôle à jouer au vu de l’influence que peut avoir la lecture sur les représentations. L’enjeu est de renouveler l’offre de lecture à proposer aux filles avec d’une part des références d’ouvrages à caractère scientifique, mais également des fictions présentant des images diversifiées de personnages féminins qui puissent faciliter les processus d’identification chez les lectrices. Les bibliographies proposées dans le cadre des webinaires de Lecture Jeunesse constituent ainsi des ressources intéressantes à mobiliser[5].

Enfin, un autre levier réside dans la conception de dispositifs de médiation permettant de dépasser les éventuelles réticences des adolescentes à l’égard de ces lectures. Des projets comme Cortex proposé par Lecture Jeunesse, s’inscrivent dans cette perspective s’ils sont conduits avec une attention particulière à l’activité des filles dans la conduite du projet.

Sensibiliser les médiateurs à la problématique des filles et des sciences, les informer sur les ouvrages et dispositifs permettant de l’adresser… Tel était l’objectif de cette session car c’est en explorant toutes ces voies que l’on peut espérer quelques évolutions.

Par Aurore Mantel, chargée de mission pour l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents chez Lecture Jeunesse


[1] Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle de Caen

[2] Il s’agit d’un projet Cortex encadré par Lecture Jeunesse. Pour en savoir plus sur les projets Cortex, rendez-vous sur la page consacrée sur le site de Lecture Jeunesse 

[3] DEPP, Repères et Références Statistiques, données analysées par la Société Française de Mathématiques (Mélanie Guenais, 2021)

[4] La note d’alerte du Conseil scientifique de l’éducation nationale publiée en septembre 2023 est disponible en ligne 

[5] En plus de la bibliographie de François Millet, voir celle constituée par Universcience dans le cadre du panier du médiateur « Lire et s’informer scientifiquement, cela s’apprend ! ».

Les jeunes et les sciences

« Lire et s’informer scientifiquement, ça s’apprend ! »

Ce mot d’ordre réunissait le 1er juin 2023  plusieurs intervenants lors du 7e panier du médiateur offert par Lecture Jeunesse dans le cadre de son Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents : Juliette Renaud, formatrice à l’INSPE Centre Val de Loire et auteure d’une thèse en sciences de l’éducation et de la formation[1], David Placiard, enseignant de SVT, Pierre Deboosère, professeur documentaliste ainsi que Christine Busset, cheffe de projet médiation numérique. Lors de cette session, animée par Marine Doinel, coordinatrice de projets pour Lecture Jeunesse, ont à la fois analysé quelques-unes des principales difficultés rencontrées par les adolescents pour lire des supports à caractère scientifique et proposé des pistes de travail aux médiateurs pour élaborer des dispositifs motivants susceptibles d’encourager cette pratique.

Christine Mongenot, chargée de mission scientifique auprès de Lecture Jeunesse, a souligné en introduction l’acuité particulière de la question du jour alors que des rapports récents[2] ont mis en évidence la progression de la mésinformation scientifique des jeunes ainsi que leurs difficultés à déchiffrer des documents à caractère scientifique. L’enjeu est double :

  • Comment encourager les adolescents à rechercher des informations fiables ? 
  • Comment leur apprendre à décrypter des ressources documentaires ?
Les intervenants du panier du médiateur

Une lecture avec ses spécificités et ses écueils

Après avoir rappelé les spécificités de la lecture documentaire – à savoir son caractère non-linéaire et orienté par un but particulier de lecture : celui d’apprendre et de s’informer – Juliette Renaud a dressé un état des lieux des difficultés rencontrées par les jeunes lecteurs, en s’appuyant sur certains résultats de l’enquête Pirls 2021[3]. Elle a ainsi pointé, à partir des types de réponses erronées des collégiens, les fragilités les plus importantes chez ces jeunes lecteurs. Elle a souligné la manière dont leurs « connaissances » antérieures – ou plutôt leurs représentations – font fréquemment obstacle à la compréhension des supports à lire. Mais des marges de progression existent, d’où la nécessité de mettre en place des apprentissages spécifiques comme l’étude de la structure des documents et celle des fonctions de renvois entre titres, intertitres et contenus textuels. Savoir lire les documentaires à caractère scientifique, c’est en effet savoir trouver son chemin à partir de ces indices.

De nouvelles pratiques de médiation ?

La deuxième intervention a été l’occasion de présenter plusieurs exemples concrets de projets de terrain destinés à promouvoir auprès de collégiens de REP, dans les Hauts de France, la lecture de ressources scientifiques. Ces projets, menés par David Placiard et Pierre Deboosère, respectivement professeur de SVT et professeur documentaliste, ont été déployés dans une démarche de co-enseignement.  En exposant les étapes de leur travail collaboratif les deux enseignants ont ainsi apporté une forme de réponse à une question récurrente : qui doit prendre en charge l’enseignement de la lecture documentaire ? Ils ont montré l’intérêt de reconfigurer le contenu des enseignements disciplinaires afin d’y intégrer une part de cet apprentissage, mais surtout encouragé les médiateurs de formation non scientifique qui seraient réticents à expérimenter les possibilités de complémentarité avec des collègues de la spécialité. La mise en œuvre du dispositif Numook avec leurs élèves en a apporté une illustration : ces derniers ont constitué, sous la forme d’un livre numérique, le bilan de leur pratique des sciences au cours de l’année scolaire. Le travail de recherche documentaire requis pour la réalisation du livre a offert aux adolescents, encadrés par les deux enseignants, l’occasion de se familiariser avec les ressources scientifiques et leur lecture.

Le choix et la hiérarchisation des documents à faire lire

Enfin, lors de la dernière intervention, Christine Busset a présenté le portail documentaire conçu pour les besoins du dispositif « Jouer à débattre » développé par l’association L’arbre des Connaissances en montrant comment elle procédait pour sélectionner des ressources et les organiser. Ce dispositif ludique vise en effet à inciter les adolescents à débattre de questions d’actualité à caractère scientifique dans une perspective d’apprentissage de nouveaux contenus. Le portail documentaire associé au dispositif met à leur disposition des ressources utiles pour nourrir les débats (informations sur les grands concepts mobilisés, différents arguments et points de vue, etc.) avec le double objectif de faciliter la recherche documentaire et de donner aux jeunes envie de s’informer. Il est accessible en ligne et disponible pour tous. Enfin, en accompagnement de ce panier, la Bibliothèque de la Cité des Sciences et de l’Industrie a préparé une sélection de références bibliographiques autour de la vulgarisation des sciences auprès des publics adolescents[4]. Cette bibliographie est téléchargeable à la fin de l’article.

La problématique abordée dans ce panier étant loin d’être épuisée, les prochains mois verront se poursuivre la réflexion de Lecture Jeunesse autour du rapport des jeunes et des sciences, dans le cadre de son Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents.

À suivre donc sur le site de Lecture Jeunesse… avec en particulier :

  • un évènement, le 3 octobre 2023, autour de cette même question organisée avec le soutien du Ministère de la Culture.


[1]Processus de conception d’un outil didactique d’enseignement de la lecture documentaire numérique au cycle 3, 2020.

[2] Fondation Jean Jaurès, La mésinformation scientifique des jeunes à l’heure des réseaux sociaux, 2023, disponible en ligne : https://www.jean-jaures.org/publication/la-mesinformation-scientifique-des-jeunes-a-lheure-des-reseaux-sociaux/

Inspection générale de l’éducation, du sport et de la jeunesse, La sensibilisation et la formation à la démarche scientifique de l’école élémentaire au doctorat, 2023, disponible en ligne : https://www.education.gouv.fr/la-sensibilisation-et-la-formation-la-demarche-scientifique-378059

[3] IEA Timss & Pearls, PIRLS 2021 International Results in Reading, 2023 disponible en ligne : https://pirls2021.org/results

[4] Nous remercions le département Culture, éducation et médiation scientifiques – Bibliothèque de la Cité des Sciences et de l’Industrie » qui a bien voulu nous communiquer ces informations.

Soirée de lancement de la revue n°185 sur Les littératures de l’imaginaire – mars 2023

À l’occasion de la sortie du n°185 de la revue Lecture Jeune qui portait sur les littératures de l’imaginaire, une soirée de lancement s’est déroulée le jeudi 30 mars 2023 à la librairie Le Nuage Vert à Paris. Elle a été introduite par une table-ronde sur « La fantasy en France aujourd’hui » animée par Louis Barchon, rédacteur en chef de la revue. Accompagné de Laetitia Lajoinie, romancière pour la jeunesse et de la chercheuse et autrice Marie-Lucie Bougon, docteure en littérature comparée, la soirée a permis de dresser un panorama sur l’actualité de la littérature fantasy.

© Henri Charles

Des questions sur la place qu’elles occupent dans les lectures chez les jeunes et l’avenir qui leur est réservé ont ainsi été soulevées :

Tout d’abord, il est important de constater que la littérature fantasy est très populaire chez les jeunes aujourd’hui. Cette dernière s’est développée au cours des dernières années en raison d’une combinaison de facteurs, tels que l’’attrait pour l’imagination et l’évasion, la facilité d’accès, la popularité des adaptations cinématographiques, l’identification aux personnages et les thèmes abordés dans ces romans. Ensuite, une explication a été apportée pour différencier le genre fantastique et la fantasy : le fantastique met l’accent sur les événements surnaturels dans un cadre réaliste, tandis que la fantasy se déroule dans un monde imaginaire qui peut inclure des éléments surnaturels ou magiques.

© Henri Charles

Enfin s’est posée la question du futur de la fantasy française. L’évolution du genre résiderait peut-être dans un sous-genre romantisé appelé « romantasy », qui mélange des éléments romantiques avec des éléments fantastiques. Ce genre littéraire met souvent en scène une histoire d’amour qui se déroule dans un monde imaginaire rempli de magie, de créatures fantastiques et d’aventures épiques. En parallèle, on assiste, en particulier en France, à un essor de la fantasy historique, qui offre une occasion aux lecteurs de (re)découvrir une période historique à travers les yeux des personnages fantastiques. Une autre spécificité française dans la fantasy est l’exploration de thèmes sociaux et politiques tels que la justice, l’égalité, la liberté et l’oppression. Les auteurs français de fantasy ont souvent utilisé leurs histoires pour commenter les problèmes sociaux et politiques. Aussi, les romans sont plus introspectifs que dans la fantasy anglo-saxonne et les pensées intimes des personnages sont davantage décrites.

© Henri Charles

En somme, la fantasy et les littératures de l’imaginaire sont des genres littéraires qui se caractérisent par leur utilisation de l’imagination pour créer des mondes imaginaires, des créatures fantastiques, des événements surnaturels et des personnages extraordinaires. Pour en apprendre davantage sur ce genre et connaître les nouveautés en littérature jeunesse, découvrez sans plus attendre la revue Lecture Jeune n°185 !

Merci à la librairie Le Nuage vert pour son accueil, aux intervenantes pour leur prise de parole éclairantes et à nos partenaires pour leur participation.

Entretien avec V.E. Schwab

À l’occasion du salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil de 2022, Cassandra Buigues et Gwladys Choisnet, membres du comité de lecture, sont allées à la rencontre de V.E. Schwab sur le stand de Lumen. Elles ont abordé avec l’autrice américaine l’ensemble de son œuvre et sa vision de la littérature jeunesse.

© Jenna Maurice


LJ : Que pensez-vous du délai de publication entre votre duologie The Monster of Verity, publiée en 2016 et traduite en français seulement en 2022 par la maison d’édition Lumen ?

V.E. Schwab : Cela ne m’a pas dérangée car, pour moi, un bon livre n’a pas de date d’expiration : quelque soit le moment ou l’endroit où on le lit, il doit être capable de nous parler de manière profonde et puissante, même si on en tire à chaque fois des choses différentes. Dans This Savage Song, la description d’un monde où la violence commence à créer des monstres est ainsi, malheureusement, plus actuelle que jamais.

LJ : Quelles ont été vos sources d’inspiration pour Kate, le personnage de This Savage Song ?

VES : En littérature young adult en particulier, les filles ont longtemps été représentées comme des demoiselles en détresse. Lorsqu’elles ont du pouvoir, on attend d’elles qu’elles l’abandonnent, qu’elles se sacrifient. Au contraire, les hommes doivent être ambitieux, sombres, sentimentalement opaques, et tout garder pour eux. Quand je raconte des histoires, j’essaye au contraire de déconstruire ces présupposés sexistes. Kate a 17 ans et à son âge, j’étais en colère, comme piégée, et j’aurais fait n’importe quoi pour être heureuse. Kate réagit à l’idée qu’elle n’aurait pas le droit d’être ambitieuse, folle et enragée. Ce personnage est donc né des sentiments que je ressentais lorsque j’avais 17 ans, extériorisés ici par quelqu’un qui n’a plus rien à perdre.


LJ : Et qu’en est-il d’August ?

VES : C’est un garçon profondément empathique qui, à bien des égards, symbolise la façon dont mon anxiété se manifestait et se manifeste encore aujourd’hui. August est submergé par ses pensées qui tournent en rond et prennent parfois le dessus. Je souhaitais également qu’il soit associé à la musique car je crois qu’il n’existe rien au monde de plus magique que le pouvoir de la musique. C’est ce que vient souligner dans le livre l’idée que cette dernière amène l’âme à transcender le corps, car c’est ce que je ressens personnellement. Si mes personnages sont tous une partie de moi, je me suis donc particulièrement attachée à rendre les personnages masculins extrêmement émotifs et en accord avec leurs émotions, et les personnages féminins ambitieux, sauvages, compréhensifs et enragés.

LJ : Contrairement à vos autres livres, il n’y a pas d’histoire d’amour dans This Savage Song et Our Dark Duet : pourquoi ?

VES : Je souhaitais ne pas mettre de romance car dans la plupart des récits yound adult qui s’inscrivent dans le genre, toutes les autres relations sont traitées comme si elles importaient moins. Lorsqu’il y a une relation parent/enfant, ou deux meilleurs amis, et une histoire d’amour, soudainement elle devient la seule qui compte. C’est pour cette raison que j’ai voulu supprimer la romance, parce que les autres relations m’intéressent beaucoup. Parfois j’ai l’impression que l’histoire d’amour est même la moins intéressante des relations : il s’agit à mon sens davantage d’une récompense que d’un cheminement. C’est comme dans la saga Shades of magic : Kell et Lila vivent leur histoire d’amour uniquement à partir de la moitié du dernier des trois livres. Kate ou August au contraire ont tous les deux besoin d’être compris par quelqu’un, ce qu’ils trouvent dans l’amitié ou la famille. Ils essayent d’en faire une histoire d’amour : il y a une scène avec un baiser. Mais tous les deux se ravisent. C’est presque du jamais vu ! Quand nous sommes adolescents, nous confondons l’amitié et l’amour. On se dit qu’on se sent bien avec cette personne, qu’elle nous voit tel qu’on est vraiment, alors on doit être attiré par elle. Ce que Kate et August ont découvert, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’être attirés par une personne pour qu’elle compte à leurs yeux. Et pourtant, la littérature young adult nous dit souvent le contraire. Donc je voulais avoir un exemple d’histoire où la romance n’est pas le facteur le plus important.


LJ : Diriez-vous que vous écrivez de la fantasy ?

VES : Je suis sans conteste une autrice de fantasy, même si parfois les lecteurs n’associent pas mes romans avec ce genre, comme par exemple pour Addie Larue qui parle pourtant d’un pacte avec le Diable, ce qui est bien un élément fantastique. Cela est lié à cette image d’un monde totalement imaginaire qui caractérise la high fantasy, par exemple chez Tolkien. Pour moi la fantasy désigne plus généralement tout ce qui touche au fantastique, qu’il s’agisse d’un univers différent ou du nôtre. La fantasy qui se déroule dans notre monde m’intéresse particulièrement parce qu’enfant, je voulais croire que le monde était étrange et magique. Je m’éloigne de la fantasy seulement parce que les lecteurs pensent parfois qu’ils n’aiment pas la fantasy alors qu’en réalité ils n’aiment juste pas Le Seigneur des anneaux ou George R. R. Martin. Mais s’ils recherchent une forme de doute dans leur réalité, ils aimeront la fantasy que je veux leur écrire.

LJ : Vous considérez-vous comme une autrice de littérature young adult ?

VES : Je veux écrire des histoires qui dépassent les catégories particulières, comme avec Gallant qui a été classé en « tout public », ce qui est très rare. Depuis dix ans que je dédicace en salons et rencontre des lecteurs de tous âges et horizons, je vois bien que tout le monde peut éprouver le plaisir de lire mes livres à différents âges de la vie, en en tirant peut-être à chaque fois des expériences nouvelles. C’est pour éviter de limiter mon audience que j’essaye donc de sortir des cases, dans la mesure où par exemple Vicious plait autant aux jeunes de 10 ans que Cassidy Blake à des adultes de 80 !

LJ : Comment percevez-vous le rôle des métiers du livre dans la promotion de votre travail ?

VES : Je suis très reconnaissante envers les libraires, les bibliothécaires et les professeurs documentalistes d’être à l’avant-garde du lectorat. C’est vous qui mettez les livres entre les mains des lecteurs et qui cultivez l’amour de lire ! Il me semble très important d’entretenir ce goût dès le plus jeune âge, pour que la lecture ne soit pas assimilée par les enfants à une corvée. Une fois devenus adultes, lire risque sinon d’être perçu comme un devoir plutôt que comme un plaisir.

LJ : Comment l’adaptation sur Netflix de votre nouvelle First Kill s’est déroulée ?

VES : Lorsqu’on écrit un roman, on peut se comporter en démiurge parce qu’on choisit tout ce qui sera dans l’histoire. Pour une série, il y a forcément plusieurs dieux avec lesquels il faut aussi composer, et on est rarement le plus influent. Ce que j’adore derrière ce travail collectif c’est de voir les projets naître, mais j’apprécie moins le fait de ne pas être aux commandes d’un résultat qui porte mon nom. Quand ce dernier est écrit sur la couverture d’un livre, je sais que je me porte garante de chaque mot qui y sera contenu : il ne peut pas en être de même pour une adaptation audiovisuelle. Quand des gens viennent me demander pourquoi j’ai choisi telle musique pour telle scène, alors que je n’avais aucun pouvoir sur la réalisation, je dois m’expliquer sur des décisions créatives que je ne maîtrise pas. J’adore travailler avec les acteurs, et voir comment mes mots sont traduits à l’écran ; j’aime voir en vrai quelque chose qui existe dans ma tête. Mais au bout du compte, je suis écrivaine : je souhaite être capable de dicter exactement ce que vous entendrez de mon œuvre.

LJ : Comment travaillez-vous avec vos éditeurs ?

VES :  En France mon seul éditeur est Lumen, mais aux États-Unis je suis publiée en adulte chez Tor, en young adult chez Harper et en enfants chez Scholastic. À chaque fois le processus éditorial change. En général, j’écris d’abord un premier jet que j’envoie directement à mon éditeur, puis que je corrige au fur et à mesure. Mon éditeur et moi travaillerons sur le manuscrit pendant trois ou quatre phases, en commençant par les gros changements puis en finissant par les détails. La première révision du texte porte sur l’univers, la structure, l’intrigue. La seconde se concentrera sur les personnages, la dynamique et le rythme. La dernière révision touche aux phrases, pour que tout soit comme je le souhaite. Ce travail de correction prend environ un an, suivi de neuf mois avant que le livre soit publié. Durant cette collaboration, un éditeur ne nous oblige jamais à changer le texte, il nous conseille : à la fin, c’est toujours moi qui aie le dernier mot. J’écoute cependant attentivement mon éditeur parce que s’il souligne un défaut, pose une question ou fait une suggestion, c’est que quelque chose ne sonne pas bien et il y a des chances pour que cela ne sonne pas bien pour les lecteurs non plus. Donc je mets mon ego de côté, je prends un moment pour prendre du recul. En général, la solution proposée par l’éditeur n’est pas celle que j’utilise mais le fait qu’il pense qu’il y a un problème m’interpelle et je fais très attention à ça : j’entends qu’il y a un besoin de solutions, et j’apporte les miennes.

LJ : Quel lien avez-vous avec vos traducteurs ?

VES : En tant qu’auteur on a envie d’avoir le meilleur traducteur possible, ce qui demande parfois plusieurs noms pour trouver quelqu’un qui comprend vraiment votre voix. En France j’ai la chance d’avoir toujours été traduite par Sarah Dali qui a vraiment saisi ma manière d’écrire. Elle a compris la cadence de mes phrases et mon style. Je compte également sur les lecteurs pour qu’ils me disent si la traduction est bien faite ou non. Ce que j’entends souvent c’est que les gens aiment beaucoup ma version française. Cela veut dire que Sarah fait un bon travail. Si des lecteurs d’un pays m’indiquent qu’une traduction est selon eux mauvaise, je vais changer de traducteur parce que j’ai confiance en leur jugement de public bilingue : ils lisent en anglais original et dans la langue traduite donc ils sont les mieux placés pour me dire si la traduction est fidèle.

LJ : Quel message souhaiteriez-vous adresser à vos lecteurs français ?

VES : J’éprouve une immense gratitude envers mon public français. Je vis en Écosse la plupart du temps car c’est là que se trouve ma famille, mais la France est ma seconde maison. Chaque fois que je vais en France, et que je rencontre des lecteurs, je rentre chez moi en me sentant non seulement reconnaissante mais aussi excitée de rentrer à la maison et d’écrire plus.

Propos recueillis par Cassandra Buigues et Gwladys Choisnet, membres du comité de lecture

Déchirer le livre pour mieux le partager : la « lecture en arpentage »

Article de Valérie Jouhaud, professeure documentaliste. En partenariat avec l’A.P.D.E.N. (Association des Professeurs Documentalistes de l’Éducation Nationale)

Le dictionnaire Larousse nous apprend que le mot « arpenter » signifie « mesurer, parcourir à grands pas, marcher ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans la lecture en arpentage : lire un livre en le parcourant à grands pas, de long en large, afin d’en retirer sa substantifique moelle. Créée par les cercles ouvriers dans le cadre de l’éducation populaire, cette technique permet de prendre connaissance d’un ouvrage de façon collective en vue de son appropriation critique. Cet article imagine comment tirer parti d’une technique certes ancienne, mais plus qu’innovante pour des élèves en difficulté de lecture.

Les 7 étapes d’une méthode adaptée aux faibles lecteurs

1.Présentation au groupe, par l’animateur, du contexte du livre, de l’auteur, le la couverture…
2. Distribution de quelques pages de l’ouvrage à chaque participant. Cette étape fait toujours son effet lorsque l’animateur arrache devant l’assemblée les pages destinées à chacun. Certains y verront un sacrilège, d’autres une désacralisation de l’objet livre. Une petite provocation qui surprend toujours, mais qui n’est pas inintéressante ou anodine et qui éclaire réellement l’expression « partager le livre ».
3. Évocation des consignes de lecture : relever brièvement certaines informations (très variables en fonction du choix de l’ouvrage), par exemple par des post-it de couleurs.
4. Lecture individuelle et silencieuse des pages. Il faut prévoir la possibilité pour chaque lecteur de se détacher du groupe. Les CDI ou les bibliothèques sont particulièrement bien adaptés à la situation.
5. Le dévidoir : une étape rapide mais essentielle, lors de laquelle chacun peut s’exprimer sur sa perception de la méthode, sa lecture…
6. Restitution en grand groupe des informations lues et coconstruction du sens global du texte. Positionnement des post-it sur un ou des tableaux. Le rôle de l’animateur prend tout son sens à ce moment-là : en ayant déjà lu le livre, il organise les idées, il met en relation les éléments, il guide la restitution et encourage la réflexion collective.
7. Retour critique sur la méthode de lecture. À nouveau, chacun peut s’exprimer sur l’arpentage : avantages, inconvénients, prolongements possibles…

Expérience n°1 : surmonter l’épaisseur rédhibitoire d’un roman

Les élèves de cette classe de CAP Décoration sur Céramique (1re année) sont pour la plupart en difficulté de lecture. L’écrit leur fait peur car il révèle leurs problèmes avec la langue française. Cette classe participe à un prix littéraire académique, le prix Passerelle(s), pour lequel il faut lire 4 romans de littérature jeunesse. Selon les élèves, l’un des ouvrages de la sélection (La Proie de Philippe Arnaud) est trop épais avec ses 296 pages. Cette épaisseur, c’est le synonyme de trop d’efforts de lecture. D’une histoire dans laquelle on n’entrera pas, d’un livre que l’on n’ouvrira pas, d’une barrière que l’on ne franchira pas.

La lecture en arpentage est proposée pour les 150 premières pages de ce roman. La durée de la séance est liée à la quantité de pages à lire par les participants. Pour ces élèves en grande difficulté, nous avons décidé de consacrer une matinée entière (environ 3 heures) à l’expérience.
Présentation : 15 min / Lecture : 1h15 / Pause : 15 min / Restitution en grand groupe : 1h30
Les consignes de lecture sont les suivantes : il faudra relever les éléments qui permettent d’identifier …

  • les personnages (post-it rouge) : noms, pronom personnel, description…
  • les lieux (post-it vert) : villes, pays, maison, appartement, aéroport…
  • le temps (post-it jaune) : les dates, les descriptions d’objets qui peuvent évoquer une époque, le temps du récit, la conjugaison des verbes…
  • les actions (post-it blanc)
  • Il est bien précisé que chaque participant ne note que ce qu’il veut.

L’expérience a été concluante : nous sommes parvenus à construire ensemble l’histoire. La plupart des élèves ont apprécié. Certes, pour certains élèves, le temps de lecture reste trop long. Ils auraient préféré avoir moins de pages à lire. En outre, suite à la pause, certains ont des difficultés à se remettre au travail ; l’attention a été détournée. Cependant, tous les élèves ont lu et participé à la restitution, en échangeant et en partageant les informations trouvées. Certains ont demandé à lire la fin de l’histoire (ce qui était l’un des objectifs de départ !), d’autres ont appris à faire confiance à leurs propres intuitions. Cette expérience commune a créé une cohésion dans la classe et a montré aux élèves que l’écrit n’est pas inaccessible, et que l’effort de lecture n’est pas insurmontable.

Expérience n°2 : le choc de 18 professeurs documentalistes face à un livre déchiré

Pour ce groupe de 18 enseignants qui se connaissent bien et ont déjà collaboré, un roman de littérature jeunesse est choisi : Hippy Shakes d’Emmanuel Bourdier (148 p.). Nous y consacrons environ 2h30. Le livre est partagé en 18 parts égales de 8 à 9 pages par personne.

Certains sont assez choqués par l’étape de la déchirure et, contrairement aux élèves, ils expriment leur désaccord ! Nous pourrions bien sûr faire des photocopies des pages, mais finalement le gâchis ne serait-il pas plus grand ? Plus d’encre, plus de papier, pas de respect du droit d’auteur… Nous expliquons la démarche et insistons sur le fait que nous ne brûlons pas le livre, que nous conservons les pages, etc.
Le temps de lecture est de 45 minutes environ. Le dévidoir, contrairement aux élèves qui ont des difficultés à exprimer leur ressenti, est un temps de discussion très intense qu’il faut canaliser. Enfin, la phase de restitution est extrêmement riche : les post-it sont innombrables, les questions incessantes et la coconstruction du sens se fait très naturellement.
Pris par le temps, nous ne pouvons totalement terminer notre séance par l’étape du retour critique, mais les commentaires recueillis a posteriori montrent l’intérêt porté à cet atelier :« expérience jubilatoire », « enrichissante », « qualité des échanges », « une réelle dynamique de lecture »…
Plusieurs inconvénients sont relevés par les professeurs documentalistes. Déchirer un livre a un coût financier et un côté provocateur. La question du choix de l’ouvrage est également posée : tous les livres peuvent-ils servir de support à un arpentage ? Par ailleurs, l’animateur doit parfaitement connaître le texte. Enfin, l’expérience montre qu’il faut consacrer un temps long à cette pratique, ce qui est souvent peu compatible avec les horaires scolaires. L’arpentage, bien sûr, n’est donc pas une solution miraculeuse et unique aux problèmes de lecture…
En revanche, sont soulignés la force du collectif, l’appropriation de la connaissance par une méthode originale qui peut séduire les élèves ; la lecture partielle et dynamique qui peut donner envie de lire seul la fin du livre ou un autre livre ; l’investissement profond dans le texte et dans sa construction littéraire ; une plongée au cœur de la langue écrite, qui invite à construire du sens à partir des mots, de la grammaire, de la syntaxe, du vocabulaire, de l’implicite du langage ; la liaison entre l’écrit et l’oral grâce à la phase de restitution, considérée par les élèves et par enseignants comme « le meilleur moment ». C’est un temps d’échanges riche et plaisant, lors duquel chacun a besoin de la lecture de l’autre pour comprendre le texte dans sa totalité. L’expression orale y est particulièrement présente : questions, argumentation, explications, débats…
 

4 exemples et 4 conseils pour une séance d’arpentage réussie

Les manières de réaliser l’arpentage sont nombreuses et extrêmement variées. Tout dépend de la nature de l’ouvrage arpenté et de l’objectif de départ. Voici 4 exemples de possibilités pour adapter cette pratique selon les objectifs visés et les types de récits :

  • L’arpentage sur le début d’un roman (50 premières pages). Objectif : aider les élèves à démarrer la lecture. Fonctionne parfaitement avec des romans comme Le Père Goriot d’Honoré de Balzac.
  • L’arpentage sur une partie d’un roman. Objectif : faire imaginer une suite aux élèves dans le cadre d’un atelier d’écriture
  • L’arpentage sur la totalité du roman. Objectif : faire lire d’autres œuvres du même type.
  • L’arpentage sur la totalité d’un documentaire ou d’un essai, voire sur un corpus de textes. Objectif : s’informer sur un sujet, acquérir des connaissances.

Enfin, voici 4 conseils pour une séance d’arpentage réussie :

  • Il peut être préférable d’avoir participé soi-même à un arpentage avant de se lancer avec sa classe.
  • Bien choisir l’ouvrage en fonction de son public et de son objectif.
  • L’arpentage est un outil. Utilisé trop souvent, il devient artificiel et indigeste !
  • Le groupe idéal rassemble 5 à 15 personnes – plutôt une demi-classe, donc. Avec un groupe plus large, la phase de restitution est plus complexe à mener.
Par Valérie Jouhaud.

La culture informationnelle et les enjeux de l’éducation aux médias

Dans une société où l’information est omniprésente, que signifie le terme « culture informationnelle » ? pour les jeunes qui s’y confrontent en permanence, comment l’appréhender et quels sont les enjeux de l’éducation aux médias ? Marlène Loicq amorce des pistes de réflexion pour conclure le dossier sur les jeunes et l’info.

Marieke Mille : Que signifie la « culture informationnelle » ?

Marlène Loicq : Ce qui peut être perçu comme son pendant anglosaxon, l’« information literacy », prouve que le concept n’est pas nouveau, mais il émerge aujourd’hui car le contexte évolue. Largement, la culture informationnelle inclut l’ensemble des compétences attendues et nécessaires – comme identifier la pertinence des informations, les évaluer, les utiliser – dans une société de l’information. Le concept est employé distinctement mais de manière complémentaire : le monde des bibliothèques l’entend comme la maîtrise de l’information, le monde professionnel selon le principe que les usages de l’information servent une intelligence économique et enfin l’« aspect citoyen » car la survie des démocraties dépend en partie de la capacité des individus à prendre des décisions informées.

MM : Quel est l’intérêt d’une telle notion ?

ML : Elle permet de sortir du côté déterministe ressenti jusque-là. On se figure en effet souvent que les individus doivent « réagir » à cette société de l’information, alors qu’ils en sont les acteurs. La « culture de l’information » prend alors tout son sens parce que la notion de « culture » implique d’être acteur de son environnement. Parler de culture implique un aspect social au prisme duquel l’information se conçoit, se manipule et s’interprète, selon un ensemble de règles, de représentations et d’enjeux qu’il est nécessaire de comprendre. Le deuxième aspect, le plus important d’après moi, parce qu’il est structurant de la notion de culture, est la question du sens. Le sens recherché, produit et perçu, mobilise les utilisateurs. Les enjeux de la culture informationnelle sont de distinguer et de comprendre chacun de ces mécanismes.

Largement, la culture informationnelle inclut l’ensemble des compétences attendues et nécessaires – comme identifier la pertinence des informations, les évaluer, les utiliser – dans une société de l’information.

MM : Parle-t-on alors d’une culture informationnelle ou de cultures informationnelles ?

ML : Il existe un débat entre « cultures » et « culture » mais il renvoie à la complexité du concept même de Culture. Tout dépend encore une fois de la démarche. Le monde professionnel attend d’autres compétences que le monde pédagogique. Les approches bibliothécaire et citoyenne travaillent de plus en plus conjointement. La culture informationnelle se retrouverait ainsi davantage dans l’éducation aux médias (EAM) car elle permettrait de rapprocher l’information (comme actualité, données et même aujourd’hui, data) de la question du sens (déjà largement présente en EAM). Cela implique de conserver la dimension citoyenne historiquement liée à l’EAM, la maîtrise de l’information (EAI) portée par les bibliothécaires, dans ce qui, depuis 2007 est présenté comme l’Education aux médias et à l’information (EMI). Mais malheureusement, ça ne veut pas nécessairement dire qu’y sont systématiquement intégrés tous les aspects sociaux et culturels de la culture médiatique. Mais c’est tout un débat…

MM : L’émergence du terme est-elle corrélée au rapprochement du monde des bibliothèques et du monde citoyen ?

ML : C’est une très bonne question. Effectivement, il existe une possibilité que ce soit le cas, et ce n’est évidemment pas sans lien avec le numérique qui pousse ces mondes à davantage travailler ensemble. Internet propose des contenus très différents qui, auparavant, étaient distingués par supports. Cette convergence dans les pratiques se prolonge dans la collaboration entre les pédagogues et les éducateurs.

MM : Est-ce que les jeunes ont un rapport différent à la culture informationnelle par leur expertise réelle ou supposée ?

ML : Dans les discours sociaux (y compris ceux des professionnels), deux tendances assez extrêmes ont été véhiculées. La première, celle du tout naïf, prônée à l’apparition des médias et renforcée à la création de chaque nouveau média (on le voit bien avec internet, puis les réseaux sociaux) décrit les jeunes comme étant influençables et manipulables. Il faudrait alors les armer contre les médias. C’est faux, ils manipulent beaucoup de technologies, de supports et de contenus et ils ont quand même l’esprit critique. L’autre extrême est de penser que les jeunes sont experts, ce qui n’est pas forcément vrai non plus. Le maniement des outils n’induit pas forcément la capacité d’en comprendre les enjeux. Les adolescents peuvent produire des vidéos pour les poster en ligne, sans concevoir le fait de se mettre en scène, de créer un discours, de faire passer un message… Évidemment certains jeunes sont experts et d’autres naïfs, mais la grande majorité se situe entre deux, voire, fait cohabiter les deux.

Il faut décomplexifier un système médiatique qui se complexifie en évoluant, tout en tâchant de toujours rester au plus près des pratiques réelles des jeunes, sinon, cela perd tout son sens.

MM : Avez-vous des exemples ?

ML : Dans le cadre de l’enquête « Jeunes, numérique et télévision »1 Par Amandine Kervella, Elodie Kredens, Marlène Loicq et Florence Rio., nous avons interrogé 2600 jeunes âgés de 12 à 25 ans sur leurs pratiques numériques en lien avec la télévision. Nous sommes parties des discours des professionnels qui disent innover, capter le public jeune en allant sur leurs supports, en proposant de nouveaux formats, etc. Or il apparaît que dans la pratique, si les jeunes ont bien sûr un téléphone et regardent des contenus sur internet, ils ne sont pas majoritairement attirés par l’innovation de la télévision. Ils utilisent très peu les sites internet des chaînes ou la social tv, bien qu’ils aient un usage social de la télévision sur leurs propres réseaux par exemple2Voir Lecture Jeune n°153 « Cross-média transmédia », printemps 2015 (ndlr).. Les médias évoluent vite, de même que les pratiques, et il est important d’accompagner ces mutations par des réflexions qui elles aussi devraient évoluer… L’éducation aux média sera toujours en chantier. Il faut décomplexifier un système médiatique qui se complexifie en évoluant, tout en tâchant de toujours rester au plus près des pratiques réelles des jeunes, sinon, cela perd tout son sens.

MM : Dans son article, Anne Cordier mentionne que les jeunes souhaiteraient être accompagnés dans leurs recherches numériques, tout en pensant que les professionnels ne peuvent pas forcément leur apporter l’aide dont ils ont besoin.

ML : Depuis le début des années 2000, leur présumée expertise est tellement inscrite dans les discours sociaux, qu’elle s’imprime dans leurs déclarations sur leurs propres aptitudes. Anne Cordier évoque le fait que certains se revendiquent « geeks » et d’autres incompétents, pourtant, dans les faits ce n’est pas si manichéen. C’est intéressant de voir qu’ils ont intégré ces représentations extrêmes par rapport auxquelles ils cherchent à se situer. Certains maîtrisent le code sans être compétent dans la lecture critique d’un contenu de fiction ou, à l’inverse, ont des difficultés avec les outils informatiques, tout en sachant décrypter une image. La polarisation des compétences tend à créer ce discours sur soi. Les attentes d’un suivi sont évidentes, mais posent la question de la formation des personnels éducateurs, qui est essentielle. Nos cinq sens sont étendus par les médias, ne pas les maîtriser reviendrait à se couper de notre potentiel sensoriel. Nous avons la possibilité de vivre dans un monde très vaste et divers sans disposer forcément des clés pour en faire pleinement l’expérience. L’enjeu majeur de l’éducation aux médias commence à être intégré dans les discours politiques mais ils sont très en retard. La formation des médiateurs, qu’ils viennent du monde numérique, scolaire, de l’éducation populaire, des associations, doit leur donner la capacité d’accompagner les jeunes qui sont en contact permanent avec les médias et les utilisent dans tous les domaines.

Il ne faut pas seulement accompagner les jeunes pour leur apprendre à lire une image mais pour comprendre que le rapport à l’image est omniprésent dans la société et en souligner les enjeux.

MM : Les enjeux pour les jeunes seraient donc le développement de compétences à la fois spécifiques et transversales sur l’information dans les trois conceptions du terme qui sous-tendent la « culture informationnelle3Les bibliothèques, le monde professionnel et l’« aspect citoyen ». » et pas seulement sur la recherche documentaire ?

ML : Les compétences spécifiques de la littéracie médiatique, comme savoir décrypter une image, déconstruire une narration, comprendre les publics, comprendre le fonctionnement du multi supports, etc. sont identifiées par les professionnels et il existe des ressources pour les développer (largement issues des études sur les médias). Il est nécessaire de les envisager de manière transversale, parce que, quoi que l’on fasse, dans une pratique de loisirs, un cadre professionnel, social ou familial, nous sommes confrontés aux usages médiatiques. Les jeunes sont connectés mais aussi constamment en rapport avec le monde et notre rapport au monde est lui-même canalisé par l’utilisation des médias. Cette transversalité se retrouve partout dans notre quotidien. Il ne faut pas seulement accompagner les jeunes pour leur apprendre à lire une image mais pour comprendre que le rapport à l’image est omniprésent dans la société et en souligner les enjeux. Les compétences qu’on pourrait associer à l’éducation aux médias dépassent l’enjeu scolaire, elles sont une véritable façon de vivre.

Entretien avec Marlène Loicq, propos recueillis et mis en forme par Marieke Mille, article paru dans la revue Lecture Jeune n° 156 (hiver 2015)

Marlène Loicq

Marlène Loicq est docteur en Sciences de l’information et de la communication de l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, et Ph. D en Communication publique de l’Université de Laval, au Québec. Présidente du Centre d’études sur les jeunes et les médias, ses travaux portent sur les pratiques médiatiques des jeunes et les accompagnements, les politiques publiques de l’éducation aux médias à l’international. Elle est spécialiste de l’éducation aux médias et de l’interculturalité.

Bibliographie de Marlène Loicq

  • « Les pratiques audiovisuelles des jeunes et les enjeux de l’éducation aux médias », Décadrages, Cinéma, à travers champs, n°30, 2016.
  • « Les pratiques télévisuelles des jeunes à l’heure du numérique : entre mutations et permanences », Études de Communication, Dossier thématique n°44, 2015.
  • « Politiques d’éducation aux médias et à l’information en France », rapport co-écrit avec Frau Meigs Divina et Boutin, Perrine dans le cadre du projet Media and information literacy policies in Europe/COST, 2014.
  • Rebillard, Franck ; Loicq, Marlène ; (dir.), Pluralisme de l’information et media diversity : un état des lieux international, De Boeck, 2013.
  • « Les médias, l’Autre et Moi. L’éducation aux médias comme terrain d’analyse et de pratiques de la relation à l’altérité », Communication, vol. 30, n°2, 2012.

Références

  • 1
    Par Amandine Kervella, Elodie Kredens, Marlène Loicq et Florence Rio.
  • 2
    Voir Lecture Jeune n°153 « Cross-média transmédia », printemps 2015 (ndlr).
  • 3
    Les bibliothèques, le monde professionnel et l’« aspect citoyen ».